Storytelling : jusqu'où l'entreprise peut-elle « se raconter des histoires » ?
10 mai 2023
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
On prête aux récits toutes les vertus : donner du sens, clarifier les valeurs, créer un sentiment d’appartenance, motiver les équipes… Mais est-ce qu’on ne se raconte pas des histoires en donnant tant de poids aux histoires ? Eléments de réponse avec notre experte en futur du travail Laetitia Vitaud.
Depuis une vingtaine d’années, les startups américaines ont fait du storytelling la pierre angulaire de leur culture d’entreprise et même de leur management. Censées cimenter la cohésion d’équipe, leurs récits d’entreprise mettent en lumière l’ambition et la gnaque de ses fondateurs, inspirent les troupes et les consommateurs. En cela, elles ont remis au goût du jour un genre très ancien, celui des épopées à la grecque, ces récits de héros qui ont forgé notre culture occidentale.
Mais à force de forger le récit parfait soutenu par des « valeurs fortes », les entreprises peuvent avoir tendance à virer « sectaires », derrière de fausses croyances qui n’engagent finalement rien ni personne. Dans la langue française, la frontière est floue entre « raconter des histoires » et « mentir » ou « manipuler ». Pire, l’histoire récente nous a montré que les récits qui glorifient les héros fondateurs masquent souvent des abus (harcèlement, surcharge de travail, exploitation, pollution…) et invisibilisent l’intelligence collective. Ne serait-il pas temps d’opposer l’esprit critique au storytelling management, cette méthode qui utilise le pouvoir des récits pour donner du sens au travail ?
Le pouvoir de l’épopée au service de la culture, c’est pas nouveau
Chez les Grecs anciens, l’épopée est un long poème narrant les exploits mythiques d’un héros (comme Ulysse, Persée ou Jason). Ces histoires ont été transmises oralement pendant des siècles avant d’être écrites et publiées. Le genre a fait des émules dans l’Histoire, car les récits célébrant les grandes batailles ont longtemps été utilisés pour renforcer voire fonder les nations. Ce n’est pas pour rien qu’on parle des « épopées napoléoniennes » ! L’épopée joue encore un rôle essentiel dans la culture car elle reflète les valeurs, les croyances et les idéaux de la communauté qui les a créées. En racontant des histoires de héros, elle pousse les individus à aspirer à des normes élevées et à chercher à accomplir eux-mêmes des exploits remarquables.
L’épopée peut servir de lien unificateur pour toute une communauté et même renforcer l’identité nationale. Elle peut jouer un rôle dans la préservation de la mémoire collective : ces histoires, transmises de génération en génération, aident à maintenir vivantes les traditions, les croyances et les valeurs culturelles. Ce n’est donc pas étonnant qu’on ait cherché à utiliser le pouvoir de l’épopée dans le monde de l’entreprise. Histoire de marque ou aventures de fondateurs, les récits d’entreprise qui racontent la création et les premiers obstacles rencontrés sont nombreux. Ils visent à offrir une vision commune et motiver les troupes. Si d’autres entreprises ont utilisé le genre de l’épopée bien avant les startups du numérique, force est de constater que ces dernières sont passées maîtresses dans cet art-là. N’ayant pas de grands budgets de publicité et de communication à leurs débuts, elles ont compris que les bons récits pouvaient rapporter gros. En effet, c’est grâce à ces histoires bien ficelées qu’elles lèvent des fonds auprès des capitaux-risqueurs (le « VCs »).
Mais l’épopée à la sauce startup, on commence doucement à en revenir
Très vite, la plupart des startups se sont mises à parier sur le pouvoir des récits pour lever des fonds, recruter des salariés, les « manager » pour les faire travailler 80 heures par semaine, convaincre les premiers utilisateurs que leur produit va changer leur vie et raconter au monde que leur culture est la plus puissante. Tant et si bien qu’avec les années, on a fini par constater le caractère factice et mensonger du procédé. Les promesses messianiques des héros fondateurs (« changer le monde ») ont laissé la place aux scandales (escroquerie, harcèlement) et /ou faillites retentissantes. Certains des « héros » d’hier sont tombés. Il faut dire que l’épopée a la fâcheuse tendance à servir la soupe aux tyrans en soutenant le culte de la personnalité.
À chaque fois, c’est la même histoire : un héros / génie solitaire affronte des épreuves que lui-seul pouvait surmonter et rencontre le succès. Gourou messianique, il impose sa vision à ses ouailles par un récit fondateur. Mais trop souvent, le culte de la personnalité masque des cas de harcèlement et d’abus en tout genre. Des exemples ? Ces dernières années nous donnent l’embarras du choix… Elizabeth Holmes, la fondatrice de Theranos, saluée comme une visionnaire dans l’industrie de la santé pour sa prétendue innovation d’un test sanguin révolutionnaire, a façonné son culte autour de récits savamment maîtrisés. Derrière, que du vent : la technologie de Theranos ne fonctionnait pas, la société avait trompé les investisseurs comme les clients. On a su aussi que Holmes avait créé une culture d’entreprise abusive, où les employés étaient intimidés et maltraités lorsqu’ils remettaient les ordres en question.
L’un des exemples les plus remarquables d’un culte de la personnalité qui a tourné court, c’est l’histoire d’Adam Neumann, le fondateur de WeWork. Salué comme visionnaire pour la création d’espaces de coworking new age, Neumann était le maître incontesté dans l’art de raconter des histoires. La valorisation de sa société était très excessive, les pratiques RH douteuses et la culture sectaire. Les salariés qui le vénéraient comme un gourou travaillaient sans relâche jusqu’à l’épuisement. La société n’a pas disparu, sa valorisation a été ramenée à un niveau jugé raisonnable, les pratiques les plus délirantes ont été supprimées. Le gourou a tout de même réussi à partir avec des milliards de dollars… On pourrait encore citer l’exemple de l’ancien CEO d’Uber, Travis Kalanick, accusé de harcèlement sexuel et de discrimination. Ou celui de Sam Bankman-Fried, le fondateur de la plateforme de cryptos FTX, aujourd’hui accusé d’escroquerie. En France, c’est le culte autour d’Oussama Ammar, soupçonné d’abus de confiance, faux et usage de faux, qui illustre le mieux les dérives du storytelling management.
Du storytelling, mais quel storytelling ?
Terminé, le storytelling ? Non, évidemment. La puissance des récits n’a jamais été aussi grande que depuis que les algorithmes des réseaux sociaux font la loi. Mais on s’en méfie davantage. La face obscure du storytelling management est aujourd’hui bien documentée sur les comptes Instagram comme Balance ta startup. Si vous ne voulez pas que le storytelling se retourne contre vous, mieux que l’histoire racontée soit en phase avec les actions de l’entreprise et que les salariés soient mis à contribution dans la construction de la culture d’entreprise et de ses récits. En somme, si le récit est au service de l’intelligence collective, il joue un rôle positif.
Être conscient des limites et dangers du management par le récit, c’est déjà un premier pas. On dénombre au moins 3 types de dangers :
- Le risque de « mythification » : quand les récits conduisent à une vision trop idéalisée de l’entreprise où les défauts et problèmes sont ignorés, alors cela peut entraîner une culture d’entreprise dysfonctionnelle au sein de laquelle les salariés cherchent à cacher leurs faiblesses et évitent toute critique.
- Le risque de manipulation : quand les histoires sont utilisées pour manipuler les salariés et les investisseurs, en les incitant à croire en une vision d’entreprise qui ne correspond pas à la réalité. Cela s’accompagne d’arnaques et escroqueries en tout genre.
- Le risque de déconnexion : quand le storytelling provoque une déconnexion entre les fondateurs et les salariés. En effet, si l’histoire n’est centrée que sur les fondateurs héroïques, cela peut conduire à un manque d’engagement car les figures héroïques semblent trop éloignées.
Chacun de ces trois risques peut s’accompagner du culte de la personnalité et de sa culture de la peur. Pour l’éviter, il est important que les salariés se sentent libres de s’exprimer et de remettre en question les pratiques de l’entreprise et surtout, que les dirigeants, si « héroïques » soient-ils, soient toujours tenus responsables de leurs actions. Personnellement, je préfère toujours les récits imparfaits et pluriels avec esprit critique et liberté d’expression que le storytelling trop maîtrisé avec des héros trop héroïques. Je préfère aussi vivre dans une démocratie…
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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