Employabilité : la formation est-elle devenue une injonction ?
06 nov. 2024
5min
Dans un contexte économique en constante évolution, la formation professionnelle est devenue un enjeu crucial. Cependant, une tendance inquiétante se dessine : la responsabilité de la formation se déplace de plus en plus vers les individus…
Alors que la « société des compétences » est sur toutes les bouches, et que les évolutions technologiques nous enjoignent de travailler notre « employabilité », l’individu n’a jamais été aussi responsable de son destin professionnel. Du droit à la formation, nous aurions ainsi basculé vers une obligation sociale pour l’employabilité, comme nous l’explique Dominique Glaymann, professeur émérite de sociologie rattaché au Centre Pierre Naville, unité de recherche de sociologie de l’UFR SHS de l’université d’Evry, Université Paris-Saclay, et co-auteur de l’ouvrage L’injonction à se former – Nouvel avatar de l’adaptation des individus au marché (Octares Éditions).
Votre ouvrage part du postulat que nous sommes passés d’un droit à la formation à une obligation sociale pour l’employabilité. À quel niveau se joue ce glissement ?
Avec la loi pour la « liberté de choisir son avenir professionnel » du 5 septembre 2018, on observe déjà un glissement sémantique qu’il convient de souligner. C’est une belle affiche, mais sa mise en œuvre est bien plus délicate. Derrière les mots, il y a aussi une dimension rhétorique : on distingue une responsabilisation croissante des individus quant à leur formation et leur carrière, articulée autour de l’idée « d’employabilité », une autre injonction implicite à se conformer à ce qui semble être une nouvelle norme sociale. Le problème, c’est qu’il existe un décalage avec le réel. Il ne suffit pas de donner des droits pour que chacun sache comment les utiliser, les faire valoir, ou s’orienter dans un parcours de formation. En réalité, l’accès à la formation initiale ou continue est profondément inégal selon les ressources sociales, culturelles ou économiques des individus.
La réforme du compte personnel de formation (CPF) est-elle le déclencheur de cette tendance ou le parachèvement d’une logique néolibérale qui façonne la société depuis quatre décennies ?
C’est plutôt l’aboutissement d’une évolution amorcée depuis des décennies, avec l’avènement du management public et d’une nouvelle manière de gérer l’État. Cette injonction à se former s’inscrit dans cette philosophie néolibérale. Il y a une croyance diffuse selon laquelle les individus doivent construire leur carrière en changeant de métier, comme si cela ne relevait que de leurs stratégies personnelles. Cela repose sur une vision « adéquationniste » : on suppose une correspondance directe entre la formation suivie et l’emploi occupé. Or, les recherches en sciences sociales montrent que cela ne fonctionne pas pour la majorité. Beaucoup de gens suivent des formations sans que celles-ci ne correspondent ensuite à leur emploi, que ce soit en termes de spécialité ou de niveau. L’absence d’adéquation n’est pas un problème en soi, sauf lorsque l’on prétend piloter les politiques publiques de formation et d’emploi dans cette logique. Cela crée une fausse promesse, notamment chez ceux qui s’inscrivent en master avec l’idée qu’ils deviendront automatiquement cadres. Cette promesse implicite, si elle n’est pas tenue, tend à renvoyer l’échec à la responsabilité individuelle, ce qui est profondément problématique.
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Cette injonction à l’adaptabilité s’est-elle renforcée avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) ?
L’IA et ses applications posent effectivement des défis nouveaux. Sans être illettrées ni éloignées de la technologie, certaines personnes se retrouvent pourtant bloquées dans leurs démarches. Si l’on place ces individus face à des systèmes informatisés peu intelligents, cela crée une forme d’exclusion numérique. On sait que beaucoup de gens ne parviennent pas à accéder à leurs droits sociaux à cause de la complexité des démarches en ligne, et cela affecte une part importante de la population. L’injonction à « s’adapter » devient alors une forme de mépris social, renvoyant les personnes à leur propre responsabilité.
On parle aujourd’hui d’« organisations basées sur les compétences ». Une autre manifestation de cette obsession de l’adaptabilité ?
Tout à fait. On observe une novlangue autour du terme « compétences », qui semble avoir un sens évident, mais qui reste flou. Quand on parle de « savoir-être », je suis très critique. Dire à un individu qu’il « ne sait pas être », c’est violent et peu constructif. La notion de compétences s’inscrit dans le passage d’un système de qualifications à un système d’évaluation individuelle et subjective. Autrefois, les diplômes et l’ancienneté offraient une reconnaissance collective. Aujourd’hui, on évalue de façon plus floue et subjective. Cela crée une hiérarchie entre ceux que l’on juge « employables » et ceux qui ne le sont pas, selon des critères parfois inaccessibles pour certains.
Cette injonction à « trouver la bonne formation » débute de plus en plus tôt. Est-elle réaliste pour les jeunes ?
Non, c’est irréaliste. On demande à des adolescents de 14 ou 17 ans de concevoir un projet professionnel alors qu’ils n’ont souvent pas encore les clés pour le faire. À cet âge, la majorité des jeunes ne sont pas en mesure de choisir leur avenir professionnel de manière éclairée. En plus, cette logique est profondément inégalitaire. Les élèves en difficulté scolaire, souvent issus de milieux défavorisés, subissent une orientation contrainte, dès le collège. Cette sélection sociale précoce va à l’encontre de la promesse d’une démocratisation scolaire. Envoyer ces jeunes vers l’enseignement professionnel est souvent vécu comme une contrainte. Pourtant, on leur présente cela sous l’apparence d’un « choix ». On leur dit : « Tu as le droit de choisir entre comptable ou chaudronnier », mais en réalité, leurs possibilités sont limitées. Enfin, ces orientations sont souvent guidées par des logiques d’adéquation avec le travail et l’emploi, mais celui-ci évolue très vite. Nous ne savons pas quels seront les métiers en tension dans cinq ans, donc anticiper les besoins du marché de cette manière me semble injuste et inefficace.
Cette logique a-t-elle un impact sur les organismes de formation et leur contenu ?
Oui, on observe une vision très utilitariste de la formation, où l’on forme les individus pour une compétence précise en vue d’un emploi spécifique. Mais c’est assez contradictoire. On prépare les jeunes à des emplois qu’on croit prédictibles, alors qu’ils devront changer plusieurs fois de métier dans leur vie. La clé d’une formation réussie serait plutôt de développer la capacité à apprendre, à renouveler ses savoirs. Mais cette vision est de plus en plus éclipsée par des formations orientées vers une insertion rapide, même à l’université. Avec les réformes récentes, qui favorisent l’apprentissage et l’implication des entreprises, on risque de tomber dans une logique de rentabilité à court terme, où des formations sont créées pour répondre à des appels à projets, sans véritable vision à long terme sur l’utilité sociale de celles-ci. Cela ne me semble pas aller dans le sens de la stratégie européenne de Lisbonne visant à créer une « société européenne de la connaissance ».).
La clé d’une formation réussie serait plutôt de développer la capacité à apprendre, à renouveler ses savoirs.
Finalement, si cette injonction à se former ne devait pas reposer sur l’individu… sur qui ou quoi devrait-elle reposer ?
L’enjeu n’est pas de supprimer les parcours individuels, mais de rendre les choix réellement possibles pour tous. Le véritable objectif de la formation devrait être d’élargir l’éventail des possibles pour les individus, de les équiper pour faire face à la complexité du monde du travail. Il est crucial de ne pas transformer le système éducatif en une jungle, où ceux qui disposent de ressources familiales ont un avantage. Le service public de formation devrait offrir à chacun, et surtout aux plus défavorisés, les moyens d’accéder à une éducation qui leur permette de faire des choix éclairés. La dernière réforme, malheureusement, n’a pas pris cette direction.
Article écrit par Paulina Jonquères d’Oriola, édité par Ariane Picoche, photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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