Sexisme en entreprise : le patriarcat ne bougera pas si les hommes ne changent pas
07 mars 2024
8min
Un peu à l’image de ce que nous faisons avec l’écologie, nous passons notre temps à nous dédouaner sur les sujets du féminisme et à se renvoyer la balle des responsabilités. Parmi la liste de « coupables » on trouve : le patriarcat qui nous lègue « inconsciemment » tout un tas de comportements sexistes, des gouvernements qui n’ont jamais pris de vraies mesures pour réduire les inégalités, les entreprises qui préfèrent ignorer le sujet, les « autres hommes » qui se comportent mal avec les femmes…. Mais qu’en est-il de nos remises en question individuelles et surtout celles des hommes ? Ont-ils une place dans cette lutte ? Peuvent-ils être nos alliés au travail ? Éléments de réponse avec Laurence Bachmann, sociologue et professeure à la HETS Genève qui pose la question de la transformation masculine dans son ouvrage « Se réinventer en tant qu’homme » (à paraître prochainement).
Quand on parle de responsabilités dans le féminisme, il semble difficile d’obtenir une remise en question des hommes à l’échelle individuelle. La faute est toujours rejetée sur le patriarcat, les autres hommes… En tant que sociologue, avez-vous également fait ce constat ?
Complètement. Le patriarcat est souvent perçu comme quelque chose d’abstrait qui plane sur les hommes, les enferme dans des injonctions dont ils sont aussi les victimes, et les pousse à adopter « à leur insu » des comportements sexistes ou discriminants. Or de nombreuses recherches soulignent le rôle actif des hommes dans ces processus, la manière dont ils « font » le genre dans leurs interactions du quotidien. Le patriarcat ne nous manipule pas comme si nous étions des « pantins ». Les petits garçons, dès leurs trois ou quatre ans, prennent conscience de leur statut privilégié sur les petites filles. Adultes, comme l’a montré le regretté sociologue Léo Thiers Vidal, les hommes sont conscients de leur domination. Ce n’est pas quelque chose qu’ils évoqueront explicitement, ça peut être semi-conscient, mais c’est déjà là.
Au travail, comment se manifeste la domination masculine ?
Lorsqu’on est homme, on peut avoir conscience qu’on bénéficie de privilèges sur le salaire, le statut, l’accès à certains postes, le recrutement… Mais, il y a tout un tas d’avantages moins palpables. Par exemple, un homme a moins à se battre pour se faire entendre, pour faire accepter ses idées, pour être crédible. À statut et expérience égales, les femmes cadres ont par exemple plus de chance d’être reléguées à des tâches de secrétariat ou de soin.
Pourquoi est-il difficile de mobiliser les hommes dans la lutte féministe s’ils ont conscience de cette domination ?
Malheureusement pour nous, c’est confortable pour eux. Pourquoi auraient-ils envie de remettre en cause les avantages dont ils disposent à la fois dans la sphère domestique et professionnelle ?
Dans le cadre de votre étude, vous avez identifié une trentaine d’hommes qui se présentent comme « déconstruits ». Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces profils ?
Les études de genre sont très prolifiques lorsqu’il s’agit d’étudier la reproduction du patriarcat. Toutefois, il me semble important d’investiguer en parallèle les trajectoires de personnes qui tentent de se distancier de la masculinité hégémonique. Il y a un enjeu épistémologique à regarder « là où ça bouge ». Alors, j’ai trouvé des hommes qui étaient très investis sur les questions féministes (des activistes doctorants, hommes au foyer, etc.) pour comprendre ce qui les avait amenés à vouloir se transformer. J’ai choisi de me concentrer sur des habitants de la baie de San Francisco. Pourquoi ? Car c’est une zone très marquée par trois forces structurantes et interdépendantes qui incitent les hommes à se transformer : le féminisme, les évolutions du monde du travail et la structure culturelle du développement personnel. Toutes trois portent un nouvel idéal d’individu non genré, plus tourné vers la sensibilité, l’empathie, la coopération…
Qu’est-ce que cet apprentissage sur les questions de genre a apporté à ces hommes ?
Ils m’ont tous confié se sentir plus épanouis ! Sortir de l’injonction à la masculinité qui veut qu’on se détache de ses émotions, à ne pas se sentir touché ou affecté par ce que l’on traverse ne peut que faire gagner en qualité de vie. Dans la sphère professionnelle, ils ont retrouvé du lien avec leurs collègues, ils se sentent moins seuls et libérés du rôle solitaire et stressant de l’homme qui « contrôle la situation ». Sortir de ces idéaux-là permet de se connecter autrement à soi-même et à son entourage.
Nombreux sont les podcasts, essais et autres contenus éducatifs qui montrent aux hommes ce qu’ils ont à gagner dans la déconstruction des masculinités. Mais, n’est-ce pas une démarche auto-centrée ? Faut-il se méfier de ces discours d’hommes qui s’intéressent au féminisme « uniquement » dans le but de se libérer des injonctions et des travers du patriarcat qui les touchent eux, alors que ceux-ci oppressent surtout et plus violemment les femmes ?
Cette « déconstruction » peut effectivement être perçue comme une simple mise à jour de la masculinité dominante : leur discours change pour coller aux attentes des féministes envers les hommes, tout en conservant leurs privilèges.
Selon la sociologue Haude Rivoal, le travailleur moderne n’est plus bourru, sexiste et viril, mais plutôt celui qui tente de maîtriser son stress, de rester zen, d’être en maîtrise de lui-même. Si on s’éloigne du stéréotype de l’homme dominant au travail, les inégalités demeurent pourtant puisqu’elles se constatent encore dans les écarts de salaires, l’accès aux hauts postes, l’entre-soi masculin qui est toujours autant cultivé en entreprise… Les hommes « nouveaux » le sont-ils vraiment ? Et sont-ils vraiment des alliés féministes ?
Il est vrai que les formes de gouvernance se transforment progressivement au sein des entreprises qui aspirent à davantage d’horizontalité - on apprécie de moins en moins la figure du « petit chef ». Les attentes en termes de collaboration ont changé et les hommes ont intérêt à s’y adapter. Les recherches sur ces hommes qui « s’actualisent » mettent le doigt sur quelque chose de tangible, c’est-à-dire qu’ils mettent juste à jour leur masculinité tout en restant dominant. Il faut effectivement rester vigilants·es. Mais avec mon étude, je voulais davantage m’intéresser au changement qu’à la reproduction. Mon but est de comprendre ce qui les a poussés à se lancer dans cette démarche de transformation (même si elle est minime), à quoi elle aboutit et comment la soutenir de manière institutionnelle.
Dans le cadre de votre étude, qu’est-ce qui a motivé ces hommes à entamer ces réflexions sur le féminisme et la masculinité ?
Le point de départ de tous les hommes que j’ai interviewés, c’est le constat de la violence engendrée par les idéaux de masculinité. Cela peut être parce qu’ils ont été harcelés ou témoins de harcèlement dans leur jeunesse ou encore parce qu’ils ont eu une compagne ou un membre de leur famille victime de violence sexuelles ou sexistes. Ils se sont mis à éprouver une ambivalence voire un rejet viscéral pour ces idéaux. Ça peut les amener à porter un regard critique sur eux-mêmes, à essayer de retrouver une certaine cohérence interne en se questionnant sur le décalage entre leurs aspirations (être une meilleure personne), et leurs pratiques.
Quelles ont été leurs étapes de transformation ?
Pour se transformer, ils s’appuient d’une part sur des connaissances en sciences sociales pour comprendre les rapports de domination et développer de l’empathie à l’égard des personnes impactées par ces rapports et, d’autre part, sur des outils d’introspection (comme la méditation, les groupes de paroles d’hommes, la communication non-violente) pour soutenir leur transformation.
Ces outils d’introspection ne servent-ils pas surtout des logiques productivistes ?
Ça peut-être le cas d’une partie d’entre eux. Mais ces outils invitent aussi à aller voir ce qui se passe en soi. Si les hommes se contentent d’acquérir des connaissances en sciences sociales, ils risquent de devenir des experts qui ont tout compris mais qui ne se questionnent pas. Pour passer à un changement profond, il est nécessaire de se munir des outils qui les guideront pour remettre en question leurs comportements conscients ou inconscients, pour les extraire d’une posture défensive et leur faire réaliser que le patriarcat ne « plane » pas au-dessus d’eux mais qu’ils l’incarnent dans leurs pratiques quotidiennes et ordinaires et qu’ils ont une marge de manœuvre dessus.
Avons-nous tous intérêt à accepter que nous n’avons pas toujours eu les bons comportements, notamment dans la sphère professionnelle, mais que le plus important est d’adopter un regard critique sur nous-mêmes et se donner une chance d’apprendre et évoluer ?
Oui, tout à fait, avec douceur et empathie. Les hommes que j’ai interviewés ont développé de nouvelles préoccupations éthiques qui les ont amenés à se remettre en question puis à se « transformer ». Ils sont tous passés par une première phase, celle du « retour sur soi », avec quatre préoccupations qui les animent à ce moment-là. D’abord, la connaissance, soit le besoin de s‘informer régulièrement sur les questions de genre. Par exemple : « je découvre dans une étude d’un article de presse que les hommes prennent plus de place en réunion ». Plus on s’informe, plus on observe ce que l’on a appris : les inégalités. Quand on commence à accumuler des connaissances, on rentre dans l’introspection, on identifie et on accueille nos propres limites et incohérences. Là, « je me demande si je n’ai pas tendance à monopoliser la parole en réunion ». Puis, on développe une conscience politique, on réalise les inégalités que cela engendre : « Si j’occupe trop de place en réunion, mes collègues féminines ne peuvent pas parler ». Enfin, il y a la cohérence interne : « Je réalise que je suis un homme qui a le privilège arbitraire d’être écouté… et ça n’a pas de sens. »
Et la deuxième phase ?
Il s’agit de « l’ouverture à autrui » et il y a à nouveau quatre préoccupations. La responsabilité : « Fort de mes connaissances, je prends mes responsabilités et je me tais un peu plus en réunion, j’écoute davantage ou j’instaure des outils pour mieux répartir la parole pour une meilleure équité. » À ce stade, on est donc beaucoup plus disposé à se lier aux autres de manière consciente et sincère, c’est la connexion empathique. La prochaine préoccupation réside dans l’assertivité, c’est-à-dire qu’on se désolidarise de la complicité masculine : « Si mon collègue masculin interrompt une de ses collaboratrices en réunion, je le souligne. » Enfin, il ne reste plus qu’à apprendre l’ « ajustement » pour sensibiliser ses collègues de la bonne façon, au bon endroit, au bon moment.
Pour abandonner ses structures défensives, c’est-à-dire la peur de perdre des privilèges, vous recommandez les outils d’introspection. En même temps, certaines dérives ont été observées lorsque des hommes pro-féministes participent à des groupes de parole ou même s’impliquent dans des actions syndicalistes féministes. Certains se réapproprient la lutte en la tournant uniquement vers la libération masculine, monopolisent la parole pour évoquer leurs souffrances personnelles, prennent le contrôle sur toutes les décisions… Comment éviter cela ?
Il y a effectivement des risques. Pour éviter ces dérapages, le cadre dans lequel s’opèrent ces discussions est crucial. Il faut répartir les temps de parole, permettre à chacun de s’exprimer dans un temps imparti, sur un sujet bien défini pour ne pas dévier. Les entreprises ont un rôle de garde-fou à jouer.
C’est aussi pour cette raison que la conscience politique - que j’évoquais plus tôt - est importante. Si un homme a conscience qu’en se positionnant sur des sujets féministes, il a des chances d’être mis sur un piédestal de manière totalement arbitraire (quand les femmes engagées se font plutôt taxer d’enquiquineuses), alors il peut réaliser qu’il doit « rester à sa place », et écouter les souffrances des autres, pour ne pas favoriser cette dynamique de reproduction de la domination.
De plus en plus de contenus, d’articles invitent les femmes à pratiquer l’empowerment, c’est-à-dire à s’imposer pour ne plus se laisser écraser par les hommes ou se protéger des discriminations et du sexisme. De leur côté, les hommes ont-ils intérêt à pratiquer le desempowerment s’ils veulent vraiment promouvoir l’égalité de genre ?
C’est une manière de voir les choses. Je dirais plutôt qu’il s’agira pour eux d’une nouvelle forme de pouvoir. Plutôt que d’exercer un pouvoir de domination, un pouvoir « sur », arbitraire, ils peuvent goûter à une forme de pouvoir « avec ». Connectés à leur vulnérabilité, ils pourront découvrir un pouvoir qui sera partagé de manière plus équitable avec les femmes, basé sur l’écoute, les liens d’interdépendance, la coopération, le plaisir. Plutôt que de se placer en haut d’une hiérarchie, à chercher à tout contrôler. Cela, d’autant plus que cette forme de pouvoir s’accorde avec ce qui est attendu dans les organisations aujourd’hui : une gouvernance partagée, plus horizontale.
Article écrit par Gabrielle Predko ; Édité par Romane Ganneval ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ
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