28 jours de congé paternité ? « Insuffisant pour l’égalité »
01 juil. 2021
7min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste indépendante
À partir de ce 1er juillet, le congé paternité en France passe de 14 à 28 jours (25 jours + les 3 jours de naissance), dont sept sont désormais obligatoires. Cette réforme marquera-t-elle enfin la fin des inégalités femmes-hommes face à la charge qu’entraîne l’arrivée d’un enfant ?… Certainement pas, répond l’autrice Violaine Dutrop, qui propose dans son essai “Maternité, paternité, parité” (Éd. du Faubourg) la création d’un congé deuxième parent obligatoire, égal au congé maternité (16 semaines). Pour la spécialiste du genre, à l’heure où la carrière des femmes continue de pâtir de la maternité, il est temps de changer radicalement les choses. Comment cette répartition sexuée des rôles que nous connaissons est-elle apparue ? Quel est le réel impact d’un congé inégalitaire sur la carrière des femmes ? Pourquoi la France est-elle à la traîne par rapport aux autres pays ? Violaine Dutrop a répondu à nos questions.
Pour vous, la réforme actuelle du congé paternité - passage de 14 à 28 jours - risque de donner l’impression d’avoir “réglé les inégalités entre les hommes et les femmes” face à l’accueil d’un enfant, alors qu’elle ne fait “que les déplacer”. Pourquoi ?
Parce que c’est une mesure qui conforte la séparation des rôles entre les femmes et les hommes. En ayant l’air de régler les inégalités familiales, domestiques et professionnelles, elle affirme en réalité le rôle principal de la mère, et le rôle secondaire du père. Pour affirmer l’égalité, on aurait besoin d’une mesure qui mette les parents au même niveau d’investissement parental.
Vous citez plusieurs chiffres qui prouvent que ce sont en majorité les mères qui délaissent leur carrière professionnelle – à la suite d’une naissance par exemple, une femme sur deux réduit ou cesse temporairement son activité après son congé maternité, contre un homme sur neuf. Comment expliquer, en 2021, qu’une telle différence persiste ?
Nous sommes dans un continuum de différenciations entre les femmes et les hommes, qui se sont intériorisées dès la petite enfance. Par exemple, les petites filles sont projetées dès leur plus jeune âge dans la parentalité et dans la relation hétérosexuelle. On leur pose des questions comme : « combien d’enfants tu veux plus tard ? » ou « est-ce que tu as un amoureux » ? Et ces types de questions sont nettement moins posées aux petits garçons. On se croit dans un pays égalitaire avec des lois qui affirment une égalité, mais en réalité, il y a tout un réseau d’influences, notamment via le prisme social, qui fabrique des inégalités. Cette croyance et ces lois permettent de trouver acceptables et légitimes des rapports qui sont en fait inégalitaires. Cette différenciation se trouve aussi dans la sphère économique. On a aujourd’hui 50% des couples hétérosexuels où les femmes gagnent moins, ¼ où les deux gagnent autant et ¼ où les hommes gagnent moins. On a intériorisé le fait que les inégalités économiques dans les couples sont en faveur des hommes.
Les femmes sont vues comme moins flexibles, moins disponibles, moins engagées, du fait de leur parentalité potentielle ou de leur parentalité réelle
Qu’est-ce que le “risque maternité” dont vous parlez dans le livre ?
C’est l’ensemble des résultats des projections que les employeurs font sur les femmes, qu’elles aient des enfants ou pas. Puisque ce sont des femmes, on a des idées préconçues sur leur disponibilité au travail, leur investissement, leur capacité à faire des heures supplémentaires… Elles sont vues comme moins flexibles, moins disponibles, moins engagées, du fait de leur parentalité potentielle ou de leur parentalité réelle. Le “risque maternité”, c’est ce qui arrive après : il y a une logique discriminatoire systémique qui va fabriquer des réalités de non disponibilités, comme les temps partiels pour les femmes. On projette des choses et une partie de ces choses arrivent puisque l’organisation sociale fabrique ces inégalités-là.
Dans le livre, vous revenez sur “la répartition sexuée des rôles”, qui s’est construite petit à petit et fragilise la situation économique des femmes. Quelles sont ces répartitions ?
Si on schématise, ces répartitions se divisent en deux sphères : la sphère domestique et parentale - celle du soin plus globalement -, avec des rôles plus dévolus aux femmes, et la sphère de production avec des rôles plus dévolus aux hommes. Une telle répartition sexuée des rôles fabrique une non-mixité des emplois : très peu de filières sont réellement mixtes aujourd’hui en France et cela entraîne une véritable division sexuelle du travail. Cette répartition a aussi un impact sur le temps libéré et investi. Les hommes dorment plus et ont plus de loisirs que les femmes, qui elles, en plus de travailler, prennent en charge les tâches domestiques.
Jusqu’ici, seuls 70% des pères exercent tout ou partie de leur droit au congé dans le secteur privé et 9% renonçaient même aux trois jours offerts par la structure qui les emploie (désormais obligatoires NDLR.). Qu’est-ce qui bloque ?
Il y a deux facteurs. Le premier, c’est la précarité. Beaucoup d’hommes n’étaient pas en situation de négocier avec leur employeur pour prendre le congé paternité – puisque jusqu’au 30 juin, il n’était pas obligatoire. Le deuxième, c’est l’incompatibilité avec la situation professionnelle. En l’occurrence, ce sont les populations aisées, qui ont des responsabilités professionnelles importantes, qui font le gros du pourcentage des personnes qui renoncent au congé paternité. Cette responsabilité professionnelle peut être un réel frein. D’autant plus que le schéma conjugal n’est pas réciproque : on a d’un côté des hommes qui s’investissent beaucoup professionnellement et de l’autre des femmes qui sont plus socialisées à renoncer professionnellement.
Les expériences parentales seraient mieux défendues si tous les pères étaient directement concernés par les risques d’effets négatifs de la parentalité sur leurs revenus ou leur carrière
Pour aller plus loin que la loi actuelle, vous proposez de réformer le congé paternité : qu’il soit obligatoire et aussi long que le congé maternité (soit 16 semaines), qu’il soit correctement rémunéré et se déroule partiellement sans la mère. Quels bénéfices une telle réforme peut-elle avoir, notamment vis-à-vis des carrières professionnelles de chacun des deux parents ?
Les bénéfices sont multiples pour les pères, les mères et les enfants, mais aussi pour le monde social dans son ensemble. Dans le monde du travail, les discriminations vécues par les femmes aujourd’hui - carrières ralenties voire stoppées, revenus non garantis pendant le congé maternité etc. - tendraient à disparaître. Il est possible que la discrimination “maternité” se déplace vers une discrimination “parentalité”, donc touchant aussi les pères ; mais il y a fort à parier que les expériences parentales seraient mieux défendues si tous les pères étaient directement concernés par les risques d’effets négatifs de la parentalité sur leurs revenus ou leur carrière. En parallèle, le monde du travail serait davantage adapté à la parentalité et la qualité de vie au travail serait meilleure. Il y aurait une solidarité des hommes vers les femmes, ceux-ci renonçant à certains postes pour partager la responsabilité parentale avec leurs compagnes et créer plus de liens avec leurs enfants. Les femmes seraient soulagées, beaucoup moins isolées, les hommes seraient autorisés à prendre soin et à reconnaître leurs vulnérabilités, le monde serait moins sexiste et moins divisé.
Selon un sondage réalisé par l’entreprise Génie des Lieux, 67% des femmes pensent que l’allongement actuel du congé paternité est un bon décret, contre seulement 39% des hommes. De telles réformes ne sont-elles finalement pas éloignées des souhaits de la société actuelle ?
Oui et non. Pour moi la société est encore très loin d’être prête dans son ensemble, puisqu’on est encore très socialisé à avoir des rôles différenciés. Mais les jeunes hommes et femmes sont de plus en plus à souhaiter une vie personnelle équilibrée qui inclut un aspect familial et une meilleure répartition des rôles. Je suis assez optimiste sur la tendance, même s’il y a encore beaucoup de travail.
Qu’est-ce qui explique que des hommes comme des femmes - 33% de ces dernières… - soient réfractaires au congé paternité allongé ?
Concernant les hommes, le premier frein c’est la dévalorisation du soin et des fonctions domestiques et familiales dans notre société. On a intériorisé une valeur supérieure de l’ensemble des activités humaines productives et rémunérées, associées au masculin, par rapport à celles qui sont bénévoles et dites non productives, associées au féminin. Le deuxième frein est pragmatique. Les hommes ont en majorité le salaire principal, donc c’est très coûteux de renoncer à une partie du salaire principal pendant longtemps. Aussi les hommes savent comment les femmes sont traitées après leur congé maternité et ils n’ont pas envie de faire l’objet du même traitement.
Concernant les femmes, ce frein est le résultat d’une vision très traditionnelle de la partition des rôles au sein des couples avec un rôle féminin prépondérant dans le domestique, le familial, le social. Ces femmes se sont construites avec cette identité, et cette identité fabrique leur valeur. C’est très compliqué pour quelqu’un qui s’est dit : « je me suis engagée toute ma vie dans ce domaine car c’est là que je me sens bien et que je suis valorisée », et qui se retrouve tout à coup face à une mesure qui oblige à partager cette chose, qui lui donne sa valeur, avec les hommes.
Nous sommes à la traîne : l’Europe a acté du caractère discriminatoire du congé maternité tel qu’il est organisé aujourd’hui chez nous
Certaines entreprises comme VEJA ou le groupe de luxe Kering ont pris les devants pour réformer le congé paternité. La sphère privée évolue-t-elle plus rapidement que l’État ?
Je pense qu’aucune entreprise ne fait ça par pure bonté d’âme. Les problématiques d’équilibre du temps au travail sont devenues des problématiques de recrutement, d’attractivité, d’image, et de compréhension d’où on en est socialement. Ce sont souvent des entreprises qui ont une position internationale comme IKEA ou Volvo automobile par exemple, et qui harmonisent leurs droits sociaux.
Que répondre aux résistances que pourraient entraîner un congé du deuxième parent égalitaire ?
Déjà, que nous sommes à la traîne car l’Europe a acté du caractère discriminatoire du congé maternité tel qu’il est organisé aujourd’hui chez nous. Ensuite, que c’est une affaire de solidarité et de justice sociale. Aujourd’hui, que des hommes s’occupent de façon égale de parentalité et d’engagement familial et domestique, c’est de la solidarité.
L’année écoulée, avec la pandémie et le télétravail, n’a-t-elle pas contribué à changer les mentalités ? Les hommes ne se rêvent-ils pas désormais en papa plus présent ?
Les hommes ont effectivement pris conscience du lien de qui ne se fait pas de façon aussi engageante quand on n’est pas toujours à la maison. Mais il y a aussi eu une vraie tendance à concentrer ces activités chez les femmes qui ont, du coup, vécu énormément d’inégalités familiales et domestiques. Toutes ces femmes qui se sentaient plus émancipées se sont retrouvées piégées à faire l’école à la maison etc. Surtout, on a laissé penser que l’on pouvait être en congé et travailler en même temps, et cela pourrait mettre le droit du travail à mal.
Quid de la problématique du « deuxième parent » versus des « pères » ?
Il y aurait une plus grande tolérance des couples homoparentaux si les rôles sexués n’étaient pas aussi forts concernant les hommes et les femmes et si on arrivait à ce type de congé égal. L’homoparentalité serait plus acceptée car on aurait une vision plus juste de la parentalité avec un partage possible, quel que soit le sexe.
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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq
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