Dysmorphophobie : quand un complexe physique entrave la vie professionnelle
13 juin 2023
6min
Nez microscopique, pommettes saillantes, lèvres gonflées… La dysmorphophobie, ou l’obsession excessive d’un défaut dans l'apparence par rapport à une norme, toucherait environ 2% de la population mondiale et plus particulièrement les jeunes, selon une étude médicale publiée par la Bibliothèque américaine de médecine en 2018. Autrice de Traiter la dysmorphophobie - L'obsession de l’apparence (éd Dunod), la psychologue clinicienne Caline Majdalani, nous explique comment cette pathologie psychique peut avoir de graves répercussions sur la vie professionnelle des personnes qui en sont atteintes.
Depuis quelques années, on parle de dysmorphophobie dès qu’on évoque un complexe physique, mais pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit exactement ?
La dysmorphophobie ou l’obsession d’un défaut physique est un trouble psychiatrique qui se caractérise par une vision déformée de soi. Cela peut être quelque chose qui peut sembler anodin ou que l’on ne note pas spécifiquement comme une petite bosse sur le nez ou une peau pas assez lisse et qui devient un complexe vraiment handicapant. Et contrairement à ce que l’on peut penser parfois, ce complexe physique n’est absolument pas superficiel, puisqu’il a un impact significatif sur l’identité globale de la personne qui en souffre. Si la plupart des personnes atteintes de ce trouble n’en n’ont pas conscience, celles et ceux qui ont compris avoir un rapport biaisé à leur corps n’en parlent pas parce qu’ils en ont honte.
Vous dites que la plupart des personnes atteintes de dysmorphophobie n’en ont pas conscience, mais quels sont les signes qui ne trompent pas ?
La personne dysmorphique est tellement focalisée sur ses petits défauts qu’elle finit par adopter des comportements très spécifiques. Généralement, elle se regarde souvent dans le miroir pour vérifier ses imperfections ou adopte une stratégie d’évitement en fuyant tous les endroits où elle pourrait être confrontée à son image. Elle peut également dépenser des sommes très importantes dans les produits de beauté, maquillage, injections ou soins esthétiques. Elle passe beaucoup de temps à se faire beau/belle, à camoufler des parties de son corps avec du maquillage ou des vêtements. Dans certains cas, la personne peut également éviter des situations relationnelles et sociales, refuser d’apparaître sur les photos…. On estime que plus de la moitié des personnes touchées consultent en médecine esthétique et c’est sans compter celles et ceux qui ont recours à des méthodes plus invasives comme la chirurgie.
Selon des chiffres de 2019, dans le monde, les 18-34 ans ont désormais davantage recours à la chirurgie esthétique que les 50-60 ans. La vision déformée de soi touche-t-elle particulièrement les jeunes ?
Le milieu médical dont je fais partie est assez effrayé du fait que certains jeunes n’hésitent plus à avoir recours à des méthodes irréversibles pour changer leur enveloppe externe. Ce n’est pas la même chose de ne pas se sentir assez beau/belle et de mettre des crèmes, du maquillage, de prendre soin de soi à outrance, de faire du sport tous les jours ou des injections qui sont des techniques naturelles et plus ou moins réversibles que d’avoir recours à la chirurgie esthétique. Le problème, c’est que ces jeunes n’ont pas conscience que le rapport négatif qu’ils entretiennent à leur corps est lié à une mauvaise estime personnelle, à un problème d’identité : plus qu’un souci d’esthétique pur, cela relève de l’émotionnel.
Vous ne pensez pas que c’est également lié au fait que la beauté favorise la réussite personnelle et professionnelle ?
La beauté prend une place prépondérante dans nos vies peu importe le milieu dans lequel on évolue, tout simplement parce qu’on est de plus en plus confronté à notre image. Et en même temps avec les réseaux sociaux, on absorbe de plus en plus d’images de beauté au quotidien. Un peu comme s’il n’y avait plus de limite. Après, il ne faut pas oublier que ces images ne sont pas fidèles à la réalité objective, d’abord parce qu’elles ont été retouchées, mais aussi parce qu’elles ne reflètent pas toutes les formes de beauté. Malheureusement, les influenceurs les plus suivis véhiculent tous le même type d’image.
Ensuite, sur la réussite, c’est vrai que c’est toujours plus simple d’être beau/belle et ce n’est pas un hasard si on associe à cette image de beauté le bonheur, le développement personnel, la réussite, la carrière. Dans notre esprit, les gens beaux sont plus heureux et vivent plus de choses que les autres. À travers une image de beauté, on vend un épanouissement et un développement de carrière, des voyages, de l’amour… Tout est lié.
Si la réussite professionnelle va de pair avec la beauté, il est assez compréhensible de vouloir améliorer son enveloppe corporelle non ?
Comme je le disais, la beauté est un atout, mais ce n’est pas le seul. Si vous voulez être mannequin, influenceur, ou travailler dans un métier où vous serez exposé, le physique sera l’un des premiers critères, mais ça devrait être moins important dans les autres secteurs. Et c’est là que le bât blesse : ces dernières années, on a observé que la beauté s’était infiltrée ou avait pris une place beaucoup plus importante qu’elle ne devrait et il faudrait pouvoir la remettre à sa juste place. La beauté ne devrait pas être plus importante que les compétences réelles (hard et soft skills) et décider pour la personne de son avancement de sa carrière.
Parmi les caractéristiques du trouble dysmorphique, il y a l’évitement. Est-ce des personnes qui en souffrent peuvent éviter certaines carrières pour ne pas être exposées ?
C’est un phénomène que l’on observe et malheureusement la multiplication des réunions à distance via Zoom ou Google Meet où l’on voit constamment notre visage, n’arrangent rien. Aujourd’hui, les complexes physiques ne concernent plus seulement les personnes qui travaillent dans le secteur de l’image ou de l’esthétique, mais nous tous. Et avoir un regard dégradé sur soi a un impact très négatif sur nos compétences professionnelles qu’il s’agisse de notre concentration, de notre capacité à parler en public ou de notre confiance en nos capacités. Les personnes qui souffrent ont tendance à se comparer et à se dévaluer systématiquement par rapport aux autres et vont jusqu’à s’absenter pour se cacher. Cela peut également avoir une incidence sur la progression de carrière : comme on se trouve moins bien que les autres, on ne se sent pas capable d’assurer certaines missions et on refuse de s’exposer davantage ce qui est le lot des managers.
Il y a également des métiers qui favorisent le développement des troubles dysmorphiques. C’est très répandu chez les danseurs, les mannequins, les influenceurs…
C’est vrai. Pour les mannequins, les agences cherchent des individus qui correspondent à des modèles physiques qui ne sont pas toujours atteignables et cela peut avoir des conséquences très négatives sur l’estime personnelle, en créant de l’anxiété, en favorisant l’addiction et les comportements à risque. Qu’on se le dise, selon les critères de beauté actuels, personne n’est assez mince et personne n’a de visage assez symétrique. Aujourd’hui, on trouve que c’est normal que seule 20% de la population soit satisfaite de son apparence et pourtant c’est un terrible constat. Et je ne parle même pas des actrices qui doivent absolument rester jeunes et minces pour continuer à travailler.
En parlant des actrices, vous évoquez l’âgisme et nous voyons bien que le monde professionnel a tendance à mettre de côté les profils trop seniors. Pourtant, personne ne peut rester jeune éternellement.
Pour qu’une entreprise soit perçue comme dynamique, ses salariés doivent refléter une certaine image. C’est pour cette raison qu’elle aura tendance à favoriser la jeunesse au détriment de l’expérience des seniors. C’est une triste réalité. Il faut pouvoir combattre ce diktat et laisser à chacun le droit de montrer ses compétences et son savoir-faire.
Pensez-vous que retrouver de l’estime de soi par son travail est une bonne piste pour moins souffrir ?
En effet et pour cela il est important d’avoir une image plus globale de soi, puisque nous avons tous des caractéristiques physiques, émotionnelles et des sensibilités propres. Prenez une personne qui a une plastique irréprochable mais qui est timide et pas affirmée puis mettez-là à côté d’une autre qui est drôle, qui bouge bien dans l’espace, la seconde semble plus épanouie et peut être plus attirante. N’oubliez jamais qu’il y a ce que vous montrez et ce que vous dégagez.
Parfois ce que l’on voit aussi, c’est qu’un physique qui ne coche pas toutes les cases permet aux personnes de développer d’autres atouts. Je pense au regretté Guillaume Bats, l’humoriste qui était atteint de la maladie des os de verres et qui a su tirer de son physique le meilleur profit. Son exemple montre bien qu’être beau n’est pas suffisant. Ça peut être un point de départ, mais ça ne fait pas tout. Et d’ailleurs sachez que si votre corps ne correspond pas aux normes, vous pouvez en faire quelque chose de plus grand et cela peut avoir un impact tout aussi positif sur votre vie. C’est une question de point de vue.
Comment remettre nos peurs physiques à leur place sachant que ce n’est pas vraiment rationnel ?
La personne dysmorphique a tendance à zoomer sur quelque chose en particulier et rester bloqué dessus. Comme je le disais précédemment, il faut travailler la vision globale de soi. Si vous passez cinq minutes à scruter votre nez avec une glace grossissante, les défauts seront plus importants que si vous le regardez avec votre visage ou si vous observez votre silhouette dans sa globalité. Les personnes que vous rencontrez ne passent pas leur temps à vérifier chaque pore de votre peau, mais ils vous regardent bouger, sourire, parler.
Quand cela ne suffit pas, il est important de se poser la question suivante : quelle est la valeur que je me donne en tant qu’individu ? On remarque aussi que la personne dysmorphique a tendance à être anxieuse, perfectionniste et hypersensible. Qu’est-ce que cette souffrance cache ? Les personnes qui souffrent de ce trouble obsessionnel ont tendance à se sentir inférieur, à vouloir compenser en bossant plus, en trouvant un autre moyen de s’affirmer… Souvent, c’est une façon de dissimuler une peur de l’abandon, du rejet de l’autre, de cacher une hypersensibilité. C’est aussi pour ça qu’il ne faut pas hésiter à aller consulter un professionnel parce que ce genre d’obsession peut conduire à des dépressions, des idées suicidaires et il peut y avoir des passages à l’acte.
Article édité par Manuel Avenel; Photographie de Thomas Decamps
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