L’escalade d’engagement : quand vos idées fixes vous empêchent de bien manager

20 avr. 2023

5min

L’escalade d’engagement : quand vos idées fixes vous empêchent de bien manager
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Comment expliquer cette tendance qu’ont tant de gens à s’obstiner dans une voie perdante ? Notre experte Laetitia Vitaud revient sur le biais d’engagement qui, appliqué au monde professionnel, peut vous conduire à persévérer dans de mauvais choix au détriment de votre équipe, voire de votre entreprise.

L’escalade d’engagement c’est ce comportement par lequel on persiste à prendre des décisions dans la continuité d’une décision initiale, même quand cette dernière entraîne un échec. Les exemples de ce biais cognitif coûteux ne manquent pas, que ce soit dans le domaine militaire (la guerre du Vietnam), dans les infrastructures (l’aéroport de Berlin) ou dans les affaires (Kodak). On le retrouve aussi dans le monde des idées, quand on s’entête à défendre une théorie alors que les preuves de son inexactitude s’accumulent.

Objet de fascination des psychologues et des sociologues depuis au moins 1976 - quand Barry M. Staw, un chercheur américain en sciences du comportement, a publié un article de recherche sur le sujet -, le concept est devenu central pour expliquer l’échec des organisations. À commencer par celles qui se sont fourvoyées dans la poursuite d’un modèle d’affaires obsolète (comme vendre des appareils photo argentiques alors que le numérique prend de l’ampleur). Mais comment un tel comportement s’explique-t-il ? Quel contexte favorise son apparition ? Et surtout comment s’en prémunir en entreprise en tant que manager ou dirigeant ?

Les leçons des sectes de l’apocalypse

De manière générale, plus on a déjà dépensé dans quelque chose, plus il s’agit de montrer aux autres que l’on n’a pas fait ces dépenses pour rien et donc de continuer à « jeter de l’argent par les fenêtres ». C’est ce qu’on appelle le biais des coûts irrécupérables. Mais ce n’est pas tout, abandonner un projet ou une idée dans laquelle on a mis de soi peut mettre en péril sa construction identitaire. À ce titre, Annie Duke s’interroge, dans un ouvrage passionnant intitulé Quit, sur la raison pour laquelle les adeptes des sectes de l’apocalypse (celles qui prédisent la fin du monde à une date précise) continuent de faire partie de leur secte même après que leurs prédictions délirantes se sont avérées fausses. Son explication ? Les troubles provoqués par la dissonance cognitive. Ces derniers se produisent quand des croyances ou valeurs entrent en contradiction avec la réalité.

Pour réduire cette tension, les croyants peuvent, au choix, rationaliser l’échec de la prophétie ou bien se reprocher de ne pas être assez « purs » pour être sauvés. Cela peut paradoxalement les amener à renforcer leur engagement dans la secte, afin de maintenir une certaine cohérence dans leur vie. Plus les croyances sont radicales (voire délirantes), plus elles jouent un rôle important dans la construction identitaire. Le résultat, c’est qu’on peut plus facilement remettre en question une croyance « modérée » qu’une croyance excentrique. De peur de perdre leur réseau de soutien et leur identité même en quittant la secte, ils sont donc prêts à toutes les contorsions pour protéger cette part d’eux-même et leur appartenance au groupe.

Dans les années 1950, l’Américaine Dorothy Martin, à la tête d’une secte américaine appelée les Seekers, prétendait communiquer avec une espèce extraterrestre baptisée « les Gardiens ». Ces derniers auraient averti cette dernière d’un déluge imminent afin qu’elle sauve l’humanité. La secte a alors rendu cette prophétie publique, et lorsque la date du déluge fut passée sans le moindre incident, ses membres ont éprouvé un état d’incrédulité. Mais malgré la preuve évidente que tout leur système de croyances était basé sur un mensonge, ils ont choisi de l’interpréter comme le signe de la force de leur croyance : c’est parce qu’ils étaient dévoués à leur cause que les extraterrestres avaient finalement choisi d’épargner l’espèce humaine ! Aucune preuve ne suffit quand on veut croire ce qu’on veut croire…

Religion et entreprise, même délire

On aurait tort de se croire plus malin et de balayer d’un revers de la main les dérives sectaires. Il en va du business comme de la religion : on engage son identité dans la voie que l’on choisit. Dans les affaires, un choix implique du travail, des investissements et des sacrifices. Et plus il implique d’efforts, plus il vous engagera. Ce que vous avez construit de vos propres mains vous semble valoir davantage que ce que d’autres ont fait (on comprend aisément pourquoi cette tendance est appelée « effet IKEA »). Et cela engendre de nombreux biais. Il est d’autant plus courant dans les entreprises qui ont une culture de suivi strict des performances par rapport aux objectifs budgétés, qui peut entraîner une détérioration progressive de la qualité des décisions.

Parfois, votre entreprise, c’est vous. Admettre que vous avez eu tort ou reconnaître que votre boss a tort peut constituer une atteinte à votre identité. Vos prédictions économiques semblent délirantes aux yeux du grand public ? Qu’importe ! Vous vous voyez comme un visionnaire qui a raison contre le reste du monde. Votre produit ou projet ne remporte pas l’adhésion ? C’est parce que vous n’avez pas assez fait de pédagogie… Certes, les entreprises ne sont pas (toujours) des sectes. Elles ne misent pas (du moins pas souvent) sur la fin du monde. Mais les processus psychologiques qui amènent les gens à doubler leur mise et courir à leur perte sont similaires.

Lorsqu’un individu s’identifie fortement à un groupe ou une organisation, il peut devenir plus enclin à persister dans une action ou une décision, même si elle est mauvaise, simplement parce qu’il est investi dans l’identité et la réussite du groupe. Tout cela peut s’expliquer par la théorie de l’identité sociale. Développée par Henri Tajfel dans les années 1970, elle suggère que les individus définissent leur identité en partie en fonction des groupes auxquels ils appartiennent. Les individus ont une tendance naturelle à se comparer aux autres membres du groupe, afin de déterminer leur position et leur valeur au sein de celui-ci. Leur identification au groupe peut renforcer leur engagement et leur persistance dans une action erronée.

Comment éviter l’escalade ?

  1. Pour éviter l’escalade d’engagement, il est important de :
    Bien s’entourer : personne ne devrait prendre seul·e les décisions les plus stratégiques. Il est important de s’entourer de personnes aux profils variés et d’éviter les Yes Men, ces individus toujours d’accord avec le chef, recrutés pour caresser les tyrans dans le sens du poil. C’est quand tout va bien dans l’entreprise qu’il faudrait prendre l’habitude de valoriser les avis contradictoires. En effet, quand tout va mal, c’est trop tard… On peut aussi solliciter régulièrement les conseils de personnes expérimentées extérieures à l’organisation (mentors, par exemple) qui ont un regard objectif et éclairé sur la situation.

  2. Ne pas tout donner à son travail : celles et ceux qui donnent toute leur vie à leur travail n’ont pas d’autres sources d’identité et sont plus susceptibles d’être victimes du biais d’engagement. Des personnes qui ont des hobbys, une vie de famille, des amis, une activité bénévole, une pratique sportive, religieuse ou militante disposent de plusieurs éléments pour construire leur identité. Pour cela, il faut avoir le temps de faire autre chose que travailler. Cela permet de ne pas forcément engager toute son identité dans une décision qui touche au travail.

  3. Multiplier les indicateurs de collecte des données : tout le monde est d’accord pour dire qu’il faudrait baser ses décisions sur des données objectives. Mais souvent, on manipule les chiffres et les indicateurs pour leur faire dire ce qu’on a envie de leur faire dire. Un indicateur unique est facilement instrumentalisable. Il est donc important pour mieux évaluer les risques et avantages potentiels d’une décision (ou d’un investissement supplémentaire) de rassembler des données de points de vue divers (des salariés, des consommateurs, des associations, etc. de différents milieux).

Quand il s’agit de votre « bébé », prendre du recul n’a rien d’évident. On a beau prétendre vouloir évaluer objectivement ses résultats et ses performances, on se laisse néanmoins emporter par l’émotion et l’orgueil. L’escalade d’engagement est une tendance naturelle quand on donne du sien au travail. Elle devient dangereuse quand la prise de décision est concentrée dans les mains d’une ou plusieurs personnes de pouvoir. Transformer la gouvernance d’une organisation pour mieux partager ce pouvoir, c’est une assurance plus grande de protéger l’organisation de l’engagement excessif de quelques-uns.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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