Le cheveu comme motif de discrimination au travail ? Une loi veut y remédier
18 avr. 2024
5min
Notre chevelure peut-elle influencer notre carrière ? C’est en tout cas pour lutter contre la “discrimination capillaire” que l’Assemblée nationale a adopté une loi fin mars pour l’inclure dans le code pénal et le code du travail. Le Sénat doit prochainement l’examiner. On a tenté de comprendre à quel point et ce que cette loi changerait.
« J’ai vécu le cas en entretien : “faudra faire quelque chose pour vos cheveux”. J’ai refusé le post. » « Jeune étudiante infirmière, rajout de tresses, on m’a demandé si c’était propre … », « On m’a dit si je vais à un entretien qu’il fallait me lisser les cheveux », « Pendant de nombreuses années je les ai lissés parce que ça faisait plus “professionnel” ». La liste de témoignages est encore longue sur le compte Instagram de Kenza Bel kenadil, influenceuse et militante contre la discrimination capillaire aux près de 260 000 abonnés. Celle qui revendique : « Mon apparence ne justifie pas mes compétences » fait partie des personnalités ayant portées la proposition de loi du député Olivier Serva, du groupe LIOT (indépendant), à l’Assemblée en mars dernier. La proposition de loi dans sa version initiale entendait faire reconnaître la discrimination « liée à la coupe, la couleur, la longueur ou la texture des cheveux ». La version finale adoptée, et prochainement examinée au Sénat, se limite à la précision de discrimination, « notamment capillaire ».
En France, l’apparence physique, dont la coiffure figure parmi les critères les plus fréquents de discrimination au travail depuis 20 ans, selon le Défenseur des droits en 2019. S’il existe très peu d’études précises sur celles liées aux cheveux, plusieurs éléments tirés d’enquêtes sur le recrutement ou l’emploi permettent d’affirmer qu’elles existent, selon Jean‑François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations à la Sorbonne, et auteur de plusieurs ouvrages sur l’importance de l’apparence physique notamment au travail.
Ainsi, le cheveux quand il a une certaine couleur, une certaine texture, une certaine coiffure, peut empêcher l’embauche, la promotion, ou mener au licenciement d’une femme ou d’un homme. « Lors de recrutement, les hommes aux cheveux très longs ou bouclés ou avec des coupes considérées comme décalées comme les dreadlocks par exemple peuvent être mal perçus », explique Jean‑François Amadieu. La couleur joue aussi un rôle. « Le blond génère des salaires plus importants, dans des emplois peu qualifiés ou intermédiaires. Mais pour des postes plus qualifiés, on observe de mauvais effets », précise-t-il. D’ailleurs, selon une étude en Grande‑Bretagne de 2009 mentionnée dans l’exposé des motifs de la loi, une femme blonde sur trois se colore les cheveux en brun pour augmenter ses chances professionnelles et avoir l’air plus intelligente. Enfin, la texture a une influence : « Les cheveux non lisses déclenchent souvent des a priori négatifs chez les employeurs », note l’expert. « Les femmes en particulier sont perçues comme moins compétentes car cela renvoie à un côté un peu foufou, moins appliqué, moins sérieux. Pour une femme noire, c’est la double peine, car en plus du côté moins sérieux, ça renforce l’impression de ceux qui vous voit comme noire, donc c’est discriminant. »
Les personnes noires, particulièrement touchées par la discrimination capillaire
Si la discrimination capillaire peut concerner beaucoup de monde, la proposition de loi a été principalement portée par la communauté noire à l’Assemblée. En effet, ces discriminations les visent particulièrement. « C’est un problème de représentation. Dans l’imaginaire, le cheveu afro est un cheveu mal coiffé, pas valable, pas crédible », expose Ghana Elin, créatrice des Ateliers crépus, qui propose des soins et formations pour coiffer les cheveux crépus au naturel. « Chaque semaine nos modèles pour nos formations témoignent : “Mon employeur m’a dit que mes cheveux étaient trop gonflés, que ce n’était pas professionnel, qu’il fallait faire quelque chose”. Certaines fondent en larmes », détaille l’entrepreneuse.
Racky KA-SY, Docteure en psychologie sociale et experte des discriminations, connaît bien le sujet. Elle se souvient d’une de ses patientes, hôtesse de l’air. « Son entreprise avait spécifiquement précisé que les nattes, locks ou chevelures afros n’étaient pas acceptables. »
Résultat, de nombreuses femmes aux cheveux frisés ou crépus vont avoir tendance à renier leur coupe naturelle. « Avant un entretien, les femmes noires vont se lisser ou porter une perruque car elles veulent le boulot, sans ça elles savent que ça ne passera pas », note Ghana Elin. D’ailleurs aux États-Unis, deux tiers des femmes noires changent de coiffure avant un entretien d’embauche, majoritairement pour des cheveux lissés, selon une étude de Dove et LinkedIn de 2023. Aussi, les cheveux des femmes noires ont deux fois et demi plus de chance d’être perçus comme non professionnels.
« C’est la nature même de la personne qui est visée »
L’enjeu de cette discrimination, c’est qu’elle touche l’essence même de la personne, insiste Racky KA-SY. « C’est assez violent quand on dit à quelqu’un que ses cheveux ne sont pas professionnels ou propres, car on lui demande de changer sa nature profonde », explique-t-elle. « La plupart des gens veulent juste être acceptés tels qu’ils sont, que la nature de leurs cheveux ou de leur peau ne soit pas un problème en soi. »
Lorsque la discrimination s’inscrit dans un contexte global au travail et qu’elle touche la personne dans son ensemble, elle peut avoir des effets sur la santé mentale et physique, précise la psychologue. « Quand on sent qu’on n’est pas la bienvenue, qu’on est le sujet de moqueries, de harcèlement, cela peut mener à du stress, de l’anxiété, à un sentiment d’isolement et à perte de confiance en soi », abonde-t-elle.
Une loi utile ou qui favorise les divisions ?
En France, la discrimination est un délit depuis 2001, et il est interdit de discriminer en raison de l’apparence physique notamment au moment du recrutement. Cela-dit, l’employeur peut imposer des conditions liées à l’apparence physique, comme une certaine tenue ou une certaine coiffure, si elles sont justifiées et nécessaires pour l’emploi.
Dès lors, pourquoi ajouter la précision “capillaire” ? Pour Jean-François Amadieu, « ce genre de loi devrait inciter les juges à être vigilants sur ce type spécifique de discrimination, et moins tolérants sur ces critères d’exception parfois fixés par les employeurs. » Mais elle répond aussi à une demande sociale. « Celle de la communauté noire, qui pour une partie d’entre elle souhaite, rappeler que vous avez en tant que salarié un droit à pouvoir être vous-même, et qu’il s’agit d’une question de respect des identités de chacun », précise le sociologue.
« L’autre vertu, c’est aussi de faire prendre la question au sérieux, car l’apparence physique et la discrimination capillaire sont souvent des sujets auxquels on attache peu d’importance, sur lesquels on se permet - à tord - d’ironiser » argumente Jean-François Amadieu. En effet, selon le défenseur des droits dans une décision de 2019, « l’apparence physique dans le cadre professionnel est souvent perçue comme un sujet secondaire. Pire, le sujet est négligé car dans les esprits des recruteurs et des candidats à l’emploi, la prise en compte de l’apparence est intégrée comme allant de soi, et relève d’une norme socialement acceptée. Il est communément admis et toléré que ce qu’on donne à voir à autrui a une influence sur le recruteur. »
Pourtant, à l’inverse, des experts du droit estiment que cette loi n’a pas d’utilité juridique, puisque le droit inclut déjà cette discrimination dans l’apparence physique. Et certains considèrent même qu’une telle loi pourrait être contre-productive et avoir des conséquences néfastes sur la société française. « Ces lois ont tendance à favoriser la division du pays en incitant chacun à voir ce qui le distingue - plutôt que ce qui le rapproche -, de son prochain en essentialisant sa race, son sexe, ou son orientation sexuelle », écrit l’avocat Thibault Mercier dans une tribune du Figaro.
Des arguments que n’entend pas Ghana Elin. Elle s’appuie sur les termes exacts de la proposition de loi : « Justement, le député Olivier Serva n’a pas du tout axé sa proposition sur la race, mais bien sur des éléments très objectifs de discrimination physique », insiste-t-elle. « Cela permet de faire exister des personnes complètement niées dans leurs caractéristiques physiques, de leur permettre une égalité des chances pour accéder à un emploi, il n’y a pas plus rassembleur que ça. »
Article écrit par Olivia Sorrel-Dejerine et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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