Entre authenticité et déballage : où mettre la limite sur nos réseaux pro ?
20 mars 2023
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
Ces derniers temps, j’ai été amenée à beaucoup m’interroger sur un des symptômes du brouillage pro/perso de notre époque : le storytelling personnel qui se développe sur les réseaux sociaux professionnels. Les feeds LinkedIn (plus de 25 millions d’utilisateurs en France) et Instagram (réseau « à cheval » sur le pro et le perso s’il en est, qui compte plus de 24 millions d’utilisateurs dans l’Hexagone) sont devenus le théâtre (c’est le cas de le dire) de partages de plus en plus intimes censés « libérer la parole » ou « briser les tabous ». Les avis et sensibilités divergent sur ces pratiques, qui disent dans tous les cas beaucoup de notre époque. Décryptons ensemble.
On a besoin de vrai !
En 2010, la chercheuse en sciences sociales Brené Brown a délivré un des Ted Talks les plus vus de l’histoire de ces conférences d’experts (près de 61 millions de vues) et a rendu populaire un terme désormais couramment employé, même dans le vocabulaire managérial : la vulnérabilité. Grâce à son travail, l’idée qu’être vulnérable, c’est en réalité faire preuve de courage, est devenue beaucoup plus accessible.
Ça veut dire quoi être vulnérable ? Baisser l’armure pour accéder à une vraie connexion humaine, autour de nos émotions, failles, doutes. Arrêter de perpétuer l’illusion de la force, du contrôle et de la productivité permanents. En lisant les témoignages sous ses vidéos et ses posts, c’est un « ouf » de soulagement collectif qui résonne. Parce que son invitation à considérer l’authenticité comme la condition d’une connexion sincère aux autres rend acceptables, même admirables, toutes nos défaillances, que nous cachons habituellement sous une couverture de honte.
Dix ans après, son message a pris encore de l’importance : la pandémie et l’irruption brutale de nos vies personnelles dans le décor de nos Zoom a forcé le monde du travail à découvrir l’existence de ces coulisses, qu’il s’était si bien organisé à ignorer jusque-là. C’est grâce aux prises de parole vulnérables que d’autres perspectives, d’autres réalités, sont intégrées dans la manière dont le travail et ses conditions sont conçues et que, petit à petit, le monde professionnel intègre de plus en plus de données « perso » dans le « pro ».
Ces derniers mois, on a par exemple commencé à parler du cancer, sujet encore très tabou en France, et de la manière dont on peut mieux accompagner les collaborateurs·trices qui en sont malades, ou leurs aidant·es. C’est Arthur Sadoun, président du Directoire de Publicis, qui a courageusement abordé le sujet de son propre cancer (alors que certains le lui déconseillaient), lançant ainsi l’initiative Working with Cancer, et incitant femmes et hommes à se faire vacciner contre le papillomavirus.
De la même manière, les partages vulnérables de Pauline Trequesser, fondatrice du Collectif Cosme, sur son cancer du sein ont permis à certaines personnes de son réseau pro, comme perso, d’être sensibilisées à la maladie et d’agir en se faisant dépister, en mettant en place une protection sociale pour les travailleurs indépendants, etc.
Ces témoignages jouent un rôle clé pour faire bouger les lignes, au niveau individuel et collectif. Ces partages sincères, ces histoires vécues, éclairées d’une prise de recul, apportent des perspectives variées et contribuent à créer un monde du travail plus accueillant pour tous.
## Et « parler vrai » ne signifie pas tout dire, à tout le monde
« LinkedIn est devenu un mur des lamentations », « J’en peux plus de la promo sans filtre et acharnée des un·es et des autres ». Vous aussi, vous ressentez parfois cette petite lassitude et levez les yeux au ciel devant votre fil LinkedIn ?
J’avoue qu’à la lecture de certains posts, je reste dubitative. La libération de la parole, aussi vertueuse soit-elle, a aussi des cadres à respecter : celui du contexte dans lequel elle se libère, celui de la prise en compte de son audience, et celui de son utilité sociétale.
La course à la visibilité y est sûrement pour quelque chose dans cette tentation grandissante que nous avons à « déballer » parfois nos vies à outrance : les algorithmes détestent le vide, on le sait bien, alors pour se faire une place, il faut poster. Souvent. Des contenus qui vont créer des émotions fortes : colère, pitié, compassion, sentiment de solidarité.
J’ai récemment eu un sentiment de malaise à la lecture d’un post où il était question d’addiction passée. Ce n’est pas le sujet qui me dérange, ni le fait d’en parler sur LinkedIn - la question de la santé mentale et de ce qui peut la mettre en péril me paraît une conversation publique essentielle. C’était plutôt ce que je percevais comme un déséquilibre entre le niveau de détail sur le vécu et la prise de recul qui rend le sujet tangible pour les autres. Cette prise de recul qui permettrait de répondre à « et maintenant, qu’est-ce qu’on fait de cette info, individuellement et collectivement ? ».
Faire le tri
C’est en m’interrogeant sur ce qui créait, chez moi, le point de bascule entre admiration face à un certain courage, et sensation de malaise, que j’ai identifié quelques clés. Avec beaucoup d’humilité, je voulais proposer quelques filtres qui aident à décider ce qu’il est utile de partager et ce qu’on peut garder pour ses proches. Trois questions peuvent aider à éviter le « oversharing hangover », littéralement « la gueule de bois après avoir trop partagé ».
1. Est-ce que je serai à l’aise si, dans un an, quelqu’un retombe sur ce contenu ?
Je me pose souvent cette question au moment d’envoyer ma newsletter, dans laquelle je partage parfois des réflexions ou situations que je vis comme assez personnelles. Est-ce que dans 6 mois, 1 an, même 5 ans, je serai à l’aise que quelqu’un tombe dessus ou y fasse référence ? Est-ce que j’assumerai ces propos (ce qui peut être compatible avec le fait d’avoir changé d’avis, ou d’avoir évolué dans sa réflexion) ? Un bon moyen de se rappeler que les contenus digitaux laissent des traces difficiles à effacer.
2. Est-ce que le sujet est « digéré » pour moi ?
Le problème des chaînes d’info en continu, c’est le manque de recul, d’analyse. Elles sont là pour livrer de l’information brute. De la même manière, publier sur un sujet qui n’est pas « digéré », c’est prendre le risque d’en rester à la surface et de proposer une sorte de chaîne d’info en continu de sa vie (les stories d’Instagram, suivez mon regard). Pour que le sujet serve aux autres, il faut avoir un minimum de recul. Une question complémentaire à celle-ci est « Quelle est mon intention ? ». Ouvrir à un débat ou sensibiliser à un sujet, oui. Chercher réconfort ou sympathie ? Pas si certain que les réseaux soient le bon endroit.
3. Qu’est-ce qui sera utile/intéressant pour les autres ?
Quand il s’agit de partager une victoire, de célébrer un succès, de partager une réflexion, c’est intéressant de se demander « En quoi est-ce utile pour les autres ? ». En quoi est-ce utile de dire que j’ai décroché tel diplôme, gagné telle course ? Il y a une vraie valeur à partager ses fiertés, ou à poser des mots sur des situations que beaucoup vivent sans pouvoir les décrire. Ces partages vulnérables honorent ce besoin de connexion, et cette simple question de l’utilité permet de sortir de la vaine autocongratulation et tourner les propos de manière à encourager celles ou ceux qui n’osent pas ou rendre son message plus universel, à inspirer les autres à agir aussi…
Vous l’aurez compris, à mon sens, les réseaux sociaux peuvent être une belle manière de valoriser nos vulnérabilités, et de mettre sur la scène publique l’enchevêtrement de nos épisodes et émotions persos et pros. Mais ils doivent aussi servir à mettre en valeur et à amplifier des analyses, des prises de recul, des discussions, et pas livrer en vrac des éléments sortis de leur contexte. Rappelons-nous qu’un post n’est ni un mail à un·e ami·e, ni une chaîne d’info en continu sur notre vie. Une dernière observation personnelle sur ce sujet « sur le fil » : j’ai observé que mes newsletters proposant des analyses parties des choses les plus anodines de ma vie, celles où je me demandais vraiment qui ça pourrait bien intéresser et que j’hésitais jusqu’au bout à envoyer, étaient aussi celles qui suscitaient le plus de réponses et d’échanges. Une preuve, certainement, que dans le « storytelling » c’est le combo anecdotes vécues (qui accrochent par leur universalité) + analyse qui a le plus de chances de toucher, résonner, et donc, faire bouger les lignes. C’est bien de ça qu’il s’agit.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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