« Au travail, énormément de gens cachent leur handicap par peur d’être stigmatisés »
15 mars 2024
6min
En 2022, Alice Devès a co-créé Petite Mu, le média qu’elle aurait aimé avoir, quelques mois après avoir appris souffrir d’une sclérose en plaque. Avec, l’entrepreneuse sensibilise autour du handicap invisible, afin de faire bouger les lignes, notamment en entreprises. Entretien.
Plus d’un salarié sur dix est concerné par un handicap. Quelles sont les difficultés qu’ils et elles peuvent rencontrer ?
Ça dépend vraiment de la personne et du handicap. Par exemple pour une personne sourde d’une oreille ça peut être d’avoir la moitié des informations lors d’une réunion, pour une personne ayant des troubles de l’attention, ça va être d’oublier de dire bonjour à ses collègues car trop de choses se passent dans sa tête. Ce qui est commun, c’est la fatigue importante et la difficulté de concentration.
Parmi les 12 millions de personnes handicapées en France, 80% ont un handicap dit invisible, qui est votre cheval de bataille personnelle. Qu’entend-on par ce terme ?
Un handicap invisible, c’est un handicap qui ne se voit pas. Environ 9 millions de personnes sont concernées en France et on pense que c’est bien plus parce que beaucoup de gens ne se sentent pas forcément en situation de handicap ou ne veulent pas en parler. Il y a plusieurs grandes familles : les maladies chroniques, donc les maladies de plus de six mois comme l’endométriose, les cancers ou le diabète, les troubles psychologiques et psychiatriques avec l’anxiété, les tocs ou la bipolarité, les troubles du neuro-développement comme la dyslexie et enfin les troubles autistiques, visuels et auditifs.
« Avoir un handicap invisible, ça demande de se justifier auprès de ses amis et de sa famille qui finissent parfois par oublier qu’on est malade parce qu’on donne l’impression d’aller bien. » - Alice Devès, co-fondatrice de Petite Mu.
Parler de handicap invisible, c’est récent ?
Oui. Pendant des années, les personnes touchées ont mis en place des stratégies de compensation, sauf qu’à un moment le corps lâche. On en parle de plus en plus parce qu’il y a un ras de bol. Car avoir un handicap invisible, ça demande de se justifier auprès de ses amis et de sa famille qui finissent parfois par oublier qu’on est malade parce qu’on donne l’impression d’aller bien. Autre exemple, c’est difficile quand on demande de s’asseoir dans les transports ou de passer devant dans une file d’attente, surtout quand on est jeune. Bref, on veut que les choses changent.
C’est d’ailleurs pour cela que tu as co-créé ton média Petite Mu… Tu peux nous raconter la genèse ?
Quand j’ai appris à 24 ans que j’avais une sclérose en plaque, j’ai très vite compris l’impact du handicap dans ma vie pro et perso. Quand j’en parlais ça restait toujours un peu tabou avec mon entourage. À l’époque, j’étais cheffe de projet marketing, et au travail c’était compliqué, ils ne savaient pas comment réagir. Ils avaient du mal à comprendre mes arrêts maladie, ils manquaient d’empathie, car je pense qu’ils ne se rendaient pas compte de l’impact. Quand on apprend une maladie, il y a un avant et un après, c’est dur de se remettre dans le rythme, et ce n’est pas quelque chose que je maitrisais. J’ai cherché des témoignages, des conseils. Sur Instagram, il n’y avait aucun compte sur le handicap invisible, alors j’en ai créé un avec Anaëlle Marzelière. Elle souffre de troubles psys depuis qu’elle est jeune et, en tant que graphiste et illustratrice, a toujours voulu dessiner ce qui se passe dans sa tête. On ne pensait pas que ça prendrait autant d’ampleur.
Vous avez 26 000 abonnés sur Instagram et tu as récemment été nommée dans le top 35 des leaders positifs par les Échos. Comment expliques-tu votre succès ?
Les personnes handicapées avaient vraiment besoin d’un média qui les représentent. Elles ont rarement la parole, on parle toujours pour elles. Chaque jour, on reçoit tellement de messages de gens qui veulent témoigner ! Avec Petite Mu, on offre un nouveau regard avec une communication dynamique, colorée, qui tranche avec celle sur le handicap, souvent un peu vieillotte.
« On voulait proposer une vraie sensibilisation dans les entreprises, au-delà des formations basiques sur le handicap. Notre objectif, c’est de sensibiliser de manière ludique, avec des ateliers, des expos, pour faire en sorte que les gens passent un bon moment, qu’ils s’intéressent. » - Alice Devès, co-fondatrice de Petite Mu.
C’est un média de témoignages. Qu’est-ce que tu retiens de ceux récoltés jusqu’à présent ?
Ça m’a permis de prendre beaucoup de recul sur le handicap. Je réalise que pour nombre de personnes handicapées c’est devenu une force et qu’il existe une vraie solidarité entre elles. Ça a aussi permis d’évoquer plein d’autres sujets dont on parle peu comme la vulnérabilité. Au travail, ce qui ressort c’est qu’énormément de gens le cachent par peur d’être stigmatisés. Sauf que cela amène pleins de soucis car les collègues et les managers ne comprennent pas leur attitude ou leur fatigue par exemple.
Depuis un peu plus d’un an, vous intervenez également dans des entreprises. Pourquoi ce choix et en quoi consistent ces interventions ?
Parce que déjà c’est compliqué de vivre d’un média, alors on a cherché d’autres sources de rémunération. Mais surtout, on a réfléchi à comment on pouvait aller plus loin car dans les témoignages, la thématique “handicap – travail” revient systématiquement. On voulait proposer une vraie sensibilisation dans les entreprises, au-delà des formations basiques sur le handicap. Notre objectif, c’est de sensibiliser de manière ludique, avec des ateliers, des expos, pour faire en sorte que les gens passent un bon moment, qu’ils s’intéressent. Car ce n’est pas tout d’organiser des conférences, il faut que les gens viennent.
Aussi, on s’est rendus compte que beaucoup de personnes avaient cessé de travailler après la découverte de leur handicap. Les entreprises ont le pouvoir de changer les choses en aménageant les conditions de travail des personnes en situation de handicap entre autres. Concrètement, quand je sensibilise, j’explique, je déconstruit les clichés, je donne les bons réflexes aux managers, aux collaborateurs, comme par exemple comment réagir quand un collègue revient d’un an d’arrêt maladie. En réalité, tout le monde se pose la question mais personne n’en parle, donc c’est sur des cas concrets que l’on fait voir la lumière.
Et quel est l’impact ?
En moyenne, après notre passage dans une entreprise, une à deux personnes font la démarche pour obtenir une reconnaissance administrative de handicap (RQTH), et donc pour se déclarer officiellement en situation de handicap. (NDLR : une RQTH, délivrée par un organisme rattaché à l’État, permet de bénéficier de différentes mesures pour faciliter l’accès à l’emploi ou améliorer les conditions de travail). Globalement, nos interventions permettent de libérer la parole, de motiver les gens à parler. C’est comme ça que les choses progressent.
Depuis quand les entreprises ont-elles évolué vis-à-vis du handicap ?
La loi de 2005 a provoqué de grands changements. L’intérêt des entreprises grandit, notamment parce qu’elles doivent payer des taxes si elles ne respectent pas l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH). En France, toutes entreprises de plus de 20 salariés dans le public et le privé doivent employer au moins 6% de personnes en situation de handicap. Or, les entreprises sont en moyenne à 3,5% en France, avec seulement 23% des entreprises atteignant les 6%.
Malgré tout, je pense que c’est un peu plus accepté grâce à certaines évolutions : l’aide technologique avec les logiciels pour les personnes sourdes ou malvoyantes par exemple ou la démocratisation du télétravail, une étape révolutionnaire pour les personnes en situation de handicap. Aussi, les entreprises ont réalisé qu’elles avaient plein de gens en situation de handicap dans leur entreprises, et que pour respecter les 6%, il suffisait qu’elles fassent des campagnes de sensibilisation et que les gens se déclarent.
« Beaucoup d’entreprises considèrent qu’une personne handicapée est une contrainte. » - Alice Devès, co-fondatrice de Petite Mu.
Le taux de chômage des personnes handicapées est passé de 19% à 13% entre 2017 et 2022. Mais il reste presque deux fois plus élevé que dans la population active. Qu’est-ce qui bloque ?
D’abord, il existe un certain frein au recrutement. Beaucoup d’entreprises considèrent qu’une personne handicapée est une contrainte. Pour un manager sous pression de résultats, embaucher quelqu’un dans son équipe ayant besoin de partir plus tôt le soir ou ayant besoin de plus de temps de repos n’est pas compatible avec la charge de travail demandée. Aussi, les entreprises rechignent à s’adapter. Enfin, il y a une certaine peur, notamment autour des troubles psys.
C’est là où vous intervenez avec votre média : en brisant les clichés sur les gens en situation de handicap ?
C’est ça. Surtout, on montre qu’effectivement il peut y avoir des périodes où ça va moins bien et qu’il faut l’accepter. C’est crucial pour les entreprises d’insérer les gens au maximum pour qu’ils se sentent bien. Pour une personne en situation de handicap, c’est hyper important de maintenir son emploi, afin de continuer à gagner sa vie et pour éviter l’exclusion sociale.
61% des porteurs de handicap ne font jamais apparaître leur handicap sur leur CV. Pourquoi ?
On nous demande souvent s’il faut en parler. Je réponds qu’il ne faut pas l’indiquer à moins que l’entreprise ait des politiques d’handicaps efficaces. Il y a encore beaucoup de discriminations, même si ça commence à évoluer avec la politique des 6 %. D’un autre côté, les entreprises réalisent qu’elles ont du mal à recruter des personnes en situation de handicap, ce qui peut les pousser à faire des efforts. Le problème c’est que le manque d’aménagement pour les personnes handicapées commence dès l’école.
Quel est votre objectif pour le futur avec Petite Mu ?
On fête nos 2 ans le 31 mai prochain au Ground control (tiers-lieu culturel du 12ème arrondissement parisien, ndlr.) avec plein de conférences, des tables rondes, du stand-up, des initiations au parasports, des ateliers bien-être… On lance aussi huit épisodes sur les joueurs paralympiques sur Youtube. Notre objectif à long terme, c’est vraiment de faire évoluer notre média avec plus de reportages, et de développer de nouveaux formats dans les entreprises comme une fresque du handicap par exemple. On aimerait aussi créer des pièces de théâtre. Notre objectif reste de trouver des façons ludiques de sensibiliser les gens !
Article écrit par Olivia Sorrel Dejerine, edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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