Égalité au travail : l'homme (préhistorique) est une femme comme les autres
06 mai 2021
9min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Cela fait plusieurs décennies que l’écriture de l’Histoire est devenue un terrain de jeu culturel et politique pour faire avancer l’égalité femmes/hommes et donner à entendre différents points de vue. Longtemps racontée presque exclusivement par des hommes, cette discipline reflète leurs biais et se focalise largement sur les exploits masculins. Cela entretient l’idée que les grandes choses sont une affaire de « grands hommes », seuls capables de génie créatif, d’inventivité, de courage politique ou d’exploits guerriers. L’histoire-bataille et la guerre en tant que savoir scolaire s’appuyant sur des figures héroïques (masculines) ont aujourd’hui moins la cote. On sait mieux le rôle que jouent les biais cognitifs, l’importance des role models et des histoires qui façonnent l’imaginaire des enfants et influencent leurs choix de carrière.
À cet égard, la préhistoire a longtemps joué un rôle critique dans la fixation de nos modèles de genre au travail : aux hommes, la chasse et l’art ; aux femmes, la cueillette et le soin. Bien que les traces archéologiques lointaines auraient dû laisser la place à des interprétations multiples et prudentes, les hommes qui ont créé cette discipline au XIXe siècle ont projeté sur la préhistoire la division sexuée du travail caractéristique de leur propre société. Ils sont parvenus à imposer cette idée qu’il existerait des rôles sexués si « naturels » qu’on les retrouverait forcément dans les groupes humains du Paléolithique. En réalité, les clichés que l’on véhicule sur la préhistoire sont probablement largement faux. Et les perpétuer n’est pas sans effet sur les préjugés qui nourrissent aujourd’hui encore les inégalités femmes/hommes au travail.
« Non, les femmes préhistoriques ne consacraient pas tout leur temps à balayer la grotte et à garder les enfants en attendant que les hommes reviennent de la chasse. Les imaginer réduites à un rôle domestique et à un statut de mères relève du préjugé. Elles aussi poursuivaient les grands mammifères, fabriquaient des outils et des parures, construisaient les habitats, exploraient des formes d’expression symbolique. Aucune donnée archéologique ne prouve que, dans les sociétés les plus anciennes, certaines activités leur étaient interdites, qu’elles étaient considérées comme inférieures et subordonnées aux hommes », explique Marylène Patou-Mathis, directrice de recherche au CNRS, dans son nouveau livre L’homme préhistorique est aussi une femme : une histoire de l’invisibilité des femmes (2020).
À travers une réflexion sur l’écriture genrée de l’Histoire (et de la préhistoire), l’autrice offre des perspectives éclairantes sur les enjeux actuels du monde du travail et ses futurs possibles. Comment se défaire de la division sexuée du travail si nous associons toujours certaines tâches aux femmes et d’autres aux hommes ? Comment mettre à profit l’Histoire et les histoires pour changer notre imaginaire, créer de nouvelles vocations et faire avancer l’égalité ? La période de pandémie et sa Shecession (récession qui touche particulièrement les femmes) nous a fait faire un bond en arrière en matière d’égalité. Et si une nouvelle approche de la préhistoire pouvait nous aider à avancer ?
Il en va de la prospective comme de la préhistoire : il est nécessaire d’apprendre à se défaire des biais qui nous font projeter sur des sociétés lointaines ce dont nous avons l’habitude dans notre monde à nous. C’est pourquoi je recommande chaudement la lecture de cet ouvrage à tous/toutes celles/ceux qui s’intéressent aux inégalités de genre au travail, au rôle que jouent les récits dans ces inégalités, mais aussi au travail de prospective en entreprise et aux biais culturels dont ce travail reste souvent prisonnier.
« Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la production artistique et littéraire, à de rares exceptions près, a construit une image d’hommes préhistoriques violents. (…) L’approche des premiers préhistoriens et, par conséquent, l’image qu’ils ont léguée des humains de ces temps reculés se sont articulées autour de deux biais majeurs : celui d’une violence primordiale et celui d’une évolution progressive et linéaire de l’histoire de l’humanité. »
Marylène Patou-Mathis dans L’homme préhistorique est aussi une femme.
Une vision essentialiste au service de la subordination des femmes
Qui n’a pas déjà constaté la préférence de certain·e·s managers pour le recrutement de femmes à des postes qui exigent un « sens de l’écoute » et des « qualités d’empathie » ? Ou celui d’hommes à des postes où l’on attend un certain « charisme », de la « gniaque » et une « vision » ? Depuis quelques décennies, l’entreprise est devenue plus mixte et les conseils d’administration se sont féminisés. Pourtant, certaines tâches restent obstinément sexuées et certains métiers résolument ségrégués du point de vue du genre : près de 98% des auxiliaires de vie à domicile sont des femmes, comme le sont 87% des infirmières. C’est comme si nous ne pouvions pas nous défaire de cette idée que le soin, c’est forcément une affaire de femmes !
Parmi les fonctions de pouvoir et les postes les mieux rémunérés dans les organisations, les femmes restent presque partout très minoritaires, même dans les métiers et secteurs où elles sont de plus en plus nombreuses. En médecine, le nombre de femmes n’est pas inférieur à celui des hommes, mais parmi les dirigeant·e·s (cadres et chef·fe·s de services ou cliniques), les pourcentages de femmes sont nettement plus bas. Il en va de même dans le monde de l’enseignement où les femmes sont beaucoup plus nombreuses à la « base », mais bien moins représentées au sommet (classes préparatoires, université, postes les plus prestigieux).
La période de pandémie a montré à quel point les inégalités dans la sphère domestique sont imbriquées aux inégalités du monde du travail. Le travail « gratuit » du foyer (enfants, ménage, repas) est inégalement réparti. Cela a pour conséquence un vécu différent du télétravail, un « choix » plus féminin du temps partiel (et des moindres revenus qui vont avec), du chômage partiel, etc.
« Comme en anthropologie, des voix, principalement féminines, s’élèvent pour dénoncer l’androcentrisme de l’archéologie. (…) La réflexion qui s’engage permet d’identifier les mécanismes qui prévalent dans l’interprétation des données archéologiques : le rôle de la femme, son statut et ses comportements, ainsi que le mobilier archéologique et l’art préhistorique sont analysés en recourant de façon systématique à l’essentialisme, notamment à travers le prisme du regard masculin. »
Qu’il s’agisse de biais cognitifs, de pratiques discriminatoires (conscientes ou inconscientes) ou de choix d’orientation individuels, tout ce qui explique la perpétuation de la division sexuée du travail, de la (relative) subordination des femmes au travail et des inégalités face au travail domestique trouve ses racines dans une essentialisation des qualités dites « féminines » ou « masculines » qui a connu sa grande époque au XIXe siècle (mais a commencé bien avant), quand on a cherché à justifier « scientifiquement » l’infériorité des femmes.
À cet égard, les récits construits à propos de la préhistoire ont joué un rôle déterminant : si même au Paléolithique, les femmes étaient à la grotte et passives tandis que les hommes étaient à la chasse et violents, alors, ces différences relèvent de la « nature », non ? « Quelques grammes de cerveau en moins et une boîte crânienne plus petite ; des chairs molles et une intelligence soumise aux caprices de leurs menstrues ; éternelles geignardes et hystériques en puissance, voilà bien des stéréotypes sur les femmes transmis depuis Hippocrate et qu’au lieu de remettre en cause, la médecine, domaine essentiellement masculin, va méthodiquement justifier afin de perpétuer et de consolider la domination d’un sexe sur l’autre », écrit Marylène Patou-Mathis, à propos des travaux de cette époque qui a vu émerger la préhistoire comme discipline scientifique.
« En anthropologie, l’idéologie sexiste perdure jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle est dénoncée dans les années 1980 par plusieurs anthropologues américaines qui remettent en cause l’androcentrisme de la pensée anthropologique et contestent la légitimité de la domination masculine fondée sur une conception naturaliste des femmes. »
Les femmes préhistoriques ne sont pas celles que vous croyez
Les clichés sur la vie des hommes et des femmes à la préhistoire ont la vie dure. Pourtant, ils ne sont pas fondés scientifiquement. Au XIXe, puis au début du XXe siècles, on a interprété certaines traces préhistoriques avec le regard (biaisé) d’une époque. Avec de nouveaux points de vue (des archéologues et préhistorien·e·s d’horizons plus divers), de nouvelles approches, mais aussi de nouvelles techniques (comme l’analyse ADN des squelettes), on se rend compte aujourd’hui que les femmes préhistoriques mériteraient d’être mieux connues !
De manière érudite et passionnante, Marylène Patou-Mathis démonte les nombreuses idées reçues à propos des femmes de la préhistoire à la lumière des découvertes et interprétations les plus récentes. Voici 7 idées pour regarder nos ancêtres autrement :
L’opposition binaire entre l’homme-chasseur et la femme-cueilleuse est un « conte normatif »
« Aucun indice archéologique ne permet de savoir par qui et entre qui le gibier était partagé. » On trouve des lésions sur des ossements attribués à des femmes qui pourraient indiquer des activités de chasse répétées (des lésions à un coude peuvent être associées à la pratique du lancer, par exemple). « Au vu de l’ensemble de ces données, on ne peut exclure que, dans certaines sociétés du Paléolithique européen, les femmes participaient à toutes les étapes de la chasse : repérage et déchiffrage des traces du gibier, élaboration des stratégies de chasse, voire participation en tant que tireurs. »
Rien ne prouve que les femmes ne fabriquaient pas des outils et n’étaient pas à l’origine de multiples inventions
De nombreux mythes (comme celui de Prométhée) associent la maîtrise du feu à l’homme, ainsi que la création des outils. Dans notre imaginaire, les inventeurs et les innovateurs sont avant tout des hommes. Les matières dures (pierre, os, bois, métal) auraient été l’apanage des hommes selon les premiers préhistoriens. Cela est bien ancré dans l’imaginaire populaire. Sauf qu’il est bien possible que cela soit complètement faux. Ce n’est pas parce que quelque chose est une réalité au XIXe siècle, que ça l’était aussi il y a 50 000 ans !
Les femmes préhistoriques n’étaient pas des créatures fragiles, moins mobiles à cause de grossesses qui s’enchaînent et empêchées de faire certaines tâches faute d’une force physique suffisante
Plus de la moitié des squelettes retrouvés sont asexués (c’est-à-dire qu’on ne sait pas déterminer le sexe de l’individu à laquelle les ossements appartenaient). Mais on fait davantage d’analyses à partir de l’ADN nucléaire et les méthodes scientifiques ont progressé au cours des dernières années : certains squelettes qu’on pensait masculins sont en réalité féminins ! Leur analyse montre que ces femmes étaient musclées, athlétiques, vigoureuses et qu’elles faisaient des tâches très physiques. Elles étaient des « marcheuses infatigables, musclées et habiles ». Dans les sociétés nomades, elles effectuaient de longs déplacements lors des migrations saisonnières.
Il est probable qu’elles aient aussi été des artistes, réalisé des œuvres pariétales et des statuettes
Dans l’esprit du grand public, les artistes de la préhistoire étaient forcément des hommes (puisque les femmes s’occupaient de la popotte à la grotte). « Durant près d’un siècle et demi, l’interprétation des œuvres pariétales et mobilières paléolithiques a reposé sur le présupposé qu’elles avaient été réalisées uniquement par des hommes ». Eh bien, absolument rien ne prouve qu’elles n’aient pas réalisé ces œuvres ! Sur les parois, on a identifié de nombreuses « mains négatives » de femmes à proximité des peintures. Elles pourraient être la « signature » des œuvres qui se trouvent à proximité.
Les statuettes du Paléolithique ont longtemps été interprétées avec le male gaze
(Vous savez, ces « Vénus » dont on nous parlait à l’école !) Bien que l’écrasante majorité des statuettes du Paléolithique représente des femmes (voire des femmes enceintes), on a imaginé au siècle dernier qu’elles avaient été faites par des hommes pour des hommes (comme objets de culte ou objets érotiques). En réalité, la forme de nombre de ces statuettes rappelle la manière dont une femme enceinte se voit elle-même (ventre proéminent, jambes courtes, pas de tête). À une époque où donner naissance était particulièrement dangereux (combien mourraient en couche ?), elles pourraient bien avoir ressenti le besoin de créer des amulettes pour leur porter chance. De nombreuses statuettes pourraient donc avoir été faites par des femmes pour des femmes.
Les femmes ont vraisemblablement joué un rôle dans de nombreux rites religieux
Une des hypothèses concernant les œuvres pariétales est qu’elles ont eu pour motivation des croyances religieuses. « Aucun argument archéologique ne permet d’exclure l’implication des femmes dans la conduite de cérémonies. La présence féminine dans le monde souterrain n’est généralement plus remise en doute par les préhistoriens. » Certaines auraient pu être des sortes de « chamanes ».
À plusieurs époques, les femmes ont fait la guerre
« Au XIXe siècle, la société occidentale patriarcale ne peut accepter l’existence de guerrières ». Mais depuis lors, de nombreuses fouilles et travaux d’historiens ont montré qu’il y a bien eu des femmes guerrières à différentes périodes de l’Histoire. Par exemple, on sait aujourd’hui que les guerriers vikings n’étaient pas tous des hommes (ce que les créateurs de séries récentes ont voulu montrer). Les travaux archéologiques ont même conforté le mythe des Amazones. Elles ont très probablement existé dans une région qui se situe aujourd’hui entre la Russie et le Kazakhstan.
On pourrait poursuivre encore la liste des idées reçues que Marylène Patou-Mathis réussit à battre en brèche, comme cette idée que les hommes préhistoriques ont toujours été violents avec les femmes. Là aussi, l’analyse des squelettes montre que cela n’a pas toujours été le cas. Ce livre offre une illustration éclairante de l’importance de la diversité des points de vue pour comprendre les données que l’on collecte. Sans cette diversité, on reste prisonnier des biais et on accumule forcément les angles morts.
C’est là que la préhistoire peut toucher aussi l’entreprise. Dans les ressources humaines, on voudrait se défaire de cette vision essentialiste qui détermine les inégalités femmes/hommes. On veut mettre en avant des role models pour inspirer de nouvelles vocations. Dans les départements de prospective, on voudrait apprendre à mieux interpréter les « signaux faibles » pour se préparer à un avenir qui sera culturellement différent de ce qu’est le présent. Mon conseil : allez voir du côté de la préhistoire pour trouver de l’inspiration !
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