S’offrir des récompenses pour le travail bien fait est-il une si bonne idée ?
10 juil. 2024
7min
Au bureau, un nouveau mantra fait fureur : « Une petite récompense pour un grand effort ! » Inspirée des réseaux sociaux, la « little treat culture » s'est immiscée dans nos espaces de travail, promettant douceur et réconfort après les batailles quotidiennes contre les to-do lists interminables. Pour le meilleur ou pour le pire ?
Un café orné de chantilly pour un rapport terminé, un muffin pour une réunion bien menée, ou même une petite babiole pour avoir bravé un projet difficile. Ces trophées de nos journées de travail se veulent le carburant de notre productivité. Mais derrière le charme de ces plaisirs instantanés, une question s’impose : sommes-nous en train de booster notre efficacité, ou de nous enfermer dans un cycle de gratification sans fin qui menace notre motivation authentique ? Dans un monde où chaque like sur Instagram est une décharge de dopamine, comment ces habitudes influencent-elles notre comportement professionnel ? La « little treat culture » est-elle vraiment un moteur de succès ou une sucrerie qui risque de nous écoeurer ? Réponses en compagnie d’Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien, et Anaïs Vega, coach spécialisée en leadership régénératif.
Comprendre la « little treat culture » au travail
Les origines de ces petits plaisirs
La « little treat culture », nous vient (sans surprise) des réseaux sociaux, où les utilisateurs d’Instagram et TikTok partagent des récits de leurs « petites victoires » quotidiennes, accompagnées de leur récompense bien méritée : une gourmandise, un nouvel achat ou une pause bien-être. Marie, une jeune comptable, est adepte de cette tendance. « À chaque fois que je termine un gros dossier ou que je réussis à traverser une journée particulièrement stressante, je m’offre un petit plaisir. Un café spécial de ma boutique préférée ou un petit accessoire de mode. Cela me donne quelque chose à attendre avec impatience et rend les journées un peu plus lumineuses », confie-t-elle.
Dans un article du Huffington Post, Caitlin Harrison, thérapeute familiale, note que la tendance est particulièrement populaire chez les femmes de 20 à 40 ans. Pour Anaïs Vega, « il est intéressant de voir ce que les jeunes associent au bien-être ». Car il ne s’agit pas ici de grosses gratifications ou de primes substantielles, mais de petites récompenses accessibles : une pâtisserie, un objet, un accessoire de mode ou un élément de décoration. « L’idée est de se faire plaisir, de booster son bien-être : on reconnaît qu’on a effectué une tâche et qu’on mérite quelque chose de matériel, mais pas toujours comestible ou onéreux », précise l’experte. Dans un autre article de The Conversation, Kokho Jason Sit, maître de conférence en marketing, rapproche la culture des petites récompenses à une forme de thérapie par le shopping, « mais avec un accent sur les petits achats peu coûteux, plutôt qu’une virée shopping complète ».
Cette tendance s’est répandue comme une traînée de poudre, particulièrement parmi les jeunes professionnels à la recherche de moyens instantanés pour égayer leur quotidien laborieux. L’attrait pour cette pratique ne réside pas uniquement dans l’acte de se récompenser pour avoir surmonté une tâche ardue, mais aussi parfois juste pour se consoler d’une journée difficile. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de célébrer les victoires, mais aussi de compenser les moments de stress ou de fatigue avec un petit quelque chose qui remonte le moral.
La psychologie derrière les petites récompenses
Pour comprendre l’attrait des petites récompenses dans le milieu professionnel, il est crucial de se pencher du côté de la théorie de l’auto-détermination, un concept fondamental en psychologie de la motivation. Les fondateurs de cette théorie, Edward Deci et Richard Ryan, font la distinction entre deux types de motivation :
- La motivation intrinsèque : qui naît de l’intérêt ou du plaisir que l’on trouve à réaliser une tâche,
- La motivation extrinsèque : qui est stimulée par le désir d’obtenir une récompense ou d’éviter une punition. « C’est le principe de la carotte ou du bâton », résume Albert Moukheiber.
Les petites récompenses typiques de la « little treat culture » correspondent à une forme de motivation extrinsèque. Elles sont utilisées comme des incitatifs pour accomplir des tâches. « C’est un peu comme les friandises que l’on donne aux chiens pour les entraîner », illustre Albert Moukheiber. Mais alors que se passe-t-il dans nos cerveaux lorsqu’on s’offre une récompense pour avoir achevé une tâche ? La réponse réside dans le fonctionnement de nos systèmes de récompense neuronaux. Anaïs Vega explique : « Lorsque nous recevons une récompense, notre cerveau libère de la dopamine, un neurotransmetteur associé à la sensation de plaisir et de satisfaction. C’est ce mécanisme qui nous incite à rechercher des récompenses, renforçant le comportement qui les a générées. »
Néanmoins, il est important de comprendre que si les motivations extrinsèques, comme les récompenses matérielles, peuvent efficacement stimuler l’action à court terme, elles ne nourrissent pas nécessairement un engagement profond ou un plaisir durable. La little treat culture ne propose qu’un coup de boost immédiat, sans nécessairement engager les ressorts plus profonds de la motivation humaine.
Au-delà du plaisir immédiat, les coûts cachés de la « little treat culture »
Si la little treat culture semble attrayante à première vue, les experts s’accordent à dire qu’elle apporte, finalement, plus de mal que de bien.
Le renfort du manque de motivation
En effet, ce phénomène peut amener à un déplacement de problèmes : au lieu de résoudre la question sous-jacente de l’engagement au travail, on ne fait que la masquer temporairement avec des plaisirs éphémères. La motivation extrinsèque commence alors à supplanter la motivation intrinsèque. « Ce que disent les recherches sur la performance au travail, c’est que les récompenses ne marchent pas. Ça ne produit pas plus de motivation et de performance. Au contraire, ironiquement, les récompenses vont venir renforcer le manque de motivation intrinsèque. Or, sans un intérêt profond pour notre travail, on se retrouve à exécuter des tâches de manière automatique. », confirme Anaïs Vega. Loin d’encourager un engagement profond, une dépendance excessive aux récompenses extrinsèques peut donc saper les motivations intrinsèques qui sont essentielles pour un travail cognitif de haut niveau.
Une baisse notable de la créativité
Paradoxalement, les petites récompenses s’avèrent avoir un effet contre-productif sur la performance, surtout quand les tâches demandent un talent cognitif, c’est-à-dire qu’elles requièrent une forte capacité de réflexion et de créativité. Un paradoxe qui s’explique du fait que les récompenses extrinsèques peuvent restreindre notre capacité à penser de manière large et ouverte. « Lorsque nous sommes principalement motivés par des récompenses externes -comme une friandise ou un petit cadeau- notre attention se concentre étroitement sur l’accomplissement de tâches spécifiques pour obtenir cette récompense. » En d’autres termes, la motivation par la récompense peut conduire à une forme de pensée « en tunnel », où l’objectif est d’accomplir juste assez pour obtenir la récompense, plutôt que de chercher à innover ou à améliorer le processus. On va ainsi éviter de prendre des risques ou d’expérimenter de nouvelles approches qui, bien que potentiellement plus fructueuses, ne garantissent pas la récompense immédiate promise.
Une détérioration significative de la santé
Si les récompenses choisies sont souvent alimentaires ou alcoolisées, et consommées en excès, elles peuvent entraîner une prise de poids, des addictions, du diabète, ou encore des maladies cardiovasculaires. Sans oublier les risques psychologiques associés qui ne doivent pas non plus être sous-estimés. Pour Anaïs Vega, l’un des principaux dangers de la little treat culture est l’effet rebond : « Après l’excitation initiale et la satisfaction de recevoir une récompense, on peut ressentir une baisse de moral ou un manque de motivation une fois l’effet de la récompense dissipé. Sans compter qu’un environnement où les récompenses extrinsèques dominent est un environnement où l’on se sent potentiellement moins valorisé pour ses compétences et ses contributions réelles. »
La montée galopante du consumérisme
Lorsque les récompenses matérielles deviennent une norme pour célébrer chaque petite victoire ou pour compenser une journée difficile, elles nous conditionnent à associer le succès et le bien-être au consumérisme. « Se promettre un achat après avoir accompli une tâche peut induire une dépendance où rien n’est fait sans une récompense tangible. Cela peut également renforcer un comportement consumériste non nécessaire et empêcher de s’attaquer aux véritables raisons qui sous-tendent nos actions », note le psychologue Albert Moukheiber. Ce phénomène crée un cycle où la satisfaction personnelle est de plus en plus liée à l’acquisition de biens, et où les individus se sentent obligés de consommer pour valider leurs efforts et leurs succès. Or, du point de vue financier, cette habitude peut rapidement devenir coûteuse. Pire, lorsqu’elle devient une norme sociale au travail, ne pas pouvoir s’offrir de petites récompenses peut générer de la frustration et un sentiment d’exclusion ou d’injustice.
5 conseils pour envisager une motivation plus authentique et durable
Dans un contexte où la little treat culture révèle ses limites et ses effets pervers, il est crucial d’explorer des alternatives qui renforcent une motivation durable et saine au travail.
Conseil n°1 : chercher la motivation à l’intérieur
Albert Moukheiber recommande de se focaliser sur les aspects du travail qui apportent une satisfaction personnelle profonde. « Que ce soit l’utilité de nos actions pour autrui, leur sens pour nous-même, ou simplement leur nécessité : il faut reconnaître et valoriser ces motivations intrinsèques pour un engagement à long terme », ajoute notre expert. Les entreprises peuvent notamment encourager cela en permettant aux employés de participer à des projets qui les passionnent ou en les aidant à voir comment leur travail contribue au bien commun.
Conseil n°2 : pratiquer l’écologie personnelle
Anaïs Vega propose, quant à elle, de remplacer les petites récompenses matérielles par des pratiques qui soutiennent notre bien-être à long terme, en suivant un principe d’écologie personnelle. « S’offrir du temps, prendre soin de soi, sans pour autant dépenser d’argent : marcher, se reposer, avoir une interaction qui nous fait du bien, respirer, manger un fruit en conscience, écouter un podcast… Bref, consommer des choses soutenantes. »
Pour notre experte, l’objectif est d’être robuste sur le long terme et pas performant sur le court terme. « Être robuste, c’est savoir naviguer dans le stress, les crises, et faire face aux défis quotidiens, sans dépendre des récompenses matérielles », ajoute-t-elle.
Conseil n°3 : apprendre à tolérer la frustration
Albert Moukheiber souligne également l’importance de développer une tolérance à la frustration dans le milieu professionnel. « Parfois, on a des obligations : aller chercher son enfant à l’école, se rendre à une réunion… Tout ne peut pas être gamifié », précise-t-il. Développer une tolérance à la frustration plutôt que de dépendre constamment de récompenses externes implique de travailler sur notre capacité à gérer les déceptions et à persévérer malgré les obstacles. Les managers peuvent y contribuer en mettant en place des environnements de travail soutenants qui reconnaissent les efforts, même quand ils ne mènent pas immédiatement à des résultats, et en encourageant une culture où les échecs sont vus comme des opportunités d’apprentissage.
Conseil n°4 : laisser les employés piloter
L’autonomie est un puissant moteur de motivation intrinsèque. Anaïs Vega met en avant l’importance de donner aux employés le contrôle sur leur manière de travailler, en interrogeant (ou en s’interrogeant) : « Es-tu satisfait de la façon dont tu as géré ton temps ? De la façon dont tu l’as organisé ? Qu’est ce que tu veux avoir fait de ta journée ? » Pour renforcer l’autonomie, les entreprises peuvent encourager les employés à fixer leurs propres objectifs et à décider des meilleures méthodes pour les atteindre, tout en offrant le soutien nécessaire pour ajuster ces objectifs et méthodes selon l’évolution des circonstances.
Conseil n°5 : l’importance des rituels pour célébrer autrement
Enfin, Anaïs Vega insiste sur l’importance des rituels dans le renforcement de la cohésion d’équipe et le maintien de la motivation. « On a l’habitude de gratifier les fins de projets, les grosses performances… Or, on peut aussi célébrer les funérailles d’un portage de projet, une fin de journée, l’accomplissement d’une tâche… », suggère-t-elle. Ces rituels peuvent consister en de simples pauses café planifiées, qui permettent de reconnaître et de récompenser le travail accompli de manière collective et significative.
Tandis que la little treat culture continue de s’infiltrer dans nos routines professionnelles, il devient clair que la clé réside dans l’équilibre. Un café gourmand pour marquer une victoire ? Pourquoi pas. Mais ne perdons pas de vue l’essentiel : la vraie satisfaction vient de la reconnaissance de nos efforts par des moyens plus durables. Peut-être est-il temps de réinventer nos rituels de récompense, en privilégiant des approches qui nous nourrissent vraiment.
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Article rédigé par Sarah Torné et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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