« Les managers doivent montrer qu’ils sont prêts à faire face au risque »

04 mai 2022

6min

« Les managers doivent montrer qu’ils sont prêts à faire face au risque »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Sophie Dussaussois

Journaliste, éditrice et auteure de documentaires pour la jeunesse

La crise du Covid a ébranlé nos relations au travail. On en croyait sortis, mais la guerre en Ukraine nous plonge à nouveau dans un abîme d’incertitude. Hausse des prix de l’énergie et des matières premières, défis climatiques, enjeux numériques, crainte des cyberattaques, pénurie de talents… La crise est-elle en train de devenir la norme ? Dans ce contexte, leaders et managers doivent-ils sans cesse envisager le pire et intégrer les risques dans leur quotidien ? Ont-ils le droit d’avoir peur ? Peuvent-ils rester optimistes quand ils naviguent à vue ? Pour Laurent Combalbert, la réponse est oui. Ex-négociateur de l’unité d’intervention du Raid, formé à l’académie du FBI, cet homme de terrain a d’abord géré les crises de type kidnapping et prises d’otages avant de s’engager dans le monde de l’entreprise. La crise est son créneau, la négo son boulot, la confiance son maître-mot. Interview.

Avant de mettre votre expérience au service des entreprises, vous étiez négociateur au sein du Raid. Quelle intervention vous a le plus marqué et qu’en avez-vous tiré ?

Un jeune schizophrène de 25 ans tenait son bébé de 18 mois suspendu au-dessus du vide, depuis une fenêtre au 18e étage. Il ne voulait me parler que chez lui, au sein de son appartement. Je savais que je ne devais pas le faire. Pourtant, je suis entré. À l’intérieur, les rideaux étaient tirés, j’étais hors de vue des snipers, sans contact radio avec mes collègues, sans couverture. Dès qu’il m’a vu, il m’a sauté dessus et même si je l’ai maîtrisé rapidement, il m’a enfoncé une paire de ciseaux dans la cuisse. Avait-il touché l’artère fémorale ? Par chance, non. Le groupe d’assaut a pu entrer et sauver le petit. Ce jour-là, j’ai fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire, j’ai enfreint les règles et pourtant, j’ai reçu une médaille pour cette intervention. Cette expérience m’a permis de m’interroger sur la transgression. Si elle se produit, elle doit être ponctuelle et ne doit pas aller à l’encontre des valeurs profondes qui nous animent.

En quoi votre expérience au Raid s’applique-t-elle au management ?

Entre les groupes d’intervention et le monde de l’entreprise, les passerelles sont évidentes. Aujourd’hui, l’incertitude devient la norme. Or l’incertitude, c’est-à-dire ce qui sort du cadre, constitue le pain quotidien des unités d’intervention : c’est leur boulot. La crise sanitaire a fait émerger le télétravail. C’est une situation complètement inédite pour les managers. Comment gérer le travail à distance ? Comment faire face aux nouvelles exigences des jeunes collaborateurs ? On le voit, tout devient spécial, tout sort du cadre.

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Quelles entreprises font appel à vos compétences ?

On travaille aussi bien avec les grands comptes du CAC 40 – dans les secteurs du transport, de l’énergie ou de la santé –, qu’avec des PME. Notre approche se veut décalée. Nous n’avons pas de recette magique, nous ne sommes pas là pour dire aux managers comment gérer leurs équipes. Notre rôle est de raconter comment nous, nous encadrons nos équipes de négociateurs partout dans le monde. Les entreprises fonctionnent avec des process, des organisations très précises, des hiérarchies. Ce sont parfois des carcans dont il est difficile de s’extraire et qui peuvent provoquer un manque d’agilité. Dans notre métier, c’est l’agilité qui fait la différence. L’agilité, c’est-à-dire l’adaptation immédiate avec les moyens disponibles, la capacité de prendre des décisions très vite. Et d’oser la prise de risques.

Quels sont les défis auxquels sont confrontées les entreprises d’aujourd’hui ?

Le recrutement est le premier. Attention, je ne suis ni un statisticien ni un chercheur en management. Mon analyse se nourrit de mes rencontres. Et que me disent les recruteurs ? Que ce sont les jeunes qui les choisissent. Pas l’inverse. Aujourd’hui, les jeunes veulent connaître les engagements RSE, ils veulent être fiers de leur job. Et ils ont besoin de leaders inspirants. Quand on enferme une personne dans une procédure, elle est rassurée, mais elle perd en agilité. La procédure fonctionne bien dans un environnement compliqué : elle permet de prévoir tous les cas de figure. Mais elle n’est plus efficace dès lors que l’humain entre en jeu. On ne peut pas prévoir les émotions, les dynamiques de groupe, les enjeux cachés. Ces éléments créent de l’incertitude et nécessitent de l’improvisation, c’est-à-dire la possibilité de s’adapter au terrain. Or pour agir sur le terrain, il faut de la confiance. C’est la raison pour laquelle je pense que les leaders doivent inspirer plutôt que commander. Ils doivent faire confiance a priori et laisser une marge de manœuvre à chacun, car quand les employés se sentent libres, ils ont non seulement envie de rester, mais aussi de performer.

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Quand les entreprises parviennent à attirer des talents, encore doivent-elles les garder et parvenir à les insérer dans un projet collectif. Dans une société de plus en plus individualiste, c’est un vrai défi. Or, pour motiver les jeunes recrues, il faut donner du sens. La formation est une des clefs de la réussite. Dans un groupe d’intervention, le sens que l’on met dans son travail est évident : il s’agit de sauver des vies. Dans une entreprise, le sens passe par la formation. C’est une logique qui permet de faire grandir tout le monde. Ça donne envie de rester parce que ça nous challenge. Le sens qu’on met dans son travail est un vrai facteur d’attachement à son job.

Quels sont les scénarios classiques de crise auxquelles vous êtes confrontés ?

On fait appel à nous pour des crises ponctuelles : une crise sociale, une menace de fermeture de site, de grève. Les collaborateurs ont alors peur de ce qu’il pourrait se passer. La peur est une émotion qu’on a beaucoup éprouvée pendant la crise Covid : peur pour le travail, peur pour la santé. Or la peur est légitime. Sans la peur, le courage n’existe pas. Et en acceptant que la peur soit légitime, on remet du lien et de la confiance. Notre travail consiste à ramener cette confiance, à travers des échanges. On renoue le lien et on ramène les différentes parties dans une logique d’objectifs collectifs.

Les managers ont-ils le droit d’avoir peur ?

Oui, la peur est une bonne émotion car elle vous met en lien avec la réalité. Non seulement le chef d’entreprise a le droit d’avoir peur, mais il a aussi le droit de le dire. S’il a peur, c’est qu’il a conscience des enjeux et qu’il sait qu’il doit se préparer au risque. La peur nous envoie un message. Elle nous alerte, il faut l’écouter. Mais il faut éviter que la peur ne devienne une angoisse, qu’elle inhibe et empêche de fonctionner.

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Un dirigeant doit-il anticiper le pire et pourquoi ?

L’excès de confiance, s’imaginer qu’on a tout prévu : voilà une attitude dangereuse qui fait baisser la garde. Il est important de rester vigilant car les crises ne sont pas forcément ponctuelles. Elles peuvent se manifester au travers de changements plus profonds, qui exigent une adaptation. L’incertitude n’est pas confortable, mais il faut toujours se préparer à faire preuve d’agilité. Lors de nos interventions, nous demandons aux managers d’imaginer les scénarios qui vont possiblement impacter leur activité. Cela peut être une cyberattaque ou un changement de mentalité, une évolution des tendances. Le dénominateur commun entre les risques, c’est la notion d’incertitude et la nécessité de s’adapter. Et là on rejoint l’agilité des groupes d’intervention. Ils ont des process, mais aussi une créativité qui leur permet d’improviser, c’est-à-dire d’inventer des solutions qui n’existent pas dans les livres.

Que peuvent mettre en place les chef·fes d’entreprise et les managers pour anticiper les risques ?

Ils peuvent faire des comités d’anticipation, cartographier les risques, imaginer les pires crises et observer la concurrence, soumise aux mêmes enjeux. Aujourd’hui, la peur des cyberattaques prédomine. Nos équipes en gèrent deux ou trois par semaine. Les ransomwares et les cryptolockers bloquent les systèmes informatiques et réclament de l’argent. Dans ces cas-là, on ne négocie pas. On évalue les dommages potentiels, mais on ne paie pas, sinon on risque la récidive.

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Gère-t-on toutes les crises internes et externes de la même façon ?

La vraie question, c’est plutôt : est-ce que je suis responsable ou victime de ce qui arrive ? Si la crise est due à la guerre, je suis victime. Si elle est due à une bactérie dans mon usine, je suis responsable. L’analyse de la situation est la règle de base et ça, les entreprises le font tous les jours. Elles ont des équipes, émettent des hypothèses, puis elles choisissent. Mais quand la crise est là, on est dans le stress et on dérive vers un fonctionnement dégradé.

Peut-on envisager le pire et rester optimiste ?

Il faut être optimiste. Toujours y croire. Les pessimistes, ce sont ceux qui lâchent l’affaire. Les managers doivent montrer qu’ils sont prêts à faire face au risque, sinon les collaborateurs ne suivent pas. Quand on parle de redonner de la confiance, en fait, c’est de l’optimisme qu’il faut ramener. De l’optimisme éclairé.

Article de Sophie Dussaussois édité par Ariane Picoche, photos par Thomas Decamps

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