L'entretien annuel est mort... vive l'évaluation continue ?
07 déc. 2022
5min
Rédactrice indépendante.
À l’heure où le travail se métamorphose, l’entretien individuel classique hérité de l’ère du « command and control » paraît désuet. Mais est-il souhaitable de le mettre au placard pour le remplacer par une évaluation continue, à l’instar de Microsoft et Netflix ?
44 % des salariés français jugent l’entretien annuel inutile. Mais doit-on pour autant préparer son épitaphe ? Même s’il est décrié et perfectible, il demeure un outil structurant dans l’expérience collaborateur. Ses missions ? Suivre les résultats et la performance, clarifier les problèmes, capter les irritants ainsi que fixer les objectifs pour l’année à venir. Cette intermède entre le collaborateur et son manager est aussi un espace d’échanges privilégié pour dessiner une trajectoire sur-mesure. L’enjeu est le suivant : comment en faire un moment plus engageant pour les salariés et les managers ? Quel serait le format idéal pour accompagner la progression des équipes ? De nouvelles pratiques émergent : une démarche hybride mêlant temps formels (entretien individuel) et accompagnement continu sous la forme de feedback. Décryptage et conseils pour révolutionner vos pratiques.
L’entretien annuel, un héritage du XXe dont il faut se libérer ?
L’entretien annuel fait aujourd’hui l’objet de nombreuses critiques : trop formel, trop complexe, trop coûteux pour l’entreprise. Quant aux salariés, selon l’enquête Elevo (2021), leur désamour s’expliquerait ainsi : « La forme : l’entretien annuel est souvent réalisé sur des outils d’un autre temps. Le rythme : une seule fois par an sans impliquer ses pairs. L’action : les salariés ne voient pas d’actions concrètes suite à l’exercice ». D’après Stéphane Moriou, anthropologue, CEO de MoreHuman Partners et expert du feedback, la cause est à chercher dans son utilisation galvaudée : « Les entreprises en ont fait des entretiens “fourre-tout”. Pour caricaturer : les personnes ne se parlent pas pendant un an et en profitent pour tout déballer, tout en négociant leur évaluation et leur bonus. Or, les logiques sont totalement différentes. Cela ne peut que dysfonctionner ». Comment remettre du sens dans l’évaluation et proposer un accompagnement plus efficace ? Il faut d’abord comprendre la lente transformation culturelle qui se profile dans les organisations : « Le management par soumission, qu’illustre l’entretien annuel, s’atténue peu à peu au profit d’une autre forme d’autorité davantage tournée vers l’engagement et la confiance ». Stéphane Moriou soutient qu’il faut maintenir l’entretien mais le faire vivre différemment : sanctuariser les échanges formels où l’on parle objectifs et rémunération, en les conjuguant avec du feedback continu toute l’année : « Beaucoup pensent que, parce qu’ils sont opposés, il faut remplacer l’un par l’autre. Or ce qui compte est le ratio entre les deux afin de faciliter le dialogue ».
Exit les entretiens isolés, place au dispositif de suivi !
L’évaluation continue est une approche intéressante pour adresser d’autres revendications des salariés quant au mode d’évaluation – 38 % aimeraient des temps d’échange plus réciproques et 70 % pensent que ces temps d’échange ne sont pas suffisamment suivis par des actions concrètes. Ici, l’idée est de créer un dispositif de suivi ponctué par différents rendez-vous, à un rythme mensuel ou trimestriel selon la culture de l’entreprise, afin d’instaurer plus de proximité et de dialogue entre managers et collaborateurs. Ces entretiens sont ainsi plus récurrents, courts et variés. Et ce changement de paradigme n’est pas si simple à mettre en place car « il bouscule notre système de croyances dans le sens où il ne nécessite plus de contrôler pour conduire la performance individuelle. On s’inscrit collectivement dans l’amélioration continue et mutuelle, à la fois plus motivante et moins infantilisante », explique Stéphane Moriou. L’équation est donc gagnante à plusieurs égards : « Si managers et managés apprennent à se parler tous les jours, une relation se crée, plus naturelle et fondée sur la confiance et la progression. L’entretien sera donc mieux vécu car les personnes auront appris à communiquer différemment », affirme Stéphane Moriou.
Évaluation continue : comment réussir sa révolution culturelle ?
La culture et la maturité de l’entreprise aiguillent la magnitude du déploiement
En premier lieu, il est important de s’intéresser à la maturité de l’entreprise : « Si une organisation est peu familiarisée avec le feedback, il faut y aller par étapes et adapter le dispositif. Cela dépend aussi de son objectif, plus ou moins ambitieux », souligne Stéphane Moriou. Autre nuance à prendre en compte : les disparités entre équipes. Par exemple, les commerciaux, très orientés résultat, sont plus enclins à mener du feedback régulièrement. Dans des métiers plus répétitifs, la nature et le rythme du feedback ne seront pas les mêmes. Il faut aussi prendre en compte les indicateurs de mesure : « Certaines entreprises ont besoin de passer par des indicateurs pour mener leur transformation car c’est dans leur mode de fonctionnement : il faut s’en saisir pour faciliter l’adoption ». En revanche, l’expert déconseille l’utilisation de KPI (comme « mener X feedbacks par semaine » ) si l’environnement fonctionne avec peu de processus ou de « scorecards ».
Pas d’évaluation continue sans routines
Stéphane Moriou apparente l’adoption de l’évaluation continue à une langue étrangère avec un système de communication reposant sur un lexique et une grammaire. Cette analogie sous-tend une pratique collective régulière afin d’en maîtriser les contours et les subtilités. Sa recommandation ? La mise en place de routines temporaires : « Elles nous forcent à pratiquer et à ancrer de nouveaux comportements ». Néanmoins, la routine de feedback n’est nécessaire que le temps d’acquérir un automatisme : elle n’a pas vocation à s’inscrire dans la durée.
Les managers ne sont pas les seuls leviers du changement
Selon Stéphane Moriou, collaborateurs et managers sont tous acteurs dans l’implémentation de l’évaluation continue. « Le feedback est une nouvelle forme de dialogue donc il faut que toutes les parties prenantes puissent apprendre à échanger avec un socle commun ». Il faut également s’extraire d’une autre tradition culturelle : une transformation doit absolument être incarnée par le top management. Bien sûr, le rôle des managers est nécessaire, mais ne compter que sur eux va à l’encontre de la nature même du feedback : « L’évaluation continue n’est pas menée unilatéralement : un collaborateur doit pouvoir faire un retour à son manager. De même, des feedbacks doivent être menés entre pairs ». Il faut annihiler la vision très XXe siècle où seul le sachant peut enseigner à un apprenant : « L’évaluation continue est tout l’inverse. Nous apprenons les uns des autres : ce qui compte n’est pas le statut de la personne mais la nature de son message ».
Évaluation continue : un déploiement en mode pilote
Passer d’un « système de soumission » à une approche d’engagement ne se fait pas du jour au lendemain. « On ne peut pas convaincre tout le monde, tout de suite, des bénéfices du changement. Les modèles théoriques soulignent qu’il faut au moins convaincre 10 % de la population pour générer un effet d’entraînement. Selon mon expérience, sur les projets de mise en place du feedback, il faut au moins 15 à 18 % pour provoquer une vraie bascule. » Aussi, pour convaincre une base d’ambassadeurs en interne, l’approche est multimodale : « Il faut démarrer par des actions de sensibilisation comme des conférences, suivies de formations, pour ensuite accompagner la mise en pratique via les routines », explique Stéphane Moriou.
L’importance de la méthodologie pour prendre soin de l’autre
Pour recevoir et mener du feedback, la maîtrise d’une méthode est un prérequis afin d’éviter les impairs. Oubliez celle du « sandwich » consistant à formuler une critique en l’entourant de compliments : le feedback positif ne doit pas être une manière détournée de faire passer un feedback correctif, selon Stéphane Moriou. Son objectif premier est de faire prendre conscience à une personne d’un trait de personnalité ou d’un aspect de son travail pour la faire progresser. Comment faire ? « Commencez par du positif pour finir sur du correctif avec un objectif de progression. » Cette approche est aussi une manière de prendre soin de l’autre : « Nos réservoirs à estime de soi ne sont pas égaux. Selon les travaux menés sur nos différents déploiements : une personne sur deux manquerait de reconnaissance ». À mener avec précision et bienveillance, donc.
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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