Les femmes utilisent moins l'IA et mettent en danger leur carrière
12 févr. 2024
6min
Pour marquer le premier anniversaire de Chat GPT, plusieurs études ont scruté l'impact de l'utilisation de l’IA sur le monde professionnel. Selon elles, l'avenir s'annonce peu favorable pour une fraction de la population : les femmes.
« Dès que j’ai entendu parler de l’accélération de l’intelligence artificielle, j’ai eu peur », avoue Inbar, transcriptrice pour des programmes TV en Israël. Contrairement à certains de ses confrères ou consoeurs, elle résiste encore et toujours à un envahisseur : l’intelligence artificielle. « Il me semble que l’IA rend superflu notre besoin, en tant qu’humains, de penser par nous-mêmes. L’IA rend les gens plus paresseux » critique la trentenaire. Et elle n’est pas la seule à se montrer réticente à l’idée de travailler avec ces nouveaux outils. Malaika Neri, coache spécialisée dans l’aide aux femmes pour trouver l’amour, basée à Paris, affirme : « La meilleure façon de travailler avec les clients est de les connaître, et pour cela, il faut leur parler afin de comprendre leurs véritables problèmes, ce qui est impossible à réaliser avec un bot. »
Récemment démocratisée, notamment par le désormais culte ChatGPT, l’utilisation de l’intelligence artificielle serait-elle en passe de devenir un hard skill plus masculin que féminin ? C’est en tout cas ce que suggère un rapport de Charter d’octobre dernier, sur l’inclusion et l’utilisation de l’IA au travail, qui a interrogé 1 173 travailleurs aux États-Unis. Le rapport révèle que les femmes (35 %) utilisent moins l’IA que les hommes (48 %) dans leur travail et montrent moins d’intérêt quant à son apprentissage. Un autre rapport de FlexJobs, datant de mai 2023, indiquait déjà que les femmes aux États-Unis apprennent moins rapidement à utiliser les outils d’IA, tant dans leur usage professionnel que personnel.
Méfiance et refus de se former à l’IA
En France, la situation semble assez similaire. D’après l’étude « Fantasme, angoisse ou mépris : les salariés et l’intelligence artificielle » publiée par l’IFOP en janvier dernier, 29 % des hommes ont déjà utilisé un logiciel d’intelligence artificielle, contre seulement 16 % des femmes. De plus, cette étude souligne que 71 % des femmes n’avaient pas encore été formées à l’utilisation des outils d’intelligence artificielle dans un contexte professionnel et ne souhaitaient pas l’être, en comparaison avec 54 % des hommes.
« Il y a nettement plus d’inquiétude chez les femmes que chez les hommes concernant l’utilisation de l’intelligence artificielle », confirme ainsi Baptiste Dupont, chargé d’études à l’IFOP. L’expert développe : « Dans l’imaginaire collectif, les métiers de la technologie sont souvent perçus comme réservés aux hommes, suscitant de nombreuses craintes pour les femmes à l’idée de rejoindre un tel secteur et d’utiliser ces outils. » Plus globalement, les femmes, de par notre culture, se destineraient davantage pour les professions orientées vers l’humain, celles du care par exemple. Bien loin des machines, donc !
Mais Baptiste Dupont avance également une autre raison à ce manque d’enthousiasme féminin vis-a-vis de l’intelligence artificielle : « On sait que Chat GPT peut présenter des biais dans ses réponses qui semblent sexistes, ou qui ajoutent des arguments défavorables aux différentes minorités - personnes de couleur, femmes, personnes non-binaires… Il est essentiel que ces outils soient conçus en tenant compte des femmes, qui sont conscientes et sensibles à cette problématique. » Malaika Neri, la Parisienne qui aide les femmes à trouver l’amour, justifie sa non-utilisation de l’IA dans son travail par une opinion semblable : « Les bots sont probablement créés par des hommes jeunes et blancs, et mes clients ne sont pas des hommes, et pas forcément jeunes et blancs, donc il serait contre-intuitif d’utiliser un bot pour eux. »
Une menace pour les emplois de femmes ?
En parallèle de ce scepticisme, d’autres études suggèrent que les femmes encourent un risque plus élevé d’être remplacées par l’intelligence artificielle générative dans leur travail. L’étude du Kenan Institute of Private Enterprise, ainsi que celle de Goldman Sachs, révèlent des données alarmantes : aux États-Unis, 8 femmes sur 10, contre 6 hommes sur 10, exercent une profession susceptible d’être remplacée par l’intelligence artificielle, et ce malgré une proportion plus élevée d’hommes sur le marché du travail.
Les femmes que nous avons interviewées sont conscientes de ce problème, mais estiment que certaines qualités dans le travail, comme la sensibilité humaine, ne pourront jamais être remplacées. « Je connais très bien mes clients, ainsi que leurs inquiétudes. Un robot ne peut pas comprendre vos émotions les plus profondes et vos soucis. Il peut seulement améliorer ce que les humains font déjà », insiste Malaika Neri, la coache. Exactement ce qu’expliquait Yann Ferguson, responsable scientifique du projet LaborIA lors d’un entretien avec Welcome to the Jungle en décembre 2022 : plus un métier est riche d’aptitudes intrinsèquement humaines (comme la relation à l’autre), moins il sera automatisable dans le futur.
Emma, qui travaille pour une grande entreprise de services cloud, a elle été obligée de suivre une formation en intelligence artificielle par son employeur, mais ne ressent toujours pas le besoin d’utiliser cet outil. « Au début, la plupart des gens dans mon entreprise avaient peur d’être remplacés par l’IA. Je savais que cela ne remplacerait pas notre travail. C’est bien trop stupide pour ça. J’ai trouvé que cette formation était une perte de temps. » Et pire, ajoute-t-elle, les fois où elle a tenté d’utiliser l’IA, celle-ci a généré de nombreuses erreurs qu’il a fallu ensuite corriger.
Si les outils de l’IA ne sont pas en passe de remplacer l’ensemble des humains, il convient d’apprendre à les utiliser pour les contrôler au mieux, avec notre expertise humaine, insistent pour leurs parts Emily Goligoski, responsable de la recherche chez Charter et Jacob Clemente, journaliste chez Charter. Car les chiffres sont clairs : les compétences associées à leur utilisation sont et seront de plus en plus demandées. Ainsi, un rapport LinkedIn de novembre dernier indique que les conversations autour de l’IA sur le réseau professionnel ont connu une augmentation mondiale de 70 % entre décembre 2022 et septembre 2023 (et que ces conversations sont principalement menées par des hommes, représentant 58 %, comparativement à seulement 31 % de femmes). De plus, le rapport indique une augmentation des offres d’emploi nécessitant des connaissances en intelligence artificielle, ainsi qu’une augmentation des postes spécifiques liés au travail avec l’intelligence artificielle, tels que Head of AI.
« On dit : Vous ne serez pas remplacé par l’IA. Vous serez remplacé par quelqu’un qui maîtrise l’IA » affirme Mark McNeilly, professeur en pratiques de marketing à l’UNC Kenan-Flagler Business School. Il croit fermement que les outils d’intelligence artificielle deviendront bientôt des compétences indispensables dans le monde du travail. McNeilly précise : « Personnellement, j’ai créé un cours sur l’IA pour mes étudiants, car je sentais qu’il y avait un besoin pour qu’ils apprennent. Nous, en tant que professeurs, pouvons les équiper pour qu’ils puissent l’utiliser de manière éthique mais efficace. »
Vers un avenir plus équilibré ?
Mais si les femmes continuent à hésiter à apprendre à manier ces outils d’intelligence artificielle, à quoi ressemblera l’avenir ? Pourront-elles même accéder à ces nouvelles professions ? « Le problème d’inclusion des femmes va sans doute s’accentuer dans les années à venir, étant donné les écarts qui se creusent entre l’utilisation de l’IA par les hommes et les femmes, ainsi que les compétences requises qui continuent de se creuser », affirme Baptiste Dupont de l’IFOP. Il ajoute : « Les métiers porteurs du marché de l’IA aujourd’hui sont dominés par les hommes. Si l’on ne permet pas aux femmes d’apprendre et de s’intégrer dans ce domaine, il y aura probablement beaucoup moins d’opportunités pour elles, notamment en ce qui concerne les salaires et l’emploi. »
Selon Mark McNeilly, de UNC, la solution est pourtant simple. « Je pense qu’il faut offrir des formations afin d’accroître l’enthousiasme des femmes pour l’utilisation de ces outils. Elles peuvent ainsi les essayer, les expérimenter et constater que ce n’est pas aussi effrayant. » Jacob Clemente de Charter partage la même opinion : « Je pense qu’une formation est l’un des meilleurs moyens dont disposent les employeurs pour aider leurs travailleurs à réussir. Grâce à l’expérience et à la formation, les individus seront en mesure de reconnaître quand ces outils seront utiles et bénéfiques. »
C’est exactement ce qui s’est passé pour Sivan, 33 ans, gestionnaire de projets pour une entreprise de cosmétiques. Il y a quelques mois, son responsable l’a obligé à suivre une formation professionnelle sur certains outils de l’IA. « Avant, j’avais vraiment des appréhensions, aucune envie de me former… Mais lorsque j’ai découvert à quel point c’était simple et utile pour moi, j’ai totalement changé d’avis. » Désormais, Sivan utilise l’IA au quotidien et salue : « L’IA a remplacé pour moi les rédacteurs externes, j’ai donc gagné du temps et mon entreprise de l’argent. Elle m’a également fourni des conseils pour la création de sites web, des orientations en marketing, la rédaction de slogans, des données pour mes présentations… Cela m’aide énormément dans mon travail. »
En plus des formations, diverses initiatives visent aujourd’hui à rendre l’intelligence artificielle plus attractive pour les femmes, tant dans leur vie personnelle que professionnelle. Emily Goligoski de Charter, relate : « Stephanie LeBlanc-Godfrey a publié une newsletter sur LinkedIn abordant les façons d’utiliser l’IA pour améliorer l’efficacité du rôle parental, un peu comme l’aspect administratif de la gestion familiale moderne. » Elle ajoute : « Un autre projet nommé Women Defining AI se concentre davantage sur le développement de Chat GPT que sur son utilisation. L’objectif est de démystifier la création de ces outils et d’impliquer davantage les femmes dans leur contrôle. »
Et quid des générations futures ? Il est peut-être trop tôt pour le dire, mais selon Mark McNeilly, il est possible que l’avenir soit un peu plus équilibré. « Pour nous, les adultes qui avons grandi sans cet outil, je pense que nous verrons l’intelligence artificielle uniquement comme un outil utile. Cependant, les enfants vont grandir avec des tuteurs d’IA et des amis IA… Pour eux, l’intelligence artificielle deviendra une évidence. À long terme, cela pourrait contribuer à équilibrer la situation pour les femmes. »
Certains noms ont été changés.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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