Métro, boulot, bédo : que recherchent les adeptes de la fumette au travail ?

11 janv. 2022

6min

Métro, boulot, bédo : que recherchent les adeptes de la fumette au travail ?
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

16h. Dans son appartement de l’Est parisien, Jérôme ferme la fenêtre Zoom de son ultime réunion du jour. C’est l’heure de prendre une pause bien méritée. Mais plutôt que de servir une tasse de café comme cela se fait à l’accoutumée, le commercial opte pour un tout autre goûter. Il fouille dans sa boîte en métal pour y trouver son pochon de cannabis et roule un cône. « C’est mon sas de décompression pour finir ma journée en douceur », explique-t-il. Mais comme il lui reste encore un peu d’administratif à faire avant de pouvoir fermer son ordinateur, il se remet rapidement en selle. Derrière les volutes de fumée, la liste des prospects défile sur son Pipedrive. Son fidèle “tarpé” l’accompagnera jusqu’au dernier mail.

Quand il s’agit de s’octroyer ce genre de petit plaisir au travail, Jérôme est loin de faire exception. Selon une étude de l’Ifop pour High Society publiée le 23 novembre 2021 et réalisée sur un échantillon de 1 205 Français entre 15 à 24 ans, 21% des usagers de cannabis en ont déjà consommé en télétravail et 22% en présentiel. Si cela peut expliquer certains comportements étranges de nos collègues (comme celui qui a toujours la tête dans la lune pendant les réunions), que recherchent vraiment les adeptes de la fumette au travail ? Et est-ce une habitude si anodine que cela ?

La bulle de concentration et de créativité

« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours fumé des joints au travail, pose Cédric, un propriétaire de restaurant et gérant de bar de 34 ans. Au début, j’allais m’isoler dans ma voiture pour être tranquille, mais j’ai vite assumé cette habitude devant mes collègues. » Plutôt que de sombrer dans la paranoïa en pensant qu’on peut lire “bédaveur” écrit sur son front quand il revient de ses pauses avec les yeux rouges, il décide d’arrêter de se cacher. « Depuis, quand les autres grillent une clope, moi, je sors mon pétard et ça ne choque personne. Même pas mes patrons qui, la plupart du temps, sont au courant. » Ce que recherche Cédric, ce n’est pas « la défonce » mais « le goût » de ce produit qu’il apprécie depuis ses 16 ans. « Ça ne me fait plus rien car j’ai été un gros fumeur pendant des années. Avant d’avoir un enfant, je pouvais tourner à vingt joints par jour, maintenant je me contente de trois, maximum. C’est juste une habitude que j’ai prise et qui doit certainement m’apaiser un peu… »

Pour Jérôme, notre commercial de 28 ans, c’est justement cet effet « calmant » qui le séduit, et ce depuis ses études supérieures : « Le bédo a toujours accompagné ces moments où je dois me concentrer sur un travail pendant plusieurs heures. Quand je dois être studieux, je roule un joint et ça marque vraiment la phase où je me mets dans une bulle. Alors je fume une taffe par ci, une taffe par là, entre deux tâches, parfois pendant trois heures. » S’il confesse avoir déjà fumé lors de pauses au bureau dans d’anciens postes, il n’a plus le temps pour ce genre d’activité dans son poste actuel. En télétravail en revanche, c’est une toute autre histoire…

L’effet “bulle”, c’est ce que semblent rechercher les salariés qui fument au travail. Comme si le cannabis formait une couche protectrice autour d’eux, les préservant de toute agression extérieure, du stress, des distractions. « Quand j’étais en alternance, je jonglais sans arrêt entre les cours, le travail, les oraux, les partiels, les amis, se rappelle Anna, freelance en communication de 29 ans. Quand je commençais à me sentir submergée, je me suis rendue compte que la weed m’aidait à me canaliser et me boostait quand je devais travailler. » Depuis, la jeune femme fume à la fin de sa journée de travail, quand elle a fini d’interagir avec ses clients et qu’elle a besoin d’évacuer toutes les informations absorbées dans la journée. Ça la pose, la calme et l’inspire. « C’est important pour moi car il y a quand même un aspect créatif dans mon métier, ajoute-t-elle. Il faut trouver des idées de slogans, de logos… Je profite de cette pause bédo, je prends mon petit carnet et je note ce qui me passe par la tête ! »

La solution de surface

Si Jérôme et Cédric n’ont pas l’intention de dire adieu à la fumette, Anna, elle, a tout récemment décidé d’arrêter : « J’ai envie de m’assumer un peu plus, de voir ce que ça donne sans. En fait, je ne veux plus compter sur quoi que ce soit pour me sentir confiante. » Pour Alexis Peschard, spécialiste des problèmes d’addiction en milieu professionnel, président et addictologue au sein du cabinet G.A.E Conseil, il faut prendre conscience que les solutions offertes par le cannabis sont illusoires : « Avec le cannabis, on a l’impression que tous nos problèmes partent en fumée. On entend beaucoup de personnes dire que “ça les met dans une bulle”, “que ça les détend”, “que ça les aide à relâcher la pression”. Mais on ne résout en rien nos problèmes en profondeur ! On ne fait que les repousser. » Si nous avons tendance à être anxieux, stressé ou angoissé par le travail, fumer un joint n’est qu’une solution temporaire pour atténuer nos maux, pas un remède magique. C’est même le contraire : « On a tendance à croire que le cannabis nous aide psychologiquement, mais c’est tout l’inverse, alerte notre expert. Sa consommation altère l’humeur, et accroît les troubles anxio-dépressifs. On ne consomme pas pour aller mieux, c’est un leurre. » En effet, plusieurs études tendent à montrer que la prise de cannabis augmenterait le risque de dépression, donc de perte d’intérêt et de plaisir dans toutes les activités. S’il n’en est pas l’unique cause, il est considéré comme un facteur aggravant qui viendrait s’ajouter à d’autres facteurs comme le statut socioéconomique et la prédisposition génétique à développer une dépression. Certains symptômes de la dépression sont particulièrement observables chez les usagers du cannabis, parmi eux : l’anhédonie (la perte de capacité à ressentir des émotions positives, ndlr) et les troubles du sommeil. Ils seraient causés par les perturbations qu’engendrent les cannabinoïdes sur nos processus de motivation et de récompense. Si vous pensez que fumer peut vous aider sur ces points, vous faites malheureusement fausse route !

Lorsqu’elle a coupé les ponts avec l’herbe, Anna a dû se confronter à des situations stressantes qu’elle avait l’habitude de canaliser avec le cannabis : « J’avais un rendu client important et j’étais assez nerveuse de devoir le présenter à l’oral, le syndrome de l’imposteur a refait surface. Finalement, ça s’est très bien passé et j’étais vraiment fière de me dire que je n’avais pas eu besoin de fumer pour être plus relax et sûre de moi. »

Mais alors quid de notre productivité ? Le cannabis nous aide-t-il vraiment à nous concentrer comme le décrivent nos trois fumeurs ? Pour Alexis Peschard, il n’en est rien. « Le THC nous aide peut-être à nous détendre pendant un moment et donc à gérer certaines situations plus sereinement, mais il ne nous rend pas plus productif puisqu’il ralentit notre capacité de réflexion ! » Et c’est d’ailleurs l’une des raisons qui a poussé Anna à ralentir sa consommation : « J’ai compris que la weed était trop importante dans ma vie quand j’ai réalisé qu’elle me donnait la flemme de tout, notamment de bosser ! Depuis mon sevrage, je renoue avec plein de passions : je fais du sport, j’apprends le piano et je lis beaucoup plus. Tout ça m’aère l’esprit et c’est une manière plus saine de me canaliser ! »

Est-ce un big deal ?

Les risques liés à la consommation de cannabis sont connus de tous (si vous n’avez pas séché la “journée santé” au lycée !), mais ils sont tellement banalisés que personne ne s’en inquiète. Alors, est-ce vraiment grave de fumer un petit joint entre deux conf’ call ? Selon Alexis Peschard, il ne faut pas oublier qu’introduire du cannabis dans son entreprise est illicite, mais aussi que le lien entre accident du travail et la consommation de cette substance est clairement établi. Le risque d’accident serait multiplié par trois lorsqu’on consomme une fois par mois. « *Cela ne vous alerte certainement pas si vous travaillez en bureau, mais si vous êtes grutier, mieux vaut l’avoir en tête… Et il faut faire très attention car même si on ne “ressent plus les effets” de la défonce, cela ne veut pas dire qu’ils ne sont plus présents. C’est simplement qu’on s’y est accoutumés. Comme avec l’alcool, ce n’est pas parce que vous n’êtes pas ivre que l’alcool n’a aucun impact sur vous* », détaille notre expert.

Enfin, comme avec toute drogue, il ne faut pas oublier le problème de l’accoutumance. « Même si le cannabis est, certes, un produit faiblement addictif (contrairement à la nicotine, par exemple, qui serait six fois plus addictive à cause de la dépendance physique qu’elle entraîne d’après une étude de la Commission globale de politique en matière de drogues, ndlr), sur le plan psychique et psychologique, il reste difficile de s’en passer. » C’est un peu comme le café, compare notre expert : certains n’aiment pas le goût mais restent attachés à son côté fédérateur, à la pause chaleureuse qu’il accompagne souvent. « La différence, c’est que le cannabis modifie bien plus notre comportement, puisque c’est un produit psycho-actif », ajoute-t-il. Fumeurs, vous voilà avertis !

Si la consommation de cannabis s’est largement banalisée, le fait qu’elle atteigne le monde professionnel n’est pas anodin : « Il m’est déjà arrivé d’intervenir dans certains CFA (centres de formation d’apprentis) et de constater qu’aucun élève ne voyait de problème au fait de consommer du cannabis sur son lieu de travail parce que cette drogue faisait partie intégrante de la culture des jeunes générations. » Malheureusement, le développement du télétravail n’aide pas à inverser la tendance : « Déjà que le taux de THC est de plus en plus important depuis quelques années et donc plus addictif, le contexte sanitaire a eu un effet d’accélération et a fortement renforcé les habitudes de consommation… » D’après une étude publiée en avril 2021 par l’Association Addictions France, 33% des usagers de cannabis auraient augmenté leur consommation depuis le début de la crise. Voilà pourquoi il est important de faire de la prévention !

On conclura très sobrement : fumer au travail, pas bien. Même Booba le dit : « Le matin quand tu t’réveilles, petit pars au charbon. Rallume pas l’joint de la veille. »

Article édité par Romane Ganneval
Photo de Thomas Decamps

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