Bienvenue en incertitude : que devient la stratégie en temps de crise ?
03 mars 2022
10min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
L’attaque russe en Ukraine, débutée le 24 février dernier, a mis le monde en émoi. Certaines personnes étaient tétanisées par la peur d’une escalade. D’autres sont dans le déni et font comme si de rien n’était. Beaucoup d’entre nous se disaient qu’entre la pandémie, les catastrophes naturelles et la guerre, nous n’avions jamais de répit. Pour de nombreuses organisations, la période d’incertitude extrême présente des défis inédits pour leurs chaînes d’approvisionnement, leurs débouchés et leurs perspectives économiques. À très grande vitesse, le paysage géopolitique et économique se recompose et s’adapte à un nouveau monde.
Que devient la stratégie dans des situations exceptionnelles ? Qu’est-ce que vivre et travailler dans un monde d’incertitude ? J’ai interviewé Philippe Silberzahn sur ses réflexions sur la stratégie militaire et non militaire et les réactions qu’il constate dans les organisations et chez les individus. Professeur à l’EM Lyon, il étudie la façon dont les organisations se transforment pour gérer les surprises, les ruptures et les situations d’incertitude. Il analyse aussi les « modèles mentaux » dont elles restent parfois prisonnières. En octobre 2021, il a publié un ouvrage au titre à propos : Bienvenue en incertitude. Survivre et prospérer dans un monde de surprises.
Dans un article récent inspiré par l’attaque russe en Ukraine, vous évoquez le paradoxe de la stratégie, une « logique paradoxale où l’échec peut mener au succès et vice versa ». Pouvez-vous expliquer ce que cela veut dire ?
La stratégie est gouvernée par un paradoxe mis en lumière par un auteur qu’on devrait relire aujourd’hui, Edward Luttwak, un stratège qui a écrit sur l’Empire romain notamment. Selon lui, le paradoxe de la stratégie fait qu’une bonne idée peut devenir mauvaise et vice versa. Un bon exemple de cela, plus tactique que stratégique, c’est celui du capitaine d’une armée qui a le choix entre deux routes dont l’une est plate, dégagée et facile et l’autre est tortueuse, escarpée et semée d’embûches. Normalement, il devrait prendre la route la plus facile, mais pour surprendre l’ennemi, il aura peut-être plutôt intérêt à prendre la route difficile, qui fatiguera davantage ses hommes. Le paradoxe continue s’il se dit que l’ennemi va s’attendre à ce qu’il prépare un effet de surprise et choisisse la route difficile à cette fin et que donc il a intérêt à prendre la route facile pour créer un effet de surprise…
C’est parfois en prenant une route difficile qu’on va gagner un avantage. Le paradoxe s’illustre aussi par le fait que gagner peut vous amener à perdre. L’illustration parfaite de cela, c’est la percée allemande en 1941 en Russie qui prend les Russes complètement par surprise. La progression des Allemands est extrêmement rapide et ils gagnent des dizaines de kilomètres par jour. Cela semble être une victoire. Sauf que, ce faisant, ils s’éloignent de leur base et la logistique devient de plus en plus problématique. Inversement, les Russes qui reculent, eux, se rapprochent de leur base. Peu à peu, l’équilibre commence à pencher en faveur de ceux qui sont attaqués et reculent, jusqu’à ce que Luttwak appelle un point culminant, le moment où la stratégie atteint son niveau maximum d’efficacité et commence à repartir dans l’autre sens. La logistique allemande s’est effondrée et les Allemands ont finalement dû reculer. Le paradoxe de la stratégie peut vous amener à pousser trop loin votre avantage jusqu’à provoquer des effets pervers non voulus.
En l’espèce, on entrevoit plusieurs paradoxes de la stratégie dans l’attaque russe qui ne s’est pas produite tout à fait comme Poutine l’avait anticipé. D’ailleurs, la question de l’approvisionnement des troupes est aussi un sujet…
Je ne suis pas un spécialiste du sujet, mais ce que j’ai compris, c’est que Poutine avait prévu que l’attaque provoquerait la chute immédiate du gouvernement ukrainien et qu’il pourrait le remplacer par un gouvernement fantoche à sa botte et qu’ainsi tout serait réglé rapidement. C’est pour cela qu’il a employé le terme d’opération. Il y a visiblement eu une erreur de calcul. Du coup, le terme d’opération se retourne contre les Russes. Cette invasion qui aurait dû provoquer l’effondrement d’un gouvernement considéré comme « pas sérieux » — son président est un ancien comique : l’opération ne durera pas trois jours ! — a éveillé le sentiment national ukrainien. On a là un exemple d’effet pervers totalement inattendu. Poutine, formé au KGB, est un calculateur froid, nullement sentimental. Par son action, il est en train de voir se réaliser ses pires cauchemars : l’UE est unie, tout le monde veut adhérer à l’OTAN, l’Allemagne se réarme… Tout ce qu’il a œuvré à empêcher depuis vingt ans est en train de se réaliser. Pendant des années, il avait réussi à atteindre ses objectifs par petits pas (Géorgie, Tchétchénie, Crimée, etc). Cela lui a donné un excès de confiance. Il a atteint ce point culminant de l’efficacité d’une stratégie qui fait qu’on pousse son avantage un cran trop loin.
Il y a toute une école de personnes qui se réfèrent constamment à la stratégie militaire pour parler de commerce. Aujourd’hui, face aux événements, beaucoup de gens se plongent à nouveau dans des réflexions sur la stratégie militaire…
J’ai toujours été critique vis-à-vis des analogies militaires dans le monde économique. Je vois souvent des mémoires de master qui commencent par une citation de Sun Tzu ou de Clausewitz. C’est une erreur parce que le commerce n’est pas la guerre. Les deux sont liés. Mais quand il y a une transaction commerciale, les deux parties sont gagnantes. Dans une guerre, il y a une partie qui perd et une autre qui gagne. Souvent, ce sont même les deux parties qui perdent parce que la guerre se traduit par la destruction et la mort. Arrêtons de placer du vocabulaire militaire dans le monde économique !
La stratégie, elle, n’est pas strictement militaire. Cela consiste à avoir une vue d’ensemble. C’est valable pour l’entreprise comme pour la guerre. On voit bien dans la situation actuelle que, justement, la stratégie ne doit pas être réduite aux questions strictement militaires. C’est toute l’erreur de Poutine. Il s’agit donc de ne pas commettre à notre tour la même erreur. Par exemple, il y a eu cette déclaration récente de Bruno Le Maire qui a dit : « Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie ». En dehors du fait que c’est arrogant et irresponsable, c’est une erreur stratégique profonde pour plusieurs raisons. Un élément essentiel dans toute cette histoire ukrainienne, ce sont les opinions publiques. C’est dans notre intérêt que l’opinion russe reste majoritairement hostile à la guerre, même si Poutine ne semble pas en tenir compte. L’objectif, c’est que la Russie sorte de l’Ukraine, pas que la population russe soit profondément abîmée… et que l’opinion se retourne contre l’Occident. La stratégie est un art dialectique, c’est-à-dire que tout ce que l’on fait entraîne des réactions et adaptations des parties prenantes. C’est pour cela que le temps est un grand sujet. Pour l’instant, il joue en faveur de l’Ukraine…
On observe une recomposition très rapide des jeux d’alliances géopolitiques et économiques. Tant du côté des États que des entreprises multinationales, il se prend des décisions radicales et des virages stratégiques à grande vitesse. L’Union européenne, habituellement lente et molle dans ses actions, ne l’est pas actuellement. Cela vous a inspiré une réflexion sur l’opposition entre système centralisé et système décentralisé. Que nous disent les événements récents de cette opposition ?
L’ « opération » russe a entraîné un bouleversement de positions, la remise en question de politiques et de croyances qui dataient parfois de dizaines d’années — le réarmement de l’Allemagne par exemple. Pendant très longtemps on nous a dit que les systèmes centralisés sont mieux équipés pour gérer les crises que les systèmes décentralisés, que les autocraties marchent mieux que les démocraties dans ces cas-là. Les démocraties, c’est du bla bla, c’est lent, c’est rempli de gens qui ne sont pas d’accord entre eux. On a entendu ça au début de la pandémie. Mais c’est historiquement faux puisque parmi les pays qui ont le mieux géré la pandémie, il y a des démocraties comme Taïwan et la Corée du Sud.
Un système centralisé, par définition, peut agir plus vite dans sa prise de décision. Si vous ne discutez pas, c’est sûr que vous pouvez décider plus vite. À court terme, un système centralisé (autocratique) est avantagé par la vitesse de décision mais il est aussi plus fragile. Inversement, un système décentralisé sera plus lent (tout le monde n’est pas d’accord et les objectifs ne sont pas alignés) mais à moyen terme, c’est une force. Il y a plusieurs raisons à cela : premièrement, quand il n’y a pas de centre, il n’y a pas de centre à détruire ; deuxièmement, ça préserve une diversité de positions qui est un facteur de robustesse dans un monde complexe ; troisièmement, cela permet des adaptations locales. Par exemple, au sein de l’UE, la Pologne est mieux placée pour accueillir des réfugiés parce qu’elle a une frontière avec l’Ukraine et des réseaux locaux pertinents alors que la France saura moins bien faire car elle a historiquement peu de liens avec l’Ukraine. Un système décentralisé sera plus robuste et plus adaptatif. Le handicap initial de vitesse de réaction sera alors largement compensé. Une fois qu’il a eu le temps de se mettre en branle, le système décentralisé est beaucoup plus fort. Il y a un équilibre permanent à trouver dans l’action entre la centralisation et la décentralisation.
C’est assez impressionnant de voir à quel point les composantes économiques, politiques et militaires, nationales et supra-nationales, se sont coordonnées à une vitesse étonnante. Il restera, dans la logique de la stratégie, à espérer que ce système qui semble prendre l’avantage sur les Russes comprenne qu’il est important de ne pas pousser trop loin son avantage.
Entre biais de normalité et biais du scénario du pire, on observe des réactions très différentes chez les individus et les organisations face à un événement catastrophique. Quelle typologie de comportements pouvez-vous faire dans la période actuelle ?
C’est une question assez fascinante. C’est bien décrit par la psychologie : une situation inattendue et grave peut amener un phénomène de sidération. Quand le choc est très important, nous n’avons pas la capacité de donner un sens à ce qui se passe. On en parle à propos des viols par exemple. L’individu est tellement sidéré que le cerveau se déconnecte. C’est pour cela que, souvent, les victimes de traumatismes ne se souviennent pas de ce qu’elles ont vécu parce que leur cerveau s’est débranché et est passé en mode « reptilien ».
Lorsque notre système de croyances n’est pas capable de donner du sens à ce qu’on voit, on observe deux types de réactions possibles. La première, c’est un phénomène de rigidification : on va renforcer nos croyances, en particulier celles qui sont constitutives de notre sentiment d’identité, de manière à renforcer la stabilité de son identité face à ce qui est instable à l’extérieur. C’est pour cela qu’il y aura toujours des gens pour dire : « L’événement [pandémie, attaque russe…] prouve bien ce que j’ai dit depuis 30 ans… » Cette rigidification des croyances qui peut se traduire par du déni n’est rien d’autre qu’une forme de protection : on a peur que si on remet en cause ses croyances, c’est notre identité qui part.
La deuxième réaction, c’est la remise à jour des croyances face à une nouvelle réalité. Certains le font à marche forcée en ce moment. C’est vrai au niveau individuel et collectif. Normalement, les situations extrêmes doivent nous amener à revisiter nos modèles mentaux. Idéalement, il faudrait le faire en permanence. Mais c’est souvent seulement à l’occasion d’événements exceptionnels qu’on le fait. Dans ces cas-là, on devrait faire un examen collectif : « Qu’est-ce que cette situation change de nos croyances ? » Les croyants (religieux, militants, etc) remettent plus difficilement en cause leurs croyances car celles-ci sont constitutives de leur identité. C’est pour cela que l’exercice est plus facile pour certains que pour d’autres.
On n’avait pas besoin de l’attaque russe pour savoir que les surprises de taille (pandémie, catastrophes naturelles, événements géopolitiques inattendus…) s’enchaînent à un rythme qui semble toujours plus grand. Vous venez justement de publier un ouvrage intitulé Bienvenue en incertitude. Survivre et prospérer dans un monde de surprises dans lequel vous expliquez que beaucoup d’organisations et d’individus décident et agissent encore dans un « paradigme prédictif » (où l’on peut prévoir et planifier les choses à long terme) alors qu’il faudrait réinventer complètement ce paradigme. En quoi consiste cette réinvention ?
On a aujourd’hui dans les théories de la décision cette idée que la décision repose sur une prédiction — on fixe un objectif et ensuite on trouve les moyens pour l’atteindre. C’est pour cela qu’on demande aux candidat·e·s à la présidentielle d’avoir un programme, qu’on demande aux adolescents d’avoir un projet de carrière et aux entrepreneurs de faire des business plans… Ce paradigme prédictif est très ancré dans la décision, personnelle et organisationnelle. Je vois beaucoup d’étudiant·es totalement angoissé·es parce qu’ils/elles n’ont pas de projet de carrière. Je leur dis : « Ce n’est pas grave ! Si on m’avait décrit à 18 ans ce que je fais aujourd’hui, j’aurais été très surpris. » L’incertitude est un fait : le futur n’est pas écrit. Pour une large part, il est le produit de ce que nous allons faire. Mon ourvrage est un plaidoyer pour une culture de l’incertitude : cela n’est pas grave de ne pas être capable de prédire dès lors qu’on a un certain degré de maîtrise sur ce que l’on fait. On peut agir sans avoir besoin de prédire. On peut avancer par petits pas. C’est tout le paradigme entrepreneurial qu’on peut mobiliser au sens le plus large du terme.
Il y a quelques jours, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a publié un rapport extrêmement alarmant sur les conséquences prochaines du réchauffement climatique. Comment expliquer notre inaction ? Que vous inspirent ces catastrophes annoncées ?
Le GIEC a plusieurs scénarios précisément parce qu’on ne peut pas faire de prédiction. La situation est certainement grave. Mais la raison pour laquelle on n’agit pas, c’est que la menace semble éloignée et diffuse. Il y a un modèle mental qui consiste à penser qu’on va provoquer l’action en faisant peur. Or cela ne marche pas toujours. Si je mets un pistolet sur votre tempe, la menace est précise et immédiate et je la comprends tout de suite. Mais si je vous dis que dans quelques années le réchauffement climatique provoquera tout un tas de catastrophes, pour vous en tant qu’individu, la menace n’est ni précise ni immédiate, l’action à entreprendre ne l’est pas non plus. Que puis-je faire en tant qu’individu ? Si j’arrête de prendre l’avion et que je trie mes déchets, cela ne fera pas le poids face à la mise en service de nouvelles centrales à charbon ! On peut être désarmé face à l’immensité du problème. Le paradoxe, c’est peut-être que plus on insiste sur l’ampleur de ce danger, plus on tétanise les individus. Peut-être que c’est paradoxalement totalement contre-productif. Si les gens se disent « de toute façon, on est foutu », ils n’agissent pas. On retrouve le paradoxe de la stratégie dont on parlait à l’instant.
Nous sommes dans des systèmes humains complexes. Alors même que le réchauffement climatique est réel et tangible, les décisions qui doivent être prises doivent intégrer des compromis, des équilibres à trouver et des effets pervers. Il y a des objectifs irréconciliables et des conflits politiques à trancher. Un objet politique implique qu’à un moment donné, les décisions sont des compromis. Ces derniers scandalisent les puristes. Mais c’est là que devrait être le rôle du politique : avoir une vision stratégique dans un système complexe. Par exemple, si l’écologie se construit contre les personnes défavorisées, au bout d’un moment, elle se tire une balle dans le pied. On peut avoir raison sur le fond mais un militantisme qui n’a pas de vision stratégique sera contre-productif. On peut avoir raison et être son meilleur ennemi. De bonnes intentions peuvent donner des résultats catastrophiques. Beaucoup d’utopies se fracassent sur le réel. C’est toujours le réel qui gagne.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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