Livreurs à vélo : le bonheur est dans la coopérative

19 janv. 2021

7min

Livreurs à vélo : le bonheur est dans la coopérative
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Benoît Collet

Journaliste indépendant.

En France, encore plus depuis la valse des confinements et des couvre-feu, s’il y a bien une danse qui ne faiblit pas, c’est celle des hordes de livreurs à vélo qui sillonnent les villes, glacières carrées harnachées dans le dos. Le service à domicile, livré d’un clic de l’index en deux-roues, s’est affirmé comme une habitude déjà bien ancrée dans nos habitudes. Mais alors que les géants de la livraison à vélo se font épingler par la justice pour leurs manquements au droit du travail, certains font le pari des coopératives de coursiers à vélo, pour un modèle économique et sociale plus responsable… et un plaisir de pédaler retrouvé. Parmis les dernières nées de cette galaxie solidaire : Kooglof, à Strasbourg, dont les coursiers sillonnent la ville depuis automne 2020. Rencontre avec les fondateurs.

Dans les rues piétonnes, les coursiers de Kooglof filent à toute allure sur leurs fixies. Ils passeraient presque inaperçus dans le centre-ville de Strasbourg, capitale autoproclamée du vélo (600km de pistes cyclables dans la métropole), au-milieu des vélos cargos, cyclistes flâneurs et autres livreurs Deliveroo sur leurs vélos de fortune et trottinettes électriques. Nouvelle venue dans la ville de l’Est, l’association de livreurs a été créée en novembre 2020 par cinq amis, tous professionnels de la livraison à pédale. Parmi eux, Valentin et Adrien, deux vingtenaires lassés de voir leurs revenus continuellement rabotés par les grandes plateformes pour lesquelles ils travaillaient. En quelques années, la base minimum horaire a été supprimée puis la prestation minimum pour une course a été divisée par deux, passant de 4 à 2 euros. Ils ont vu leur métier se précariser, et la communauté des coursiers être peu à peu remplacée par des précaires qui enfourchent leurs deux-roues à défaut de mieux.

Depuis qu’il a commencé à rouler il y a quelques années, Valentin « s’est pris au jeu de l’univers du bike-messaging ». Mais la baisse des rémunérations a fini par rendre son activité chez Deliveroo plus assez rentable. « Aujourd’hui, un livreur de cette boîte doit bosser minimum 7 heures par jour quasiment sept jours sur sept pour espérer se dégager un revenu décent », se désole Adrien. Alors, à l’été 2020 en plein Covid, les deux coursiers et trois de leurs amis ont décidé de travailler à leur propre compte, en créant dans un premier temps une association via laquelle ils se sont versés leurs premiers salaires. Si leur chiffre d’affaires décolle, ils pourront ensuite s’associer au sein d’une coopérative, où tous les salariés sont associés à la gestion de l’entreprise et les profits équitablement répartis entre tous. Et cela semble bien parti : les commandes s’enchaînent et chacun parvient à se dégager un peu plus d’un Smic. À ce rythme, les Kooglof espèrent bien pérenniser leur activité pour pouvoir justifier de deux temps plein et d’un minimum d’activité horaire nécessaire à la création d’une Scop (société coopérative et participative).

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La France, pépinière de coopératives de livreurs

De Nantes à Montpellier en passant par Bordeaux, les coopératives de livreurs indépendantes des géants de la foodtech se multiplient. La France serait même l’un des pays où le mouvement coopératif dans la communauté des coursiers est l’un des plus importants au monde, avec pas moins de 65 structures ou projets de structures répartis dans tout l’Hexagone. La plupart se sont créées avec l’appui technique de Coopcycle, une association fondée pendant le mouvement Nuit debout, en 2016, et qui fournit le logiciel et les solutions techniques nécessaires à la mise en place de l’application mobile pour commander ses repas. « Ces coopératives se montent dans des villes de toutes tailles. Il n’y a pas longtemps, des coursiers de Guinguamp nous ont contacté pour voir ce qu’on pourrait faire ensemble », observe Adrien Claude, coordinateur de la fédération Coopcyle. À l’en croire, la France a « un coup d’avance sur l’étranger » dans ce domaine : l’Espagne ne compterait environ que dix coopératives, le Royaume-Uni entre sept et huit, et le Canada trois.

« 2020 a été une grosse année pour nous, avec les confinements » - Adrien Claude, coordinateur de la fédération Coopcyle

En France, ces structures sont encore pour la plupart d’une taille assez modeste : six salariés chez les coursiers bordelais, cinq chez les coursiers montpelliérains et autant chez Kooglof. « Toutes ces coopératives se développent très vite dans leurs premières années d’existence, sans recruter beaucoup pour autant. Ensuite, elles doivent donc apprendre à gérer leur croissance avec une équipe réduite, ce qui n’est pas toujours le plus simple, commente Adrien Claude. D’autant que 2020 a été une grosse année pour nous, avec les confinements. »

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À Strasbourg, comme ailleurs, les restaurateurs sont devenus dépendants des plateformes de livraison pour maintenir un semblant d’activité. Encore récemment, depuis les premières annonces de couvre-feu, Just Eat aurait enregistré 30% de demandes d’inscription de la part de nouveaux restaurants, et 2 000 restaurateurs supplémentaires auraient demandé à s’inscrire sur Deliveroo, des chiffres plus élevés que d’habitude à en croire la direction des deux groupes. Si Strasbourg ne fait pas exception à ce phénomène, certains restaurateurs refusent encore de passer par la case “grande plateforme”, pour des raisons aussi bien éthiques qu’économiques, et se sont tournés vers Kooglof, avec qui ils travaillent exclusivement. Comme le Petit Faubourg, qui a ouvert en octobre dernier et qui propose une cuisine moderne à base de produits locaux. « On avait besoin d’un service de livraison clé en main, mais on ne souhaitait pas travailler avec Deliveroo ou JustEat car ils prennent une commission bien trop importante, de l’ordre de 30%, là ou Kooglof prend entre 18 et 25%. Et en plus avec eux, il n’y a aucun frais de mise en service. Avec les grandes plateformes, ça peut aller jusqu’à 600 euros », explique la gérante de ce “bistrot de quartier”, comme elle le décrit elle-même.

En plus de frais importants, les grandes plateformes pratiquent aussi bien souvent un marketing agressif, en poussant les restaurants à casser leurs prix, à faire des offres spéciales… Là aussi, Kooglof souhaite rompre avec ces pratiques, en ne donnant pas de directives dans ce sens et en ne mettant pas les établissements en concurrence. « C’est beaucoup plus humain de travailler avec eux », ajoute la restauratrice. Les coursiers coopératifs parient plus sur la complémentarité de l’offre des restaurants, sur la valorisation d’une cuisine plus locale et authentique, que sur des tonnes de pizzas et de burgers préparés à la va-vite par des grandes chaînes. Une démarche qui ne peut que plaire en Alsace, région fière de son terroir et de sa gastronomie. « Les restaurateurs sont aussi très sensibles à l’aspect proximité, assure Valentin. S’ils ont des questions, on peut passer les voir alors qu’avec Deliveroo, pour changer leur menu sur l’application par exemple, ils en ont pour deux semaines. »

Les deux associés refusent de cautionner plus longtemps ce qu’ils dénoncent comme un système de « salariat déguisé ».

Jeu de piste, adrénaline et métier-passion

« On fait ça pour sortir du système économique ingrat des grandes plateformes », poursuit Adrien. « On aime bien l’idée d’être entrepreneurs salariés, sans hiérarchie entre nous », abonde Valentin, qui vient tout juste de rejoindre son collègue sur la place de Zurich, à deux pas de la rivière de L’Ill. Tous deux ont le style typique du coursier : cuissards, chaussures à clips, élégants sacs isothermes noirs, mitaines. Les tenues floquées ne sont pas encore arrivées mais ne sauraient tarder. Primordial de se distinguer du reste de la foule des coursiers, dans les ruelles pavées où les vélotafeurs et les livreurs sont légion. « On a aussi dans l’idée de renouer avec une vision plus traditionnelle du “coursiérage” (cqfd). On veut travailler avec des gens qui aiment ce métier. Le commun des mortels pense que la livraison à vélo c’est Deliveroo, mais ça existait bien avant, depuis les années 1990 », relate Valentin. Les deux associés refusent de cautionner plus longtemps ce qu’ils dénoncent comme le système de « salariat déguisé » mis en place par les grandes plateformes. Pour eux, rouler doit rester un plaisir, un métier-passion avec des conditions de travail dignes. À terme, les livreurs de Kooglof espèrent se tirer un salaire de 1 500 euros par mois, avec une moyenne autour des 40 euros bruts de l’heure, qui permettrait d’amortir le matériel des coursiers en plus de leurs revenus. Sans plus se soucier de survie financière, la livraison redevient pour eux un jeu de piste, où l’adrénaline de la vitesse se mêle à l’aspect ludique de la logistique urbaine dans les rues de la Grande île.

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Un jeu qui ne doit cependant pas effacer la bataille qui se joue en coulisses. « Pour accompagner le développement de toutes ces coopératives, peut-être la fédération pourrait-elle devenir un levier commercial au niveau national, en négociant des contrats avec des grosses entreprises au bénéfice des coursiers locaux qui n’ont ni le temps ni les moyens administratifs de le faire », suggère Adrien Claude, de Coopcyle. Si la France fourmille de coopératives comme Kooglof, leur taille modeste fait d’elles de petits poucets par rapport à d’autres à l’étranger. Si l’Allemagne a vu naître beaucoup moins d’entreprises indépendantes de livreurs, elles sont d’une taille plus importante, comme Tricargo à Hambourg par exemple, qui compte à son actif une vingtaine de salariés et sa propre flotte de vélos-cargos électriques. Même chose au Canada, à Vancouver, où la coopérative Shift, membre du réseau Coopcyle, regroupe plus de 20 salariés.

En France, seule Olvo, la parisienne spécialisée dans la livraison du “dernier kilomètre” a ce genre d’envergure, avec sa vingtaine de salariés payés 1 400 euros nets par mois, avec prise en charge de la mutuelle santé et du matériel par l’entreprise. Avec le temps, Kooglof espère bien elle aussi croître et embaucher de nouveaux livreurs. « Pour le moment, des copains viennent parfois nous donner un coup de main et se rémunèrent avec leurs statuts d’auto-entrepreneurs. Mais dès que cela décollera pour nous, on aimerait les embaucher », s’enthousiasment Valentin et Adrien, qui songent aussi à diversifier leur activité, à l’image de Tricargo, Olvo ou Shift qui font de la logistique urbaine, du transport de colis et de marchandises. L’avenir dira si Kooglof parviendra à se tailler une part du marché local de la livraison à vélo, comme ont réussi à le faire avant eux de nombreuses autres coopératives dans d’autres villes. Les jeunes coursiers ont en tout cas déjà conquis le cœur de nombreux Strasbourgeois, désireux d’un mode de livraison plus solidaire et responsable.

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Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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