Féminisme washing : le sale coup de pub des entreprises
08 mars 2022 - mis à jour le 01 mars 2022
9min
Journaliste, conférencière et autrice spécialiste de la vie professionnelle des femmes
Être une entreprise qui ne traite pas bien les femmes, c’est mal mais banal. Mais être cette entreprise tout en se revendiquant d’un engagement en faveur de l’égalité et de la promotion des femmes, c’est à la fois fort de café ET de plus en plus banal… C’est ce concept de féminisme de façade très corporate qu’a exploré et documenté la journaliste Léa Lejeune dans son livre au titre évocateur : Féminisme washing (éd.Seuil).
Journaliste à Challenges et présidente de l’association Prenons la Une pour une meilleure représentation des femmes dans les médias, Léa Lejeune a mis sa clairvoyance féministe au service de l’économie et du marché. Une démarche encore rare. Si on sait décoder la vie privée à l’aune du féminisme (l’intime étant politique), la grille de lecture a encore du mal à s’appliquer au marché du travail tant « entreprise » et « féminisme » sont des gros mots l’un pour l’autre.
Qu’est-ce que le féminisme washing exactement ? Le fait de se réclamer du féminisme, d’afficher un soutien à la cause et aux droits des femmes, « sans égard pour la concrétisation de ce soutien », lit-on. Une façon pour les marques de « redorer leur image sur le dos d’une des valeurs pivots de la société contemporaine », à l’aide d’un ensemble de lourdes ficelles de communication, sans faire vœu de rédemption ni de réelle introspection.
Féminisme mainstream
C’est avec beaucoup de pédagogie, d’illustrations et de travaux scientifiques que l’autrice s’emploie à dérouler le sujet. On y parle biais de confirmation, ruissellement des marchandises, effet de halo, aversion à la perte, biais de statu quo et réactance. S’y croisent le psychologue social Ronald Inglehart, l’autrice Naomi Wolf, le philosophe Alexis de Tocqueville et les travaux de nombreux chercheurs et chercheuses.
Pour comprendre les racines du phénomène, il faut déjà répondre à une question de taille pour toute personne née avant l’an 2000 : comment le féminisme, autrefois conspué, est-il devenu bankable ? Léa Lejeune explique elle-même à Welcome to the Jungle qu’il y a quelques années, les éditeurs refusaient son projet de livre sur les femmes et l’économie. « On me répétait tout le temps : « ça vend pas », « ça n’intéresse personne », « ça fait guide pratique »… Je l’ai mis de côté et quelques années après, je vois des ouvrages féministes partout en librairie, des T-shirts à messages en veux-tu en voilà… Là je me suis dit : il faut que je me lance mais que je prenne le sujet différemment, via les débordements. »
Entre-temps, l’effet Beyoncé est advenu. Dès 2014, la chanteuse américaine fait scander sur un écran géant durant ses concerts les mots de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, issus de son essai We should all be feminists (en lecture gratuite ici). Ce jour-là, est né le « féminisme des places de marché » selon Andi Ziesler, autrice et co-fondatrice de l’organisation Bitch Media, citée dans Féminisme washing. « Le féminisme si longtemps rejeté comme le royaume de la colère, du cynisme, de la haine des hommes, des poilues rebutantes, devenait officiellement quelque chose. C’était sexy. Et peut-être plus important, c’était vendable. »
Progressivement, le féminisme est devenu un argument de vente plus qu’une insulte. Un changement rendu possible par l’avènement de la société post-matérialiste, où, plutôt que de s’engager eux-mêmes, les consommateur· rices délèguent l’affirmation de leurs valeurs et de leur identité aux marques. Jamais le porte-monnaie n’a autant défini qui nous étions.
L’empowerment comme adoucissant publicitaire
Si les choses sont rendues plus simples, c’est aussi car le féminisme subit depuis les années 80 une sorte de mariage forcé avec le concept bien pratique, car dépolitisant, d’empowerment, cette idée selon laquelle il suffit qu’une femme décide de croire en elle pour obtenir ce qu’elle veut. « Il s’agit de prendre le pouvoir sur sa vie et ses propres choix, de s’autonomiser, de récupérer le pouvoir d’agir… par le porte-monnaie et le travail. L’empowerment est compatible avec un projet néo-libéral et la société de consommation » , explique dans Féminisme washing Marie-Hélène Bacqué, co-autrice avec Carole Biewener du livre L’empowerment, une pratique émancipatrice (éd.La Découverte).
Mais cette version allégée du féminisme n’a - heureusement - pas fait oublier son essence intellectuelle. Là est tout l’intérêt de Féminisme washing : rappeler aux marques, aux entreprises, aux influenceur·ses, comme aux consommateur·rices, qu’il ne suffit pas forcément de le dire (ou de l’acheter) pour l’être.
Des paroles et des actes
Ainsi, Léa Lejeune s’étonne du défilé Dior de janvier 2020, où le décor qui crie « féminisme » s’apparente à un « maquillage façon voiture volée » , tandis qu’avancent sur le catwalk, de très jeunes femmes qui oscillent entre une taille 34 et 36. Peut-on être une marque de mode féministe et ériger des jeunes filles minces comme canon de beauté quand la femme adulte « lambda » fait du 40 ? Pour l’autrice, ce double discours serait dicté par l’appât du gain : « Plus le modèle est mince, moins on a besoin de tissu pour l’habiller». Un même cynisme économique qui doterait les vêtements femme de minuscules poches pour leur faire acheter des sacs à main. C’est sans doute la même obsession de la rentabilité qui a poussé Gabrielle Chanel, celle qui a libéré les femmes d’une mode entravante, à licencier les 4 000 ouvrières réclamant de meilleurs droits au début de la seconde guerre mondiale. Et, de retour dans l’ère de la mondialisation, qui encourage Beyoncé à faire confectionner les vêtements de sa marque Ivy Park, qui vise à « rendre les femmes plus puissantes à travers le sport » , par des ouvrières sri-lankaises précaires payées 5,50 euros la journée et travaillant 60 heures par semaine.
Le féminisme washing s’embarasse rarement des contradictions. Ainsi, parmi les 87 000 objets sur eBay et 50 000 sur Amazon à l’effigie de la peintre mexicaine et militante communiste Frida Kahlo - le visage le plus sacrifié sur l’autel du féminisme washing -, on trouve une bouteille de tequila (alors que l’artiste a connu des problèmes d’alcoolisme), « un pantalon de yoga à l’effigie de celle qui a été amputée d’une jambe à la fin de sa vie » , ou encore une Barbie sans monosourcil à la peau blanchie.
Mais le féminisme washing ne s’incarne pas uniquement dans la dissonance entre le produit et le slogan. C’est aussi tout un ensemble de techniques de camouflage pour cacher ses points noirs. Ainsi, le groupe Kering recrute Emma Watson, égérie féministe de la nouvelle génération, au sein de son conseil d’administration, alors que son comité exécutif, lui, ne compte que 33% de femmes. Idem chez le mastodonte Publicis, numéro trois mondial de la publicité, où 82% des directeurs de création sont des hommes (ceci expliquant cela), où l’obligation de résultats en termes d’égalité professionnelle est inexistante, mais qui détient la majorité des parts du Women’s Forum.
Autre parade : quand Dior, sans doute « inspiré » par Beyoncé, emprunte à son tour les mots de l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie, pour produire un T-shirt « We should all be feminists », fixe son prix à 620 euros et assure qu’une partie de recettes sera reversée à une fondation… Mais dont l’exact montant reste gardé secret.
Si Always promeut des messages très positifs pour briser le tabou des règles, Léa Lejeune met en garde sur les autres filiales détenues par la maison mère, notamment la marque de rasoir Vénus, à l’hymne publicitaire inoubliable : « I’m your Vénus, I’m your fire, your desire » . Preuve que le féminisme est parfois juste un positionnement marketing parmi tant d’autres.
Si Dove a réellement transformé son identité vers plus d’inclusivité en montrant les corps divers et variés de femmes souriantes et bienveillantes dans ses publicités, elle n’en reste pourtant pas moins une marque vendant des produits supposés perfectionner le corps des femmes décidément toujours imparfait. « Ce qui m’interpelle, c’est qu’on en vient à oublier les fondations sur lesquelles l’industrie des cosmétiques est bâtie », note Léa Lejeune.
Le pouvoir de la consommatrice
Plus on avance dans la lecture, plus on se demande : est-il possible d’être parfaitement féministe dans un monde qui n’est fondamentalement pas égalitaire ? Où s’arrête la grille de lecture - et avec elle l’exigence de droiture morale - du féminisme washing ? Faut-il préférer un idéalisme intransigeant au pragmatisme des petits pas pour faire avancer la cause ? Le fait qu’une icône féminine de la politique comme Alexandria Ocasio-Cortez s’adonne à un tuto beauté de 18 minutes pour Vogue US est-il génial pour promouvoir l’existence des femmes en politique ou un croche-pied formidable pour cette même cause ? Peut-on faire un podcast ou une newsletter féministe tout en étant sponsorisé par un grand groupe de luxe ? La question de la limite, entre sincérité et opportunisme, bénéfices et risques, est sensible.
La bonne nouvelle, d’après Léa Lejeune, est que même les entreprises bullshit créent leur propre piège. Utiliser le féminisme pour vendre plus ou embaucher aujourd’hui, c’est se contraindre à rendre des comptes demain. Car en vulgarisant cette idée de valorisation des femmes et de leurs capacités, elles légitiment l’intransigeance d’une nouvelle génération de consommatrices, prête à lâcher ses grenades sur les réseaux sociaux. L’ombre du bad buzz fait office de bâton régulateur. De la gronde qui a sévi sur Internet au sujet des composants nocifs utilisés dans les protections hygiéniques, a découlé plus de transparence et des gammes « bio » moins nocives. Léa Lejeune rappelle ainsi à la lectrice-consommatrice - celle qui prend « 80% des décisions d’achat du foyer » - que son porte-monnaie a un grand pouvoir puisque, in fine, « le marché s’adapte toujours quand il est menacé ».
Pour cela, Féminisme washing ressemble de loin à un livre de niche, mais concerne en réalité une large cible de lecteur·rices, de la consommatrice aux publicitaires, en passant par les activistes féministes dont on exige souvent une « pureté militante » mais aussi les RH. Ce n’est pas un brûlot assassin ou moralisateur, plutôt un livre très indulgent et pédagogique pour qui veut s’améliorer. Notamment vis-à-vis des entreprises qui ne sont pas au point. Le principal problème pointé n’est pas de ne pas avoir 20/20, mais de manquer de cohérence dans sa démarche. Et au moins, s’en rendre compte en faisant une introspection de sa politique interne.
L’épreuve de la politique interne
Car c’est bien là que beaucoup d’entreprises font preuve de cécité. À commencer par McDonald’s, qui crée l’événement en retournant son M en W pour le 8 mars, mais refuse de s’impliquer dans les inombrables cas de harcèlement sexuel qui pullulent au sein de ses franchises.
Un autre leader aurait besoin d’enfiler les lunettes du féminisme : Emmanuel Macron. Quand Emmanuel Macron est interrogé sur une meilleure rémunération du congé parental pour inciter les hommes à le prendre (mesure que proposent délibérément certaines entreprises), le Président français répond : « C’est une belle idée qui peut coûter très cher et finir par être insoutenable. » En clair : tant pis pour un meilleur congé paternité pour les pères qui en rêvent, tant pis pour une meilleure conciliation des couples, tant pis pour les femmes, sur la carrière desquelles les discriminations liés à la parentalité pèsent bien plus. Car l’égalité, ça coûte cher. Y compris quand il s’agit de rémunérer plus justement les femmes. « Si la plupart des entreprises choisissent l’inaction ou la communication sans fondement, ce serait à cause du coût exorbitant de l’égalité salariale », analyse plus loin l’autrice.
Parce que tout l’argent que les femmes ne demandent pas et le travail d’ajustement qu’elles réalisent gratuitement vis-à-vis de la société permettent non seulement aux entreprises et à l’État de faire des économies, mais de se réserver le luxe du choix d’être juste ou non. Aux femmes d’attendre patiemment qu’ils se décident.
La lecture donnerait presque des envies de grève. C’est d’ailleurs ce qu’avaient fait les Islandaises en 1975 pour réclamer un rattrapage sur les inégalités de salaires dont elles étaient victimes. « Aujourd’hui, les entreprises doivent prouver qu’elles versent le même salaire aux deux sexes pour un travail de valeur égale et décrocher ainsi une certification gouvernementale. C’est une mesure drastique, car elle repose sur une inversion de la charge de la preuve. » Les boîtes islandaises qui ne peuvent rien prouver doivent payer 400 euros de pénalité… par jour.
36 15 bonnes pratiques
Léa Lejeune livre aussi les exemples de bonnes pratiques. Comme le Québec, qui a ré-harmonisé dès 2006 la valorisation des métiers. Là-bas, les infirmières « ont dépassé les techniciens informatiques et décroché une hausse de salaire de 8 000 dollars par an. » Autre lumière au bout du tunnel côté employés : la possibilité d’organiser des class actions, comme celle réalisée en octobre 2020 par les salarié·es de la Caisse d’épargne Île-de-France contre leur employeur pour « discrimination salariale en raison du sexe ».
La fin du livre regorge de bonnes initiatives pour toutes les entreprises, RH, managers désireux·ses de s’améliorer. Parmi lesquelles : miser sur la transparence des salaires et pratiquer le name and shame. « Dans une entreprise américaine, l’écart de salaire était dévoilé service par service, poussant les managers à corriger leurs erreurs pour éviter la honte. » Effet inattendu qui devrait fortement intéresser les porte-monnaies des entreprises : « La transparence des salaires permet effectivement un rééquilibrage entre les hommes et les femmes, mais cela ne passe pas par des augmentations à tire-larigot de ces dames, plutôt par un ralentissement des augmentations de revenus de ces messieurs, d’après une récente étude de la Harvard Business Review sur l’exemple danois. »
Autre idée : se donner des objectifs chiffrés, façon loi Copé-Zimmermann (qui a permis d’imposer un minimum de 40% de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises). Ou encore obliger lors des processus de recrutement à présenter toujours au moins une femme parmi les candidat·es.
Finalement, Léa Lejeune en appelle à la création d’une CFE, “cohérence féministe des entreprises” et d’une RFE, “responsabilité féministe des entreprises”, sur le modèle de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises). « La boussole n’est plus ici une notion d’empowerment à la mode, mais le travail de chercheurs en études de genre et d’économie, ainsi que les expérimentations grandeur nature de services de ressources humaines avant-gardistes. » De quoi œuvrer pour un avenir plus égalitaire pour les femmes. Celles qui, considérées comme une minorité, représentent aujourd’hui, il est bon de le rappeler, « presque la moitié des travailleurs ».
Article édité par Clémence Lesacq, photo par Thomas Decamps.
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