Faux transfuges de classe : quand l'origine sociale devient un enjeu de storytelling
27 févr. 2023
7min
Journaliste @Welcome to the jungle
Vrai ou faux transfuge de classe ? Telle est la question qui semble s’imposer actuellement dans le débat public et… en entreprise. Éclairage du journaliste (et vrai transclasse) Adrien Naselli, auteur de Et tes parents, ils font quoi ? (Éd JC Lattès, 2021).
S’élever socialement via des études prestigieuses et une brillante carrière, tel est le destin des transfuges de classe. Leurs parents étaient ouvriers, agriculteurs, chauffeurs de bus, eux sont universitaires, politiques, magistrats… À l’instar de la plus illustre, Annie Ernaux, célèbre écrivaine couronnée du prix Nobel de littérature en 2022. Des trajectoires hors du commun qui fascinent, et donnent envie à d’autres de se revendiquer du même acabit. Au point qu’à la machine à café ou sur LinkedIn, on n’hésite plus à se revendiquer soit même transclasse, quitte à tirer le fil d’une origine sociale pas si modeste. « Beaucoup de faux transfuges de classe se sont invités dans mon enquête », témoigne Adrien Naselli en introduction de son essai Et tes parents, ils font quoi ? (Éd JC Lattès, 2021). Il décrypte pour nous les ressorts de cette nouvelle tendance à s’inventer des origines modestes pour mieux valoriser sa réussite sociale.
Comment faire le tri entre “faux” et “vrais” transfuges de classe ?
On ne peut pas présenter les choses binairement entre “faux” et “vrais” transfuges de classe, car plusieurs définitions et perceptions de cette question sont possibles. Pour ma part, quand il m’a fallu déterminer un critère objectif pour sélectionner les personnes à interviewer pour mener mon enquête, j’ai choisi des personnes dont les parents n’avaient pas de diplômes - du moins pas plus que le bac - et dont les enfants, eux, avaient fait des études supérieures. C’est un critère déterminant car certaines personnes changent de classe sociale via une ascension entrepreneuriale fulgurante ou par le hasard de la vie (comme en gagnant au loto par exemple), mais cette richesse pécuniaire ne fait pas d’eux des gens éduqués, diplômés… Il n’y a pas cette dimension de perte d’identité sociale ou de remise en question de son éducation, comme c’est le cas pour les transfuges de classe.
On vit une période où venir de l’élite et avoir des parents connus, n’est plus forcément une bonne nouvelle pour son storytelling.
Au-delà du milieu social, vous expliquez que l’héritage culturel est déterminant dans une trajectoire. Un élément souvent omis par les “faux” profils, qui vont se revendiquer d’un milieu précaire sans mentionner le bagage intellectuel transmis par les parents, comme pour les enfants d’enseignants par exemple ?
C’est plus facile pour des enfants de profs de faire des grandes études, même plus prestigieuses que celles de leurs parents, car ce sont des profils qui réussissent bien à l’école. Logique, vu qu’ils côtoient les professionnels du système scolaire au quotidien et que ces derniers leur transmettent leur savoir. Mais en même temps, ce ne sont pas des gens d’un grand capital économique. Après, tout est relatif : on a toujours l’impression qu’il y a plus riche que soi. Si quelqu’un grandit dans un environnement avec des profs de collège ou de lycée, il va se sentir plus pauvre que les enfants qui ont des parents profs à l’université. On se compare toujours avec ce qu’on connaît, et on a très vite fait d’oublier qu’on est déjà dans un milieu plutôt favorisé.
Ce serait donc un problème de représentation : on aurait du mal à se situer dans l’échelle sociale ?
Chacun a sa propre perception de sa situation. Si on reprend l’exemple du métier de professeur, cela peut être très valorisé dans le milieu ouvrier. Ce sera perçu comme un travail prestigieux, intellectuel qui n’abîme pas le corps. D’ailleurs le rêve de mes parents était que je sois professeur au collège (son père est chauffeur de bus, sa mère secrétaire, Adrien Naselli est diplômé de l’École normale supérieure, ndlr). Pour eux c’est le summum de la réussite, la possibilité d’incarner une figure respectable. Un métier concret qu’ils peuvent se représenter, vu qu’ils ont été à l’école jusqu’à 16 ans.
Au contraire, dans une partie de la frange intellectuelle française, on verra le métier d’enseignant comme un choix par défaut. Une solution de secours car on a échoué à un cursus plus sélectif, ou qu’on n’a pas validé sa thèse par exemple. Comme un aveu d’échec, “on se retrouve prof de lycée”. Il faut donc toujours bien veiller à se resituer par rapport à son milieu, ce que beaucoup de gens peinent à faire. Souvent, les personnes issues de la classe moyenne ne sont pas de mauvaise foi mais elles ne se rendent pas toujours compte du confort dont elles ont bénéficié.
En dissimulant les privilèges dont on bénéficie, on éveille le soupçon sur son mérite. Alors qu’au contraire, si on reconnaît et qu’on expose ses liens familiaux, on apaise les tensions.
Au fond, il y a une volonté de convaincre qu’on mérite sa place. On le voit aussi avec le phénomène des #NepoBabies, ces enfants de stars pointés du doigt sur les réseaux sociaux qui justifient leur réussite par leur talent en omettant les privilèges dont ils ont bénéficié…
On vit une période où venir de l’élite et avoir des parents connus, n’est plus forcément une bonne nouvelle pour son storytelling. L’écart est tellement important entre les classes sociales, il y a tellement de difficultés pour le commun des mortels à réaliser ses rêves, que c’est difficile d’accepter la reproduction sociale de l’élite, d’autant plus si elle n’est pas assumée voire dissimulée. C’est ce qui a déclenché les foudres contre Lily-Rose Depp, actrice et égérie Chanel, et fille de Johnny Depp et de Vanessa Paradis. Dans une interview, elle a exprimé sa colère contre ceux qui l’accusent de népotisme. Une stratégie qui ne passe pas du tout auprès de la génération Z, très sensible à la question des privilèges, notamment de classe sociale.
Derrière ce hashtag #NepoBabies, les internautes traquent les filiations prestigieuses de ces enfants stars pour les exposer, ce qui crée l’émoi des fans. Pourquoi est-on si déçu de découvrir leurs origines sociales ?
Le problème c’est d’avoir le sentiment d’avoir été berné. On aimerait croire que les individus se font tout seuls. Mais c’est faux : l’environnement familial a un impact énorme sur une carrière. En dissimulant les privilèges dont on bénéficie, on éveille le soupçon sur son mérite. Alors qu’au contraire, si on reconnaît et qu’on expose ses liens familiaux, - quel que soit le milieu ou le domaine d’activités - , on apaise les tensions. Et puis, ce n’est pas parce qu’on a des parents universitaires, qu’on ne va pas galérer à faire sa thèse ! On va devoir énormément travailler, on l’aura bien mérité. Mais mieux vaut éviter de dire qu’on vient d’un milieu précaire ou de s’inventer des difficultés si ce n’est pas le cas. Si dans son enfance, on n’a pas manqué de biens matériels, et qu’on a eu accès à la culture, il vaut mieux éviter de dire qu’on a galéré. De nos jours, il faut être sûr de ce qu’on avance : quand ça sonne faux, ça se voit assez rapidement et ça peut nous retomber dessus. Mon conseil c’est plutôt d’expliquer les conditions dont on a bénéficié et montrer ce qu’on en a retiré.
Exception qui confirme la règle, les enfants issus des grandes familles d’industriels (Bolloré, Lagardère, Mulliez…), suscitent énormément d’intérêt et ne cherchent pas à cacher leur filiation, bien au contraire…
Les grandes dynasties familiales françaises, comme celles racontées dans l’enquête Successions de Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider (éd. Albin Michel, 2022), nous fascinent. Dans ce microcosme là, c’est très valorisé d’être “le fils ou la fille de”. Il n’y a aucun problème avec ça, au contraire, l’enjeu de l’héritage de l’entreprise est énorme. De toute façon, ils ne peuvent pas le cacher. Ces grandes familles, qui se comptent sur les doigts de la main, et qui tiennent les rênes du CAC 40, assument d’ailleurs leur transmission à 100%. Ce qui témoigne bien que la donnée sociale de l’héritage d’un capital social, existe encore bel et bien, et qu’elle est même très importante. C’est de toute façon présent dans notre rapport au travail au quotidien, comme par exemple quand “les fils de” prennent d’assaut les stages dans les entreprises de renom, quand bien même il y aurait d’autres profils tout aussi, voire plus, compétents pour le poste.
En introduction de votre essai vous nous interpellez « Connaissez-vous les origines sociales de vos voisin·e·s de bureau ? » Pourquoi n’osons-nous pas nous intéresser au métier des parents de nos collègues que l’on côtoie tous les jours ?
C’est toujours délicat de poser des questions sur les parents. Ils peuvent être décédés, malades, cela peut remuer des histoires familiales dramatiques… Le sujet est sensible, et ça, peu importe le milieu social. Il y a donc une forme de pudeur, de gêne, qui pousse à éviter de parler de la famille. Et puis, pour certains, en entreprise il faut afficher son professionnalisme à toute épreuve, et parler de ce sujet personnel peut faire peur, comme si on sortait trop du cadre. Enfin, il y a globalement un manque d’honnêteté sociale.
Pourtant savoir d’où viennent les gens à qui on parle, avec qui on bosse au quotidien ou avec qui on s’associe pour monter une affaire est primordial. Nos origines, ce sont nos racines, notre éducation. Une éducation qui nous poursuivra toute notre vie, qu’on ait fait le choix de la perpétuer ou de s’en distancer, elle restera toujours en nous.
Dans ce contexte, vous appelez tout un chacun à faire son « coming out social »…
Oui je trouve le sujet fondamental. Il faudrait que pour tous les postes prestigieux, à responsabilités, ou qui ont de l’influence, - y compris journaliste - , on affiche de façon transparente, un peu comme en politique, les liens et les intérêts des personnes qui convoitent ces positions. Cela ne signifie pas que ces éléments devront déterminer si on peut avoir le poste ou non, mais ce serait une politique en faveur de la diversité en entreprise.
Et puis dire d’où on vient honnêtement permet de favoriser l’échange. J’ai par exemple récemment été invité à donner une conférence à propos de mon enquête sur les transfuges de classe et leurs parents au sein de l’entreprise Moët Hennessy (holding d’une branche du prestigieux Groupe LVMH, ndlr). Et plusieurs salariés sont venus me confier que cet événement avait été l’occasion pour eux de se questionner les uns les autres sur ce que leurs parents faisaient dans la vie. Un sujet qu’ils n’avaient jamais abordé jusque-là, quand bien même cela faisait plusieurs années qu’ils travaillaient ensemble. Des discussions qui ont permis de révéler leurs points communs, de créer des ponts, des liens… et de lancer des débats sur leur parcours. Alors oui, j’encourage tout le monde à raconter d’où il vient, quitte à, contrairement à Lily-Rose Depp, assumer ses privilèges et expliquer comment on les a dépassés.
Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps
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