« Les entreprises sont des laboratoires de la surveillance »

13 oct. 2020

6min

« Les entreprises sont des laboratoires de la surveillance »
auteur.e
Matthieu Amaré

Coordinateur éditorial de Welcome to the Jungle France.

contributeur.e

Avec la généralisation du télétravail, les entreprises sont de plus en plus suspectées de surveiller leurs salariés. Mais au-delà de son image orwellienne, comment la surveillance s’exerce-t-elle au travail ? Is Big Brother watching you ?

Depuis l’utilisation généralisée du télétravail, pas un jour ne se passe sans qu’une entreprise ne soit suspectée de surveiller ses salariés. Dans son livre sur les nouveaux territoires de la surveillance intitulé À la trace, le journaliste spécialiste des questions numériques Olivier Tesquet a également enquêté sur les ressorts de cette traque au travail. D’où vient-elle ? Comment s’exerce-t-elle ? Et en quoi les entreprises ainsi que leurs décideurs/décideuses peuvent-ils/elles (aussi) en être victimes ? Réponses cliniques.

Dès le début de ton livre, tu associes surveillance et travail sur de longues pages. En quoi les entreprises participent à ce que tu appelles aussi « la société de contrôle » ?

Olivier Tesquet : Depuis quelques années, nous assistons à une privatisation de la surveillance. D’une part, parce que des grandes plateformes comme Facebook, Google et consorts participent à cette surveillance de manière routinière en compilant et en commercialisant nos données personnelles. D’autre part, parce que les entreprises sont devenues des laboratoires de cette surveillance. Le lieu de travail, comme l’école ou la ville, est l’endroit où des dispositifs de contrôle sont testés et expérimentés.

Quelles formes peuvent prendre ces dispositifs ?

Elles sont multiples et connaissent une accélération sans précédent. Au début du livre, je parle d’une start-up fondée par des anciens du MIT (Massachusetts Institute of Technology, ndlr), Humanyze, qui a conçu un badge permettant de localiser ses employés, analyser leur posture et enregistrer le son de leur voix. Cette technologie bluethooth indique à un patron si la pause café a une répercussion sur la qualité de travail ou si un collaborateur est stressé à l‘écoute de la modulation de sa voix. Aujourd’hui, 10 000 salariés à travers le monde porteraient ce badge, de la NASA à Bank Of America.

Comment ont-elles été rendues possibles ?

La surveillance sur le lieu de travail est liée à l’émergence, dans les années 70, d’un mode de management qui vise beaucoup à l’analyse de la performance. Lorsque l’on rentre dans une vision très quantifiée du travail, on a assez naturellement tendance à vouloir disposer du plus grand nombre d’indicateurs possible pour à la fois piloter son entreprise et la productivité de ses salariés. Dans la Silicon Valley notamment, cette économie dite cognitive n’a cessé de progresser sur une promesse : fluidifier la circulation de l’information entre les personnes ainsi que la communication au sein de l’entreprise. Or, on s’aperçoit qu’il se passe exactement l’inverse. Aujourd’hui, un salarié qui entend parler d’une solution comme celle de Humanyze se sentira épié en permanence.

« Nous savons bien que ce sont dans les périodes où la norme évolue que le droit du travail est menacé. »

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Pourtant, on a plutôt l’impression qu’elles prospèrent…

Les start-ups américaines qui utilisent ces solutions ont maquillé la productivité en bien-être au travail. C’est une tendance lourde qui a conduit à la banalisation de la surveillance et au contrôle social dans l’entreprise. Le phénomène suit la même logique que toutes ces applications qui nous permettent de calculer le nombre de pas que l’on fait dans une journée ou le nombre de calories que l’on ingère dans un repas. De la même façon, le nombre d’heures que l’on passe au travail et la manière dont on les passe feraient de nous des individus utiles à la société. Des individus nécessairement heureux. L’ensemble de ces dispositifs sont fortement imprégnés de cette idéologie, ils construisent même un nouveau savoir-vivre au travail.

Le télétravail généralisé a-t-il accéléré cette tendance ?

C’est très clair. On assiste à une utilisation accrue de dispositifs qu’on pensait jusqu’ici réservés aux services de renseignement pour lutter contre le terrorisme, les keyloggers (enregistreurs de frappe, ndlr) par exemple, qui enregistrent chaque frappe sur un clavier. Je pense aussi aux applications qui permettent de mesurer la productivité et l’assiduité des salarié.es. On généralise l’achat en urgence de logiciels espion qui font des captures d’écrans à intervalles réguliers ou filment les salariés pendant qu’ils accomplissent leurs tâches. À la faveur de la pandémie, certaines sociétés qui commercialisent ces outils, comme Prodoscore ou Hubstaff, ont vu leurs ventes augmenter de 200 à 600%. Tout ceci intervient dans une situation amenée à durer, mais surtout dans un moment charnière où les règles sont à inventer. Or, nous savons bien que ce sont dans les périodes où la norme évolue que le droit du travail est menacé. Aujourd’hui, la surveillance me semble être un danger encore plus présent qu’il y a six mois. À partir du moment où le télétravail s’est généralisé, les travailleur.e.s utilisent davantage d’outils numériques. On peut donc obtenir un horodatage quasi-permanent de tous leurs faits et gestes. En bref, la surveillance devient plus simple.

Les entreprises doivent-elles s’attendre à une réaction de leurs salarié.e.s ?

Dans les grandes entreprises américaines, on constate depuis peu un certain nombre de protestations internes. C’est le cas chez Google contre un projet - le projet Maven - qui aurait aidé le Pentagone à entraîner l’intelligence de ses drones chasseurs-tueurs. En 2018, plus de 300 employé.es, dont plusieurs dizaines d’ingénieur.e.s, ont écrit une lettre directement adressée à leur patron, Sundar Pichai. La même année, une centaine de salarié.es d’Amazon ont réclamé à Jeff Bezos l’abandon de Rekognition, le logiciel de reconnaissance maison, avec le slogan « We Won’t Build It » (« Nous ne fabriquerons pas ça »). Ces interpellations ne sont pas anodines, d’autant plus que l’opinion publique redevient technocritique. Quand on regarde les débats autour de la 5G, on constate une demande de plus en plus forte de délibération sur ce genre de sujets. Et il n’est pas à exclure que dans les années qui viennent, on parvienne à élaborer une organisation collective pour questionner la généralisation ou la démocratisation des dispositifs de surveillance, au sein des entreprises et ailleurs.

En quoi les entreprises peuvent-elles être victimes de la surveillance qu’elles organisent ?

Si demain vous achetez une solution qui permet de surveiller l’activité de vos salarié.es, il faut savoir que vous pouvez transmettre les données que vous collectez à une entreprise concurrente. Vos secrets ou vos informations confidentielles peuvent être mis en péril par l’utilisation de tout un tas de logiciels souvent peu coûteux mais aussi très poreux. On a beaucoup parlé de Zoom par exemple pendant le confinement. Des révélations publiées par la presse américaine ont montré que l’outil partageait des informations personnelles des utilisateurs.ices à Facebook sans les en informer.

Comment les entreprises peuvent-elles agir contre la fuite de ces données précieuses ?

D’abord en luttant contre un fantasme : celui selon lequel nous serions en situation de maîtrise quand on utilise des outils numériques. On est imprégné.e de l’idée que l’on sait ce qu’on fait, où l’on va, des informations que l’on laisse. Or, on se rend bien compte qu’un grand nombre d’informations nous échappent et qu’elles sont ensuite encapsulées dans des boîtes noires auxquelles nous n’aurons jamais accès. Il faut sortir de ce mythe de la maîtrise quand on se sert d’outils technologiques. Cela peut paraître paradoxal, mais je dirais même qu’il faut reconnaître son impuissance pour reprendre le pouvoir. Les entreprises doivent assumer le fait qu’elles ne peuvent pas avoir accès à tout, qu’elles ne peuvent pas tout voir. Je ressors souvent la phrase de Jacques Ellul (historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire français, ndlr) : « Celui qui veut s’opposer à la technique est réellement seul ». C’était déjà vrai dans les années 50, ça l’est encore plus en 2020.

« Les entreprises doivent assumer le fait qu’elles ne peuvent pas avoir accès à tout, qu’elles ne peuvent pas tout voir. »

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Concrètement, que faire ?

Il y a d’abord la nécessité d’une information très claire entre les entreprises et leurs salarié.es. Si ces outils sont amenés à se généraliser, se poser la question de leur encadrement, de leur régulation, devient crucial. Il y a un vrai débat à avoir autour de la proportionnalité des dispositifs, de leur transparence, du respect des salarié.es et du droit du travail. Il va falloir y répondre parce que dans les domaines les plus ébranlés par la pandémie, l’organisation du travail figure en tête de la liste.

Que s’impose-t-il aujourd’hui aux entreprises sur le sujet ?

Premièrement, la nécessité de recueillir le consentement des salarié.e.s. Demain, une entreprise ne pourra plus débarquer en disant : « Désormais, on va vous pucer, il n’y a plus de badge pour rentrer dans le bâtiment. Et puis, cela vous facilitera la vie et nous on dormira tranquille ». Il y a un dialogue social à avoir au sein des entreprises sur cette question fondamentale. C’est pour cela qu’il existe des syndicats ou des représentants du personnel. Toute action doit être le résultat d’une délibération.

Quel sera le futur grand enjeu pour les entreprises et leurs décideur.e.s en matière de surveillance ?

Ce qui me frappe dans le déploiement de la surveillance sur le lieu de travail, c’est que le poisson pourrit toujours par la tête. Autrement dit, les dispositifs de tracking sont d’abord testés, déployés, expérimentés sur des salarié.es qui sont plutôt des gagnante.s de la technologie : des CSP+ dans des pays industrialisés. Où a-t-on testé le puçage des salariés comme s’il s’agissait d’animaux ? Dans les pays nordiques. Ces individus ont assez peu à craindre des biais algorithmiques. En revanche, d’autres catégories de populations peuvent en pâtir car elles n’ont pas nécessairement les moyens de s’organiser collectivement et individuellement. Des personnes qui travaillent dans des entrepôts en Seine Saint-Denis, le.la livreur.se Deliveroo, le.la salarié.e d’Amazon… Il faut absolument réconcilier ces deux interrogations parce que quand on affaiblit le droit du travail, on l’affaiblit pour tout le monde. C’est précisément parce que les dispositifs que les entreprises testent peuvent avoir des répercussions sur l’espace public, qu’elles ont un devoir de responsabilité, et qu’il est important de poser des conditions maintenant, là, tout de suite !


Photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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