Intelligence collective : "de l'importance de réapprendre à faire corps"
10 nov. 2021
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
J’ai le plus grand mal à m’approprier le concept d’intelligence collective, souvent mis en avant de façon creuse, voire « bisounours ». L’intelligence collective semble insaisissable parce qu’elle est potentiellement partout et pratiquement nulle part. Mais c’est peut-être aussi précisément pour cela que l’idée est intéressante. Et si son caractère insaisissable n’était que le reflet de l’inadéquation de nos modèles mentaux dans un monde en transition ?
La transition qui transforme notre monde du travail, c’est celle d’un paradigme fordiste dans lequel il y avait une séparation stricte entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, à un paradigme numérique où l’organisation du travail doit se réinventer. L’intelligence collective est le cri de ralliement de ceux/celles qui pointent la montée de l’individualisme et la nécessité de réinventer le collectif.
Mais dans un monde en transition, il y a des décalages et des contradictions. Par exemple, de nombreuses entreprises parlent d’intelligence collective mais continuent d’évaluer la performance à l’échelle individuelle. On parle des soft skills nécessaires à la cohésion d’une équipe mais on ne les valorise pas suffisamment…
Pour aller plus loin dans l’exploration du sujet, j’ai interviewé Charlotte du Payrat, consultante, autrice de Orchestrer l’intelligence collective (Pearson, 2019).
On entend beaucoup parler d’intelligence collective. Mais cela sonne parfois faux ou creux. Pouvez-vous expliquer ce décalage entre discours et réalité ?
En entreprise, l’intelligence collective, on en parle souvent mais on peine à la mettre en œuvre réellement, à l’incarner. Dans la gestion et la coordination de projets par exemple, on répertorie les livrables et délais, les rôles et responsabilités, les risques, on regarde la liste des anomalies … mais on “n’orchestre” pas suffisamment l’intelligence collective pourtant essentielle, la nécessité de s’accorder dans nos différences. C’est la raison pour laquelle tant de projets n’aboutissent pas ou partent à la dérive.
On a d’autant plus de mal à faire de l’intelligence collective quelque chose de concret que c’est avant tout quelque chose d’immatériel. La plupart de nos indicateurs économiques s’intéressent davantage à ce qui est matériel. Il faudrait pouvoir changer nos manières de raisonner pour mieux appréhender ce qui ne se voit pas a priori, regarder en profondeur avec justesse au-delà des apparences..
Il est important pour nous de réapprendre à faire corps. Nous avons quelque peu perdu cette intelligence collective au fur et à mesure que notre esprit de corps s’est affaibli avec la montée de l’individualisme. Je ne suis pas sociologue, mais c’est un sujet bien documenté. Aujourd’hui, on fait mieux valoir sa propre singularité mais l’esprit de corps s’amenuise et par là même le rapport au « bien commun ».
Qu’est-ce qui permet de « faire équipe » ?
C’est un esprit. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut décréter. Comme je l’ai écrit, « lorsque l’atteinte d’un résultat est attribuée à l’ensemble de l’équipe sans qu’aucun individu ne se l’attribue, alors l’intelligence est collective ». Est-il possible de le mesurer et de l’enfermer dans un indicateur ? Je ne crois pas. Mais quand cela marche, on le sait. On peut le sentir à un instant T.
Nous vivons dans un monde très linéaire où on attribue à un élément une cause. Cela ne favorise pas la richesse du collectif au sein de l’équipe. C’est pour cela que j’explique dans mon livre qu’il faudrait penser l’expérience collaborateur de manière circulaire plutôt que linéaire. La vision linéaire s’intéresse aux “moments” (le recrutement, l’intégration, le départ…) tandis que la vision circulaire se penche sur les interactions entre tous les éléments. C’est une logique systémique qui est bien plus exigeante mais aussi beaucoup plus pertinente.
En quoi cette vision systémique de l’intelligence collective impose-t-elle de repenser le management ?
Cela s’est très bien illustré avec le cas Adobe il y a quelques années. En retirant l’entretien annuel d’évaluation — tourné vers le passé des performances et non le futur —, cette entreprise a mis en place un management du feedback quotidien qui favorise les relations entre individus.
Dans un monde de plus en plus complexe et incertain dans lequel ni les managers ni les personnes managées ne savent de quoi demain sera fait, ce qui compte le plus, c’est la qualité des relations entre les gens. Pour naviguer dans le brouillard, on a besoin de relations solides ! Ce qui fait qu’on y arrive, ce n’est donc pas notre savoir. Or la qualité des relations, ça se travaille autour des logiques de loyauté et de réciprocité.
Dans La Cinquième Discipline, Peter Senge, auteur essentiel sur le sujet de l’intelligence collective, nous enjoint à nous défaire de cette idée qu’il faut « faire tout seul » et à nous intéresser plutôt à « comment faire ensemble ». Il explique que pour maximiser la performance collective, il ne s’agit pas de faire la somme des performances individuelles mais de travailler les interactions entre les individus.
Pour Senge, ça passe par la maîtrise de cinq disciplines complémentaires :
- La maîtrise personnelle qui vise à clarifier notre approche de la réalité.
- Les modèles mentaux pour apprendre à nous défaire de nos préjugés.
- La vision partagée afin de savoir relier des individus ensemble.
- L’apprenance en équipe qui permet de favoriser la réflexion collective par le dialogue.
- La pensée systémique pour mieux voir les problèmes dans leur ensemble.
En somme, le tout est toujours plus que la somme des parties. Ou moins. En économie, on parle des externalités positives et négatives : ce sont ces conséquences non mesurées, bonnes ou mauvaises, qui affectent la vie et l’activité des autres. C’est un peu le sujet des externalités appliquées au management, non ?
Oui, je parle des « cercles vertueux » ou « vicieux » à propos de l’expérience des collaborateurs. Il faut une vision systémique pour en comprendre les mécanismes, savoir qu’il suffit parfois de pas grand-chose pour basculer dans le « vertueux » plutôt que le « vicieux ». Dans des logiques d’externalités positives, la qualité du management va entraîner le reste de l’entreprise. Il faudrait davantage prendre le temps de l’observation, ce qui est parfois bien difficile quand on est un manager avec un emploi chargé, ou pire quand on est en burn-out…
Dans L’Age de la multitude, Nicolas Colin décrit la transition numérique comme ce basculement d’un monde où la puissance est à l’intérieur des organisations à un autre où elle est à l’extérieur d’elles. Mais beaucoup d’organisations ont encore du mal à appréhender cela, n’est-ce pas ?
Je parle dans mon livre d’une transition d’un paradigme qui repose sur le contrôle matériel à un autre qui repose sur la confiance et la qualité managériale, le fait que l’on échange beaucoup entre membres d’une équipe.
François Dupuy, dans Lost in Management, parle du fait que les grandes entreprises ont tendance à se focaliser sur ce qui se passe en interne en oubliant tout ce qu’il y a autour. Il explique que le pouvoir est descendu d’un ou plusieurs crans pour se disperser à la base, au niveau des intermédiaires et des exécutants. Quand les dirigeants tentent de reprendre le contrôle en mettant en œuvre plus de process et de reportings, cela provoque l’effet inverse : plus les décisions se multiplient, moins le contrôle est grand !
Comment se fait-il que l’on continue de faire des évaluations individuelles alors qu’on prétend favoriser le collectif ? N’y a-t-il pas là un énorme paradoxe ?
On n’arrivera pas à faire de l’intelligence collective si on est centré sur l’individu. Ce faisant, on génère des logiques de compétition entre les individus d’une même entreprise. Cela n’a aucun sens d’évaluer la performance de manière décontextualisée et en faisant abstraction des relations que la personne entretient. D’ailleurs, c’est une manière de faire très occidentale. La philosophie chinoise à l’instar de l’art de la guerre Sun Tzu, propose une stratégie visant à s’adapter au mieux à l’environnement. Il y a une humilité de l’individu qui apprend à faire levier de son environnement. Nous autres Occidentaux sommes, à l’inverse, beaucoup trop dans une sorte de culte de la personnalité. Personne ne réussit seul sans un environnement porteur autour. Pourtant, on célèbre toujours la performance individuelle en ignorant la force de cet environnement.
La capacité des personnes à générer de la cohésion dans l’équipe, voilà quelque chose qui n’est pas reconnu. C’est perçu comme un « plus » agréable, mais cela ne fait pas partie de la performance elle-même. Le plus souvent, ce sont des compétences qui passent inaperçues, notamment quand il s’agit de personnes discrètes qui ne se mettent pas en avant. Parmi elles, il y a toutes ces personnes attentionnées qui auront une parole réconfortante à la machine à café, dont l’effet peut être déterminant au travail. Une petite attention peut débloquer des choses et faire avancer le travail ! On est aussi dans l’intangible quand on parle des « leaders naturels », ceux qui n’ont pas de rôles précis qui leur sont attribués mais qui sont spontanément dans le leadership…
Faudrait-il en finir avec les entretiens annuels ?
Les gens le vivent parfois comme une visite chez le dentiste et ça n’engendre pas forcément des bienfaits pour l’équipe. Je pense qu’il faudrait les supprimer et inventer d’autres manières de faire pour évaluer ce que font les salariés.
On pourrait les remplacer par des feedbacks réguliers, comme c’est déjà souvent en place, et des réunions d’équipe mensuelles visant une meilleure efficience collective.. L’objectif de ces réunions n’est pas de juger les uns et les autres mais de travailler les interactions internes, de mettre l’équipe au diapason. La définition d’un objectif commun fait naître une émulation entre les individus. Je recommande aussi le coaching d’équipe régulier. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut faire quand il y a une crise et que l’équipe se porte mal. Il faudrait le faire quand tout va bien.
Photo par Thomas Decamps
Article édité par Mélissa Darré
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