Dire « merci » en entreprise : entre gratitude, politesse et manipulation
20 févr. 2020
5min
Journaliste
Frappés de plein fouet par une vague de pensée positive, collaborateurs et managers se voient recouverts par une surabondance de “merci”… « Merci d’avoir répondu à mon mail, d’avoir pensé au reporting de lundi, d’avoir bouclé le Powerpoint avant de partir en week-end… » Les “merci” deviennent des refrains monocordes qu’on relève à peine, similiaires au “ça va ?” de ce collègue plus rapide que son ombre, arrivant le matin dans les bureaux, écouteurs vissés dans les oreilles, parti sans même attendre votre réponse.
Pourtant, lorsqu’il est bien employé, ce mot recèle de bienfaits sous-estimés. Et il est d’autant plus important en période de crise, alors que nombre d’entre nous s’investissent plus que jamais dans leur job. D’après une étude réalisée auprès de la communauté de Welcome to the Jungle en avril 2020, le meilleur moyen de témoigner sa reconnaissance, pour 40% des salariés, serait le remerciement, bien loin devant les récompenses financières (10%) ! Entre politesse rudimentaire, fourbe tentative de manipulation et gratitude sincère, que se cache-t-il derrière ce mot a priori anodin ?
Aux origines du “merci”
Le remerciement, une politesse désintéressée, semble-t-il, aurait pourtant des origines mercantiles. Du latin “merces” qui signifiait “salaire” ou “prix”, la racine du mot “merci” évoque l’idée d’une récompense pour un travail. Moindre des choses donc, qu’il soit monnaie courante en entreprise. C’est une marque de courtoisie, de respect et de gratitude.
En remontant à l’origine du mot “gratitude”, on apprend que “gratus” signifie “agréable”, liant ce sentiment au bien-être. Dans son livre Les Pouvoirs de la gratitude, Rébecca Shankland explique l’effet de ce sentiment. « Exprimer sa gratitude est une façon de donner quelque chose en retour : un signe de reconnaissance. Je signale par là que j’ai repéré le geste et l’intention d’autrui. Mais la gratitude va plus loin que la simple réciprocité du geste, elle génère une émotion agréable qui nous donne envie à notre tour de venir en aide à d’autres. »
Les pouvoirs (presque) magiques du “merci”
La gratitude, ça commence par savoir dire “merci”. En décortiquant ses effets, on découvre que ses bienfaits sont nombreux…
Préserver le bien-être et la santé
Lorsque nous sommes reconnus et soutenus par nos collègues ou notre hiérarchie, nous mettons plus de sens dans notre travail. Estimés, nous gagnons en motivation. Le climat et le bien-être sur le lieu de travail n’en sont que meilleurs. Jean-Philippe Bouchard, président de Spiralis, un cabinet de consulting et de coaching spécialisé en communication, en leadership et en gestion des conflits, explique les effets positifs de la gratitude et donc du “merci” : « Cela permet d’attirer l’attention sur ce qui est positif autour de soi, alors qu’on est naturellement conditionné à retenir ce qui ne va pas. »
Et le physique aussi s’en porterait mieux. Une étude américaine de la revue Health Behavior and Policy Review démontre que les personnes qui éprouvent plus volontiers de la gratitude doublent leurs chances de préserver leur santé cardiovasculaire ! Voilà qui donne envie d’aller serrer notre boss dans nos bras pour le remercier pour son « merci »…
Humaniser le travail
Si l’entreprise moderne use de techniques pour choyer l’employé (à base de terrasses, baby-foot et coachs du bonheur), la tendance est aujourd’hui au développement de rapports plus humains. Souvent, ça commence par savoir valoriser l’apport individuel. Comme nous le rappelle Claude, ex-manager dans la restauration, le remerciement est une clé relationnelle fondamentale : « Bien sûr, on pourrait se contenter d’effectuer ce qui relève de notre fonction sans en attendre davantage, mais c’est au détriment de l’échange. Dans une société où l’humain est souvent remplacé par la machine, il est bon de valoriser l’investissement, les réussites de chaque membre d’une équipe. » Un avis que partage Sandrine, 29 ans, diététicienne dans une entreprise agroalimentaire. Elle voit dans le fait de dire “merci”, la marque de la considération que lui porte son N+1. « Pour moi, ça veut surtout dire “j’ai prêté attention à toi, tu n’es pas seulement une toute petite pièce dans la machine.” Certes, c’est mon job et je n’ai pas forcément à être remerciée pour ça, mais ça fait toujours du bien. On n’est pas des robots ! »
« Dans une société où l’humain est souvent remplacé par la machine, il est bon de valoriser l’investissement […] de chaque membre d’une équipe » - Claude, ex-manager dans la restauration
Par-delà la simple reconnaissance du travail effectué, savoir dire “merci” est une preuve d’estime d’autrui. Si l’on pense le travail de façon contractuelle, la gratitude semble être fioriture. Pourtant, un “merci” implique souvent que le travail est bien effectué, permettant par là d’être satisfait de son œuvre.
La reconnaissance tient-elle vraiment à un “merci” ?
À l’inverse, certains trouvent les remerciements superflus dans une relation de travail. C’est le cas d’Eric, 28 ans, RH dans une agence événementielle. « Ça me paraît toujours malvenu, déplacé. J’ai juste fait mon job, on n’a pas à me remercier pour ça. J’ai presque l’impression qu’on se moque de moi, sachant que je n’ai pas le choix de faire ce qu’on me demande ! J’attends bien plus qu’un “merci” pour me sentir considéré. » Un témoignage qui révèle que le remerciement n’est pas le langage universel de la gratitude — certains souhaitent d’autres formes de reconnaissance. Un mot d’encouragement, la mise en valeur d’un projet réussi, la création d’une relation de proximité ou l’octroiement d’une augmentation peuvent aussi être très appréciées, on ne va pas se mentir.
Sans reconnaissance, les sentiments d’inertie et de perte de sens gagnent salariés comme managers. Pour autant, gardons à l’esprit que pour reconnaître la valeur d’un collaborateur, il faut souvent aller plus loin que la simple utilisation d’un “mot magique”.
Quand la gratitude prend des allures grimaçantes
Sentiment de dette ou de gratitude sincère
De nombreux anthropologues, tels que Marcel Mauss, dont les travaux portent sur le don et le contre-don, suggèrent que l’expression de la gratitude induit une forme de réciprocité. Finalement, si on remercie son collaborateur, son équipe ou son manager cela suppose aussi que nous avons une dette envers eux.
Se pose alors une question cruciale : peut-on être touché par la gratitude en même temps que par un sentiment de dette ? Pour Rébecca Shankland, la réponse est non. « À l’inverse du sentiment de dette, la gratitude est perçue comme une émotion agréable et se trouve associée à l’émerveillement, la joie, l’amour, le contentement. À l’inverse, le sentiment d’être débiteur est associé à un état inconfort, une gêne. »
Dérives et manipulation
Gratuité et désintérêt, voici la vraie recette de la reconnaissance. Un “merci” employé pour tirer un bénéfice perd aussitôt sa valeur, laissant place à la manipulation. Sylvie, la quarantaine, commerciale dans une grande entreprise française depuis plus d’un an, souligne la tactique utilisée par son employeur pour qu’elle s’investisse davantage. « J’étais ravie d’être appréciée pour mon travail, encouragée et mise en valeur. On me remerciait sans arrêt d’être au top dans l’équipe. Mais finalement, c’était juste une façon pour me tenir. On m’a confié de plus en plus de responsabilités en remerciant mon travail de qualité, mais je n’ai jamais été augmentée… »
Alors qu’elle envisage aujourd’hui de quitter son poste, Sylvie souligne sa désillusion. « La flatterie, les remerciements, m’ont donné le sentiment d’être importante, à tort. J’ai compris qu’on me caressait dans le sens du poil pour que je m’implique toujours plus, sans faire le moindre geste financier. » Une pratique qui ne surprend qu’à moitié, quand on constate l’impact de la reconnaissance sur l’investissement du salarié. Compliments, sympathie et encouragements créent une relation privilégiée, permettant de tirer le meilleur du salarié (ou du manager !), en usant parfois de manœuvres doucereuses. Les tentatives calculées de s’attirer les bonnes grâces d’un collaborateur n’engendrent qu’un climat toxique. « Créer du relationnel, ça ne s’invente pas. Si j’apprécie être mise en valeur, je sens aussi quand on m’emberlificote ! » raconte Sandrine.
La gratitude demande de la spontanéité et exclut tout calcul, stratégie, ou manipulation. Bien souvent, la gratitude et le remerciement ne peuvent se passer d’un climat général propice à la reconnaissance : une forte relation entre collègues, par exemple. Le reconnaissance ne passe pas que par un merci spontané (et certainement pas par un merci intéressé), mais par la bienveillance entre collègues au quotidien, et parfois, par des gestes qui accompagnent les paroles…
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