« Les femmes demandant à télétravailler sont davantage suspectées de désengagement »
28 mai 2024
6min
Le télétravail, parfois utile pour concilier travail et vie familiale, révèle des inégalités entre hommes et femmes. Les femmes subissent des horaires plus stricts, la suspicion des employeurs et des stéréotypes. Gabrielle Schütz, enseignante-chercheuse et Maîtresse de conférences en sociologie, analyse pourquoi elles optent malgré tout pour le télétravail et propose des solutions pour atténuer ces disparités.
Vous vous êtes récemment penchée sur les résultats 2023 de l’étude de l’Observatoire du télétravail, mais avec un focus particulier sur la distinction entre les genres. Pourquoi avoir mis l’accent sur cette différenciation entre femmes et hommes ?
Lorsque j’ai commencé à étudier le télétravail avant la crise sanitaire, j’ai constaté qu’il y avait très peu de littérature scientifique sur le sujet en français. Puis, avec la crise sanitaire la question des inégalités entre les femmes et les hommes a été largement discutée, en particulier par rapport aux emplois non télétravaillables et à la fermeture des crèches et des écoles. Cependant, les inégalités en télétravail étaient souvent perçues comme liées à des normes familiales, plutôt qu’au monde du travail, comme si les entreprises n’en étaient pas responsables. Dans mon travail de recherche en tant que sociologue, j’explore la question des inégalités dans le contexte professionnel, mettant en lumière que les organisations, entreprises et administrations qui mettent en place le télétravail ont aussi une responsabilité dans les inégalités liées à cette pratique.
« Dans l’esprit de nombreuses entreprises, les femmes demanderaient à télétravailler afin de s’occuper davantage de leurs enfants, et seraient donc suspectées d’être moins engagées professionnellement. » - Gabrielle Schütz, enseignante-chercheuse et Maîtresse de conférences en sociologie.
Selon votre étude publiée en 2023, « Télétravail et inégalités de genre : quel rôle jouent les organisations ? », il est évident que les femmes sont désavantagées en matière de télétravail. Comment est-ce possible ?
Pour commencer, il faut distinguer plusieurs questions. D’abord celle de l’accès au télétravail. Pour accéder au télétravail, il faut occuper un poste jugé télétravaillable. Or, on sait que de nombreux emplois liés aux soins, au contact avec le public, soit des tâches difficilement transposables à distance, sont principalement occupés par des femmes. Même lorsque ces postes comportent une part de tâches “télétravaillables”, comme dans la plupart des métiers de bureaux du tertiaire, ils restent perçus à travers le prisme de la disponibilité physique. Cette répartition sexuée de l’emploi rend donc l’accès au télétravail moins évident pour les femmes.
Ensuite, sur les postes jugés télétravaillables, il y a la question de la négociation. Pour obtenir le télétravail, il faut généralement l’accord du supérieur hiérarchique, ce qui nécessite de gagner sa confiance. Ici, les femmes sont souvent désavantagées car elles occupent généralement des postes moins élevés dans la hiérarchie, ce qui rend la confiance moins évidente et la négociation plus difficile.
Au-delà de l’accès au télétravail, il y a aussi la question des régimes de télétravail, soit des modalités du télétravail. Par exemple, la possibilité de choisir ses horaires, ses jours de télétravail, etc. Les femmes ont généralement moins d’autonomie temporelle au travail, comme l’a montré la sociologue Jeanne Ganault, et cela reste vrai en télétravail : leur télétravail n’implique pas nécessairement plus de liberté dans le choix des horaires ou des pauses. En plus, elles ont souvent moins de jours de télétravail à leur disposition pour les mêmes raisons que j’ai mentionnées précédemment.
Enfin, un autre aspect d’inégalité réside dans la perception de celui-ci dans les organisations. Une politique de télétravail, bien que présentée comme neutre, peut reposer sur des stéréotypes de genre. Ainsi, dans l’esprit de nombreuses entreprises, les femmes demanderaient à télétravailler afin de s’occuper davantage de leurs enfants, et seraient donc suspectées d’être moins engagées professionnellement. Cette stigmatisation peut d’ailleurs également décourager les hommes de recourir au dispositif.
D’après votre étude, malgré des conditions moins favorables pour les femmes en télétravail, elles semblent plus intéressées par cette option. N’est-ce pas paradoxal ?
Il y a deux raisons principales à cette situation. La première, bien connue, est que les femmes assument la majorité des tâches domestiques et du travail parental. Elles sont en première ligne pour concilier le temps familial et le temps professionnel. Le télétravail leur permet d’atténuer légèrement cette contrainte. En supprimant le temps de trajet, on peut plus facilement être à l’heure pour aller chercher les enfants à l’école ou gérer les imprévus.
La deuxième raison est liée à leurs conditions de travail au bureau. Il est prouvé que les femmes ont moins d’autonomie temporelle, c’est-à-dire qu’elles doivent respecter des horaires plus stricts que les hommes, avec des attentes plus élevées en termes de présence. Ainsi, le télétravail leur fait miroiter un peu plus de liberté par rapport au travail sur site.
De plus, les femmes accomplissent plus souvent que les hommes ce qu’on appelle le « travail émotionnel », une notion développée par la sociologue américaine Arlie Hochschild à propos des hôtesses de l’air, mais qui s’applique à de nombreux autres métiers. Cela inclut écouter les problèmes de ses collègues, gérer les conflits, etc. Les femmes subissent moins d’interruptions en télétravail par rapport au travail sur site.
« En encourageant les femmes à télétravailler davantage pour mieux concilier leurs responsabilités familiales, on risque de les enfermer davantage dans la sphère domestique et de les exclure des opportunités professionnelles. » - Gabrielle Schütz, enseignante-chercheuse et Maîtresse de conférences en sociologie.
Lors d’une interview menée par WTTJ avec Dominique Meurs, l’économiste a souligné la disparité entre le « télétravail masculin » et « féminin », notant que les hommes ont souvent un espace de travail dédié tandis que les femmes jonglent avec les tâches domestiques pendant le télétravail. Avez-vous observé des tendances similaires dans votre étude ?
Effectivement, et cela a été documenté par de nombreuses enquêtes quantitatives. Dans une enquête de l’Ined menée pendant le confinement en 2020, on a constaté qu’en moyenne 25 % des femmes disposaient chez elles d’un espace où elles pouvaient s’isoler et travailler tranquillement, contre 41 % des hommes.
Dans mon enquête, j’ai également observé cela qualitativement à travers environ 85 entretiens. Parmi les couples qui télétravaillent le même jour, il y avait quasiment toujours la même configuration : les hommes travaillaient dans une pièce isolée, tandis que les femmes travaillaient dans une pièce centrale de la maison comme le salon, sujette à plus de passage - mais parfois aussi plus spacieuse et lumineuse. Ces pièces permettent aux femmes d’être « tour de contrôle », pour reprendre les termes de la sociologue Frédérique Letourneux, et voir ce qui se passe avec les enfants, dans la cuisine, lancer une machine à laver… Cette position centrale entraîne forcément plus d’interruptions dans le travail des femmes.
Une autre différence notable est l’utilisation du temps dégagé par le télétravail, notamment le temps de transport supprimé. Les hommes tendent à utiliser ce temps libre pour des activités plus personnelles, qu’il s’agisse de loisirs, ou, à l’opposé, de travail professionnel, ou, ils l’investissent également dans de tâches parentales centrée sur la relation avec les enfants afin d’effectuer un travail paternel de qualité. En revanche, les femmes utilisent surtout ce temps pour le travail domestique : non seulement pour des tâches parentales, mais aussi pour des tâches ménagères.
Y a-t-il des mesures ou des politiques d’entreprise qui tiennent compte des tâches domestiques et de la relation travail-famille, responsabilités qui sont généralement assumées plus souvent par les femmes?
C’est intéressant de voir que pendant longtemps, les accords sur l’égalité professionnelle signés par les entreprises incluaient le télétravail dans le cadre des mesures destinées à favoriser la carrière des femmes, avec l’idée que cela leur donnerait plus de flexibilité. Cependant, ce que l’on n’avait pas nécessairement anticipé, c’est que le télétravail pour les hommes et les femmes ne se déroule pas toujours de la même manière, ce qui peut également recréer d’autres formes de ségrégation.
La chercheuse Marianne Le Gagneur a mené une enquête dans une grande banque et a constaté, par exemple, que de nombreux hommes évitaient de télétravailler le mercredi, car c’est le jour traditionnellement consacré aux enfants, ce qui pourrait être mal vu et indiquer un manque d’engagement au travail. Travailler au bureau le mercredi leur permettait au contraire de recréer un environnement masculin, dans un contexte où beaucoup de femmes étaient en télétravail, et d’avoir plus d’opportunités pour valoriser leur travail auprès de leur hiérarchie. On sait que beaucoup d’informations se partagent lors de moments de sociabilité informelle. En encourageant les femmes à télétravailler davantage pour mieux concilier leurs responsabilités familiales, on risque de les enfermer davantage dans la sphère domestique et de les exclure des opportunités professionnelles car elles ont moins accès à ces échanges informels et aux informations qui en découlent.
« Il est essentiel de déconstruire les stéréotypes sexistes liés au télétravail. Arrêter de penser que le télétravail est réservé aux personnes qui ne travaillent pas vraiment ou que les femmes qui le pratiquent passent leur temps à s’occuper de leurs enfants. » - Gabrielle Schütz, enseignante-chercheuse et Maîtresse de conférences en sociologie.
Quelles mesures concrètes les entreprises peuvent-elles prendre pour améliorer les conditions de télétravail des femmes ?
Je pense qu’il serait intéressant que les entreprises recueillent des statistiques genrées sur le télétravail et sa fréquence. Cela aiderait à identifier les inégalités. Par ailleurs, les organisations devraient évaluer chaque tâche pour déterminer si elle peut être effectuée à distance, plutôt que de faire cette distinction au niveau des métiers.
Pour élargir l’accès à l’autonomie temporelle, le contrôle du travail devrait être basé sur les résultats plutôt que sur les horaires, tout en surveillant la charge de travail pour éviter la surcharge et en apportant le support managérial nécessaire.
Une autre mesure à prendre serait d’équiper correctement tous les employés. Une enquête de la Dares menée pendant la crise sanitaire en 2021 a identifié des « télétravailleurs vulnérables », confrontés à des problèmes matériels comme l’absence de VPN ou d’ordinateurs portables en bon état de fonctionnement. Beaucoup étaient des femmes travaillant dans la fonction publique. Le manque d’investissement dans des outils de dématérialisation peut rendre le télétravail fragmenté, avec des tâches laissées inachevées à la maison, ce qui alourdit la charge de travail des employés administratifs.
Enfin, il est essentiel de déconstruire les stéréotypes sexistes liés au télétravail. Arrêter de penser que le télétravail est réservé aux personnes qui ne travaillent pas vraiment ou que les femmes qui le pratiquent passent leur temps à s’occuper de leurs enfants.
Cependant, pour rendre le télétravail réellement plus équitable, c’est tout le monde du travail qu’il faut rendre plus équitable. C’est une histoire de répartition plus équitable des emplois entre les femmes et les hommes selon les secteurs, mais aussi, et peut-être surtout, une meilleure répartition dans les niveaux hiérarchiques.
Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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