Futur du travail : 9 idées pour résister à l'intelligence artificielle
17 juin 2021
11min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
L’IA et l’automatisation détruisent-elles l’emploi ? Cette question alimente depuis des siècles un débat entre techno-pessimistes et techno-optimistes. Lorsque les ouvriers du textile anglais du début du XIXe siècle (les “Luddites”) ont saccagé les machines à tisser qu’ils accusaient de leur prendre leur travail, ils ont lancé le premier mouvement pour s’opposer à la technologie et à son impact. Les techno-optimistes ont contré leur position en insistant sur le fait que de nouveaux emplois finissent toujours par être créés. Les choses seront-elles différentes cette fois-ci ?
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Ce qui est sûr, c’est que l’IA a déjà profondément modifié notre façon de vivre et de travailler. Autrefois lointaine et imaginaire, elle fait désormais partie intégrante de notre quotidien. Elle façonne nos décisions d’achat, nos opinions politiques et les relations que nous formons avec d’autres individus. Parfois nous avons même l’impression d’être dirigé·e·s par les machines davantage qu’elles ne le sont par nous. “Comment pouvons-nous être des humains heureux et performants dans un monde qui est de plus en plus construit par et pour les machines ?” demande Kevin Roose dans son nouveau livre Futureproof: 9 Rules for Humans in the Age of Automation.
Chroniqueur au New York Times sur les sujets liés à la technologie, Roose a d’abord été un techno-optimiste, mais sa propre dépendance au smartphone, la polarisation de la vie politique et la façon dont l’IA amplifie les biais existants et inégalités l’ont peu à peu rendu plus sceptique et prudent en matière de technologie. Il est convaincu que nous devons opérer un certain nombre de changements pour protéger notre propre avenir et notre humanité. Dans ce livre, il énonce neuf règles permettant aux humains de mieux vivre à l’âge de l’automatisation. Ces règles comprennent des solutions individuelles et collectives. Malgré la montée en puissance d’un “tech-backlash” et les critiques toujours plus virulentes de ses pourfendeurs, l’IA peut encore contribuer au progrès. Mais ce sont les humains qui doivent rester aux commandes. Tous, nous devons être plus vigilants quant aux conséquences éthiques, sociales et environnementales de l’automatisation.
“Les optimistes de l’IA ont largement raison de prétendre que les nouvelles technologies améliorent globalement notre qualité de vie (…) Mais ce que les optimistes oublient, c’est que nous ne vivons pas globalement, ni sur le long terme. Nous vivons les grands bouleversements économiques en tant qu’individus, avec des carrières et des durées de vie limitées, et pour beaucoup de gens, l’évolution technologique ne s’est pas toujours traduite par de meilleures conditions matérielles au cours de leur vie. “
-Kevin Roose dans Futureproof
Pourquoi on se méfie toujours plus de l’automatisation
Les ingénieur.e.s de la Silicon Valley ont longtemps défendu l’idée selon laquelle l’automatisation peut améliorer les vies et sauver le monde. Pour ce qui est de l’avenir du travail, ils/elles affirment que, au cours de l’histoire, les Luddites ont toujours eu tort. Mais depuis quelques années, ils/elles sont de plus en plus critiqué·e·s. « En étudiant l’histoire des transitions technologiques, je me suis rendu compte que certains des récits que les technologues aiment raconter - comme celui qui dit la technologie a toujours créé plus d’emplois qu’elle n’en a détruits, ou que les humains et l’IA collaborent davantage qu’ils ne se font concurrence - se sont avérées, sinon faux, du moins franchement incomplets », explique l’auteur.
Au fil des ans, il a commencé à remarquer un décalage important entre les promesses de la technologie et la réalité vécue par les gens ordinaires qui l’utilisent. Il est clair que la technologie n’améliore pas la vie de tout le monde et qu’elle a même largement contribué à des problèmes tels que la désinformation des citoyens et l’aliénation des travailleurs. Après avoir passé du temps avec un grand nombre de personnes qui conçoivent cette technologie, Roose a perdu ses illusions sur leurs intentions mêmes ! « Lorsque les caméras et les microphones étaient éteints, ces gens ne parlaient pas d’aider les travailleurs. Ils/elles fantasmaient sur le fait de se débarrasser complètement d’eux/elles. »
Le techno-optimisme naïf est devenu plus difficile à défendre et les débats autour de l’IA se sont imprégnés de plus de pessimisme. Des personnalités publiques comme Andrew Yang, candidat aux primaires présidentielles démocrates américaines de 2020 et à la mairie de New York en 2021, affirme que les gens ont besoin d’un « dividende de liberté » mensuel sous la forme d’un revenu de base pour « amortir le choc de l’automatisation ». La pandémie de Covid-19 a rendu cette proposition plus pertinente, car l’automatisation s’est accélérée : « La pandémie a donné aux entreprises l’alibi dont elles avaient besoin pour faire avancer comme jamais l’automatisation, sans risquer un retour de bâton. Elles ont donc automatisé, et automatisé, et encore automatisé ».
Et si les techno-optimistes avaient tort cette fois-ci ?
Les techno-optimistes ont quatre arguments. Le premier, c’est que la technologie a toujours fini par créer plus d’emplois qu’elle n’en a détruits. Le deuxième, que l’IA peut contribuer à améliorer les emplois en éliminant les tâches les plus ennuyeuses et les plus répétitives. La troisième idée est que l’IA et les humains collaborent beaucoup plus qu’ils ne se font concurrence. Et le quatrième, que les besoins humains étant illimités, de nouveaux emplois seront créés qu’on ne peut pas encore imaginer aujourd’hui. Bien qu’il ne réfute pas ces arguments dans leur totalité, il les critique néanmoins.
Le premier argument est incomplet, explique-t-il. Si vous regardez les premières révolutions industrielles, vous verrez qu’il faut généralement plusieurs décennies avant que les travailleurs aient de bons emplois avec des conditions de travail décentes. « L’histoire montre que même si les périodes de transformation technologique améliorent souvent les conditions pour les élites et les capitalistes, les travailleurs n’en ressentent pas toujours les bienfaits immédiats. Après le début de la première révolution industrielle dans les années 1760, les profits des entreprises britanniques ont grimpé en flèche presque tout de suite, mais il a fallu plus de cinquante ans pour que les salaires réels des travailleurs britanniques augmentent. » De même, l’IA et l’automatisation d’aujourd’hui ont tendance à peser de manière disproportionnée sur les personnes exerçant des professions faiblement rémunérées et à amplifier les inégalités existantes, qu’elles soient sociales, culturelles ou de genre.
Quant au deuxième argument, il est au mieux naïf. Il est indéniable que l’automatisation peut libérer les individus de certaines tâches pénibles. Mais on voit aussi que l’IA rend le travail bien pire pour de nombreuses personnes. L’IA a conduit à la création de nombreux emplois ennuyeux, comme en témoignent les armées d’indépendant·e·s mal payé·e·s qui scannent les contenus pour YouTube et Facebook pour en retirer les plus répréhensibles. En outre, plus il y a de solutions permettant de gagner du temps, plus le stress au travail augmente ! « Ce paradoxe apparent — à savoir que nous ne sommes pas plus heureux au travail, malgré le fait que nos emplois soient plus sûrs et moins éreintants — peut s’expliquer avec l’observation qu’en plus d’éliminer le travail pénible, l’automatisation élimine aussi les parties amusantes et gratifiantes du travail. »
Roose remet également en question la troisième affirmation selon laquelle l’IA et les humains travaillent toujours mieux ensemble. Il y a vingt ans, le champion d’échecs Gary Kasparov affirmait que des équipes hybrides d’ordinateurs et de maîtres d’échecs pouvaient battre n’importe quelle IA. Mais cela ne semble plus vrai aujourd’hui. Désormais, la meilleure IA battra n’importe quelle équipe hybride. « *Dans ces partenariats humain-IA dont nous avons tant entendu parler, nous sommes souvent devenus un poids mort.* »
Dernier point, il est peut-être vrai que les besoins humains sont illimités et que de nouveaux emplois seront créés demain, qui ne peuvent être imaginés aujourd’hui. Mais cela pose de nombreux problèmes, car ces emplois peuvent se situer dans des zones géographiques différentes ou concerner des personnes ayant des niveaux d’éducation différents. Le fait que des emplois soient créés quelque part ne signifie pas que les personnes qui ont perdu le leur puissent en bénéficier. De plus, les nouveaux emplois peuvent être mal payés. Comment la richesse sera-t-elle partagée ? C’est l’une des questions les plus pertinentes à poser.
Les managers algorithmiques et les “bots ennuyeux” créent des cauchemars kafkaïens
« Dans de nombreuses entreprises, l’IA a été promue au rang de cadre intermédiaire. Dans des secteurs comme le support-client, la banque ou la restauration, les logiciels font désormais le travail de supervision, de formation des travailleurs, du contrôle de la qualité et d’évaluation de la performance — des tâches qui incombaient auparavant aux humains. » Hélas, cette forme de management tend à amplifier l’aliénation vécue par les travailleurs. Il y a quelques années, les chauffeurs d’Uber ont réussi à combattre les algorithmes en coordonnant leurs actions en dehors de la plateforme, mais en général, il est difficile de manipuler le logiciel et on ne peut pas négocier avec lui.
Roose se méfie particulièrement de ce qu’il appelle les “bots ennuyeux”. Ceux-là ne ressemblent peut-être pas à des cyborgs assassins venus du futur, mais ils n’en sont pas moins dangereux. Ils automatisent ce que personne ne voit et mettent en péril le sort des personnes les plus vulnérables. « Ces systèmes peuvent créer des cauchemars kafkaïens pour les personnes qui tentent de comprendre pourquoi un algorithme les a exclues d’un programme social ou leur a retiré leurs bons d’alimentation. » Comme l’explique Virginia Eubanks dans Automating Inequality : mettre les gens à la merci d’algorithmes bureaucratiques, avec peu de surveillance humaine, cela « brise le filet de sécurité sociale, criminalise les pauvres, intensifie la discrimination et compromet nos valeurs les plus profondes. »
9 règles humaines à l’âge de l’automatisation
« La clé pour vivre une vie heureuse et enrichissante à l’âge de l’IA et de l’automatisation, c’est de ne pas chercher à entrer en concurrence frontale avec les machines — en apprenant à coder, à optimiser sa vie, à éliminer toutes les formes d’inefficacité et de gaspillage de temps— mais à renforcer nos compétences purement humaines, afin d’être mieux armé·e pour faire les choses que les machines ne peuvent pas faire. » Roose énumère 9 règles essentielles pour bien vivre à notre époque :
Soyez surprenant.e, social.e et rare
Les humains savent mieux gérer les surprises et fonctionner dans des environnements avec peu d’information et beaucoup d’incertitude. Leur “bon sens” et leur esprit d’initiative peuvent les rendre efficaces même avec des règles mal définies. C’est pourquoi, selon Roose, les humains doivent cultiver cette différence. Nous sommes aussi plus aptes à satisfaire nos besoins sociaux et affectifs : nous sommes des créatures sociales assoiffées de relations humaines. Enfin, « les humains sont bien meilleurs que l’IA pour les tâches qui impliquent des combinaisons inhabituelles de compétences, des situations à fort enjeu ou un talent extraordinaire. J’appelle cela le travail “rare”. » Les compétences que vous devez essayer de faire grandir consistent à développer les relations avec les autres, à combiner les choses de manière créative (mathématiques et zoologie, graphisme et musique folklorique) et à générer une “catharsis émotionnelle”.
Résistez à la dérive machinale
Il existe des formes externes d’automatisation, mais aussi une automatisation intériorisée qui se produit en nous-mêmes. L’auteur raconte son addiction au smartphone et comment il a réalisé qu’il était devenu l’esclave de son téléphone, car il vérifiait compulsivement ses notifications des centaines de fois par jour. Il a commencé à remarquer que les recommandations générées de manière algorithmique par ses applications le transformaient en une personne superficielle et prévisible. « J’ai commencé à appeler ce sentiment “la dérive machinale”. » En design, l’architecture des choix repose sur l’idée que les humains peuvent être programmés pour prendre certaines décisions (notamment d’achat). Résister à la dérive machinale consiste à éviter la “tyrannie de la commodité” et à rechercher plus d’autonomie.
Rétrogradez vos écrans
Pour soigner son addiction au smartphone, Roose a réalisé qu’il avait régulièrement besoin de moments entièrement sans écran. Cela a considérablement amélioré sa vie sociale puisqu’il a cessé de “phubber” les gens. Le phubbing est un néologisme qui désigne ce comportement qui consiste à snober les personnes avec lesquelles on est en passant son temps à regarder son téléphone. « Des études ont montré que le phubbing — ou le simple fait d’avoir votre téléphone près de vous lorsque vous interagissez avec les autres — vous empêche de vivre des expériences agréables avec les autres. » Rétrograder ses appareils ne signifie pas s’en débarrasser complètement, mais cela signifie ne pas les laisser vous contrôler. « Votre vie est ce à quoi vous prêtez attention », lui a soufflé son coach alors qu’il essayait de se libérer de son addiction.
Soyez un·e artisan·e : laissez une marque humaine dans votre travail
À l’âge de l’IA et de l’automatisation, le hustling (le fait de travailler très dur pour renforcerson identité) est généralement contre-productif : on ne peut jamais faire mieux qu’un algorithme ! Il est préférable de refuser d’entrer en concurrence avec les machines et, au contraire, « s’attacher à laisser sa propre marque, purement humaine, dans son travail. » Les artistes et les artisans ont plus de chances de réussir dans le futur du travail. « Internaliser le principe de la marque personnelle, l’empreinte humaine—qui dit que plus l’effort humain est évident, plus la valeur perçue du travail est élevée —c’est un élément crucial pour préparer l’avenir. » Concrètement, cela signifie qu’il vaut mieux travailler de la manière la plus humaine possible et s’efforcer d’exprimer sa singularité au travail. Rendez votre travail personnel et authentique.
Ne vous laissez pas manager par la machine
Les personnes dont le travail consiste à suivre les instructions édictées par une machine ou à servir de relais entre des applications incompatibles sont des “points d’arrivée”. Pour Roose, il faut éviter cela à tout prix car ces emplois ne sont pas valorisés et finiront par être automatisés. D’un côté, il existe des « emplois assistés par les machines » (l’idéal). De l’autre, il y a les « emplois managés par la machine », où les humains ne font que boucher les trous (comme les gig workers qui oeuvrent pour des entreprises comme Uber, Lyft et Postmates ou les employé·e·s des entrepôts d’Amazon). Si vous êtes managé·e par une machine, vous produisez probablement aussi des données qui l’aideront in fine à mieux vous remplacer. « Mettez-vous dans des positions où vous pouvez exprimer votre humanité, et où l’on ne peut pas vous confondre avec un robot. »
Appréhendez l’IA comme une armée de chimpanzés
L’IA repose sur la force brute de calcul, mais elle est plus bête qu’un chimpanzé. Roose raconte l’histoire d’un vendeur sur internet qui a automatisé la génération de phrases rigolotes à imprimer sur des T-shirts et qui s’est retrouvé avec des T-shirts choquants qui lui ont coûté son entreprise. Moralité ? Il ne faut jamais sur-automatiser, c’est-à-dire donner aux machines une autorité qu’elles ne sont pas censées avoir. « Aujourd’hui, la plupart des IA sont semblables à une armée de chimpanzés. Elle est intelligente mais pas aussi intelligente que les humains. Elle peut suivre des directives si elle a été correctement formée et supervisée, mais elle peut être erratique et destructrice si ce n’est pas le cas. » Sans surveillance humaine, l’IA peut commettre des erreurs désastreuses. Cela a un impact énorme sur les personnes marginalisées, car les données utilisées pour former les algorithmes proviennent de sources historiques biaisées.
Construisez des grands filets et des petites toiles
Les grands filets sont des programmes et des politiques de grande ampleur qui soutiennent les individus dans un monde d’incertitude et de transitions. Il peut s’agir des allocations de chômage, des programmes de formation tout au long de la vie, de l’assurance santé universelle ou du revenu de base universel. En revanche, les “petites toiles” sont des réseaux locaux de personnes qui se soutiennent en cas de difficultés. « Historiquement, les grands filets ont permis aux sociétés de s’adapter plus facilement aux changements technologiques. (…) Nous devons également penser aux petites toiles que nous devons créer pour nous soutenir les un·s les autres dans cette période de transition. »
Tournez-vous vers les humanités
Roose dresse une liste de compétences qu’il estime nécessaires pour ce nouvel âge. Il les appelle les “humanités de l’âge des machines”. Il s’agit notamment de la capacité de concentration, c’est-à-dire la capacité à diriger son attention et à faire abstraction des distractions extérieures (la méditation, les promenades dans la nature et les exercices de respiration peuvent aider à développer cette compétence), de la faculté à “lire la pièce”, c’est-à-dire à comprendre ce que les gens pensent et ressentent (les femmes et les personnes issues des minorités ont davantage développé cette compétence parce qu’elles sont habituées à changer de codes et à adapter leur comportement dans des lieux de travail dominés par des hommes blancs). La liste comprend également la capacité de se reposer et d’alimenter ainsi sa créativité. Enfin, il y a le discernement numérique, c’est-à-dire la capacité à distinguer le vrai du faux, et l’éthique analogique (bien traiter les autres, agir de manière éthique).
Armez les rebelles
« L’histoire montre que ceux qui s’opposent à la technologie sans offrir de solution pour l’améliorer et la rendre plus sont généralement perdants. » L’abstinence technologique est le choix de certain·e·s artistes, mais c’est rarement la réponse à nos problèmes. Nous devons tous/toutes nous engager pour changer des systèmes potentiellement dangereux et en influencer la conception.
Photo par WTTJ
Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
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