« L’islamophobie au travail pousse les musulmans français à l’exil »
27 mai 2024
7min
Discrimination à l’embauche, mini-aggressions, plafond de verre… L’enquête sociologique « La France tu l’aimes, mais tu la quittes », met en lumière le racisme anti-musulman qui incite les concernés à poursuivre leur carrière à l’étranger. Entretien avec ses auteurs.
À l’open space comme ailleurs, ils en avaient assez de ne pas être traités comme « des humains comme les autres ». Stigmatisés au cours de leur parcours professionnel, Sofiane, Yael et Redouane (1) ont plié bagage à contrecœur, dans l’espoir de trouver - notamment - auprès de pays d’accueil un climat professionnel plus sécurisant - et des postes à la hauteur de leur qualification. Aux côtés de dizaines d’autres, le récit de leur expatriation est détaillé dans « La France tu l’aimes, mais tu la quittes » (Éditions Seuil, avril 2024). Une étude basée sur un échantillon de 1 000 personnes, et adossée à 137 entretiens approfondis, qui s’attaque à un phénomène jusque-là peu documenté : l’émigration de musulmans français, fuyant l’« islamophobie d’atmosphère » qui s’immisce jusque dans la sphère du travail. Pour Welcome to The Jungle Alice Picard, politiste associée au laboratoire ARENES et Julien Talpin, directeur de recherche au CNRS spécialisé dans le racisme, tous deux co-auteurs de l’ouvrage, détaillent le contenu d’une recherche inédite.
Vous dressez les différents motifs qui poussent certain·e·s hommes et femmes musulman·e·s à quitter la France. L’accueil défavorable réservé aux musulmans sur le marché de l’emploi et du travail figure-t-il en haut de la liste ?
Julien Talpin : La dimension professionnelle est effectivement centrale. Questionnés sur les raisons de leur départ, 71 % des enquêtés mentionnent en premier lieu la volonté de « mettre à distance les discriminations », et 41 % l’aspiration à « progresser professionnellement, améliorer le niveau de vie ». Avec à l’horizon, ce Graal : pouvoir s’insérer dans le secteur de leur choix, et y décrocher un poste en adéquation avec leurs compétences.
« À cause de la ségrégation sociale et faute d’interactions « ordinaires » avec les traditions et croyances liées aux cultes, certains managers ou employés ne perçoivent la religion musulmane qu’à la façon d’un monde étrange - voire réactionnaire. » - Julien Talpin, directeur de recherche au CNRS spécialisé dans le racisme et co-auteur de « La France tu l’aimes, mais tu la quittes ».
Existe-t-il un - ou plusieurs - préjugés disqualifiant, au regard des recruteurs, concernant les personnes musulmanes ?
Alice Picard : On manque cruellement d’enquêtes pour creuser ce point, peu renseigné car peu avouable. Mais il existe, dès la phase de recrutement, une discrimination religieuse imbriquée aux discriminations raciales. Avec l’idée, ancrée dans un imaginaire collectif raciste, que les hommes maghrébins - plus discriminés à l’embauche que leur coreligionnaire féminine, selon l’Institut Montaigne - seraient indisciplinés, rebelles.
JT : À cela j’ajouterai que la religiosité musulmane parasiterait le lien social au travail, aux yeux de certains. Songeons à la culture française de l’after work alcoolisé. À l’occasion de ces rendez-vous, plusieurs interrogés rapportent des phrases telles que : « tu peux bien boire un coup », « ça te ferait pas de mal ». Il y a donc un effet de marginalisation, qui entre en résonance avec le fameux problème de « partage de valeurs » : au fond, la diversité culturelle rendrait les relations sociales moins fluides. Cet a priori est l’un des symptômes d’une sécularisation de la société française qui peine à composer avec le retour du religieux. À cause de la ségrégation sociale et faute d’interactions « ordinaires » avec les traditions et croyances liées aux cultes, certains managers ou employés ne perçoivent la religion musulmane qu’à la façon d’un monde étrange - voire réactionnaire. Un trait souvent imputé à l’Islam, et jugé incompatible avec la sociabilité professionnelle.
Une fois en poste, à quels types de discrimination les personnes musulmanes se heurtent-elles ?
AP : Dans le livre, nous citons le cas d’Hamza qui, suite au départ d’un collègue, était le candidat idéal pour remplacer ce dernier au poste d’ingénieur principal. Mais on lui a « fait comprendre », selon ses termes, que ça ne se « passerait pas comme ça ». Et c’est finalement un autre technicien ni plus expérimenté, ni plus âgé qui a été choisi. Voilà le type de « plafond de verre » auquel se heurtent les musulmans.
JT : Notons aussi les « micro-aggressions ». Comme avec cette enseignante dont l’entourage professionnel a lourdement demandé si elle allait « participé aux manifestations », suite aux attentats de 2015. Et puis il y a toutes les « blagues ». L’appellation « Ben Laden » à la machine à café. Le : « Tiens, je te fais cadeau de ce briquet pour aller brûler des synagogues », lancé par un supérieur, ou encore « ce sera pas toi qui choisiras le resto, sinon on va finir au kebab », glissé dans l’open space au moment de fêter la signature d’un contrat.
Dans votre ouvrage, vous rapportez plusieurs stratégies destinées à « invisbiliser le stigmate ». À l’image de Yaël, qui tronque son CV pour adopter un prénom aux consonances « françaises »*…
AP : Oui, cette ancienne étudiante de HEC cherchait un premier emploi. Après avoir envoyé des centaines de CV en vain, elle a opté pour cette méthode. Résultat : dix propositions d’entretien en une semaine.
Une fois en poste, pour ne pas avouer qu’ils mangent halal, certains prétendent être végétariens aux cantines d’entreprise. D’autres veillent à retirer leur foulard avant d’entrer sur leur lieu de travail. Alors même que l’interdiction du voile, entériné depuis 2004 dans les écoles et les collèges publics, n’est pas légale dans le secteur privé. Sauf depuis 2016, à condition que le règlement intérieur le stipule.
Les menaces de discrimination professionnelles poussent-elles certains musulmans à « s’auto-limiter », dans leur objectif de carrière ?
JT : Dans le cas de notre échantillon, c’est plutôt l’inverse. Nos enquêtés sont majoritairement des sur-diplômés issus de milieux populaires - en périphérie des métropoles, dans des zones désindustrialisées, et dans des régions rurales - où ils étaient socialisés à l’idée de devoir mettre « les bouchées doubles ». Ces personnes se sont heurtées, à chaque étape de leur parcours étudiant, aux formules décourageantes. « Science Po n’est pas fait pour toi », « l’ingénierie, ça ne va pas être gagné »… Ce qui rend leur discrimination professionnelle d’autant plus violente. Après avoir triomphé du parcours du combattant que représentent les études, une fois intégré au marché du travail, ils sont ramenés à cette réalité : l’islamophobie ne s’arrête pas au seuil du CDI.
« La destination d’émigration numéro un est le Royaume-Uni. Ce qui s’explique par la proximité géographique, mais aussi par une tradition multi-culturaliste réputée tolérante à la religiosité. » - Alice Picard, politiste associée au laboratoire ARENES et co-auteure de « La France tu l’aimes, mais tu la quittes ».
Une désillusion qui contraint beaucoup de vos interrogés hautement qualifiés à l’expatriation. Au point qu’on puisse parler d’une « fuite des cerveaux » ?
JT : L’expression ne recoupe pas l’ensemble de la problématique liée à l’islamophobie au travail, dans le sens où les musulmans peu qualifiés qui souhaiteraient partir n’en ont pas nécessairement les moyens…
AP : Mais il existe indéniablement un brain drain, qui ne peut apparaître que comme un immense gâchis. Ne serait-ce que du point de vue socio-économique : pour une grande part, c’est l’État qui finance la formation des personnes concernées, souvent dans des secteurs « sous tension » d’ailleurs - le care, l’ingénierie…- pour, in fine, les voir partir.
Selon quels critères sont élus les pays d’accueil ?
AP : Le départ est moins motivé par les qualités « attractives » de tel ou tel pays étranger, que par une « répulsion » vis-à-vis de la France. Concernant le choix des enquêtés, la destination d’émigration numéro un est le Royaume-Uni. Ce qui s’explique par la proximité géographique, mais aussi par une tradition multi-culturaliste réputée tolérante à la religiosité. En seconde place on compte les Émirats Arabes Unis, considérés comme une « terre d’Islam ». Arrive ensuite le Canada, puis des États francophones ou des pays dont sont originaires les parents des concernés. Peu importe la destination, les expatriés rapportent tous le sentiment de pouvoir, enfin, « souffler ». Soudain, la barbe n’est plus suspecte. Il est possible de faire du télétravail lors du Ramadan, d’obtenir un jour de congé pendant l’Aïd, et de pouvoir prier sur son lieu de travail sans avoir à se cacher, et craindre de perdre son emploi. Aussi : les discussions entre collègues n’orbitent plus autour du burkini, de la déchéance de nationalité… Et en tant que musulmans, les enquêtés se sentent alors comme des « poissons dans l’eau », et ne sont plus systématiquement renvoyés à une altérité « radicale » qui, au nom du « vivre-ensemble républicain » susciterait la méfiance. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est qu’une fois parti de France qu’ils se sentent Français, simplement.
Ce changement de climat au travail s’accompagne-t-il de meilleures opportunités professionnelles ?
AP : De manière générale, 96 % des interrogés sont « très satisfaits » de leur résidence à l’étranger. Même s’il faut éviter de basculer dans l’idéalisation, les retours sont éloquents. L’insertion est simplifiée, l’ascension sociale plus fluide… De nombreux enquêtés n’ont d’ailleurs pris la mesure des embûches qui encombraient leur parcours professionnel qu’une fois immergé dans un environnement de travail étranger. Tout à coup, ce qui avait jusque-là fait l’objet de doute - « ai-je vraiment été victime de discrimination ? » - ou simplement banalisé apparaît pour ce qu’il était réellement : du racisme anti-musulman.
À cet égard, existe-t-il une « exception française » ?
JT : La discrimination est un phénomène mondial, qui prend pour cible des groupes variés. Disons qu’il existe bel et bien une « exception française », mais qu’elle s’exprime sur le plan de la faible volonté politique de lutter contre le phénomène. Maigres dispositifs d’action publique, peu d’argent investi… Ce, alors même que notre territoire abrite la plus forte communauté musulmane d’Europe.
« Contre l’ostracisation, et pour freiner l’élan de cet exode musulman menée à bas-bruit, aux dirigeants d’affirmer haut et fort : « vous êtes aussi français que les autres ». - Julien Talpin, directeur de recherche au CNRS spécialisé dans le racisme et co-auteur de « La France tu l’aimes, mais tu la quittes ».
Quels seraient les leviers à activer pour faire advenir un changement ?
JT : Il y a urgence à muscler les formations d’entreprise sur l’inclusivité pour mettre fin à cette idée, diffuse, selon laquelle avoir une personne musulmane dans l’équipe « casserait l’ambiance ». Côté contrôle, le ministère du Travail pourrait mobiliser des inspecteurs spécialisés sur ces questions. Lesquels feraient planer une épée de Damoclès sur les managers et patrons d’entreprise, grâce à l’épouvantail de la sanction. L’arsenal juridique mériterait également d’être alourdi, en incluant dans le Code du Travail la mention « d’agissement raciste », qui serait en quelque sorte l’équivalent de « l’agissement sexiste » pour mettre fin au non-recours au droit en cas de discrimination. Sur un autre plan, plus symbolique peut-être, nous avons besoin de prises de paroles fortes des grands chefs d’entreprise, à même de contrebalancer, au moins un peu, le discours médiatique et politique ambiant qui suggérerait que la France entretien un « problème avec l’Islam ». Contre l’ostracisation, et pour freiner l’élan de cet exode musulman menée à bas-bruit, aux dirigeants d’affirmer haut et fort : « vous êtes aussi français que les autres ».
(1) tous les prénoms utilisés dans « La France tu l’aimes, mais tu la quittes » sont des pseudonymes
Article écrit par Antonin Gratien et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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