Pourquoi la paresse peut vous permettre de devenir une meilleure personne
28 nov. 2022
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, lecture de “Laziness Does Not Exist” (Simon & Schuster, 2021), ou pourquoi il est temps de briser le mythe de la paresse, pour retrouver l’écoute de soi… et des autres.
« Aujourd’hui, c’est bien simple, les gens ne veulent plus travailler », « la valeur-travail se perd : on est devenu trop paresseux », « la paresse est un vilain défaut »… Ces phrases-là, vous les avez forcément entendues ou prononcées un jour ou l’autre. Alors que les difficultés de recrutement s’accroissent, beaucoup de celles/ceux qui cherchent à recruter sont d’autant plus tentés de se plaindre de la “paresse” supposée des candidat·e·s qui les snobbent et des salarié·e·s qui les quittent. Vous-mêmes, vous vous êtes peut-être déjà auto-flagellé·e en vous qualifiant de trop paresseux. Mais d’où vient, au juste, cette notion ? Que cache-t-elle vraiment ?
Le burnout, l’anxiété, l’épuisement psychique et physique des travailleurs est globalement au plus haut depuis quelques années. Bien que les débats sur la semaine de 4 jours aient le vent en poupe, cela fait environ vingt ans que l’on ne parle plus guère de diminution du temps de travail ou d’augmentation du nombre de congés payés, rompant ainsi avec un mouvement séculaire de réduction du temps de travail. En mode “flexible” et “hybride”, les salarié·e·s travaillent souvent beaucoup plus. Ils/elles ne se donnent pas assez le droit à la paresse.
Pour Devon Price, psychologue social et auteur du livre Laziness Does Not Exist (Simon & Schuster, 2021), il s’agit-là d’une idéologie délétère destinée à nous pousser à nous tuer à la tâche. Convaincu·e·s que nous n’en faisons jamais assez et que notre valeur est déterminée par notre productivité, et même notre niveau d’épuisement, nous avons désappris à écouter notre corps et notre psyché. Dans son livre, dont on pourrait traduire le titre par « la paresse n’existe pas », l’auteur explique que le “mythe de la paresse” nous fait de plus en plus de mal et qu’il est temps de le casser.
La paresse n’est pas un défaut moral ou un trait de personnalité condamnable mais un signal qu’il faudrait apprendre à mieux écouter. Cela peut être le signe que le travail a épuisé nos capacités physiques et cognitives et qu’il est temps de se reposer pour les renouveler. Ou bien un traumatisme, une dépression ou une situation de vie difficile nous empêche de donner beaucoup de temps et d’énergie au travail. Ou encore les conditions de travail qui sont proposées ne sont pas acceptables parce qu’elles ne permettent pas une vie décente.
Le mythe de la paresse est une invention des Puritains et du capitalisme industriel
Nos rythmes de travail ont beaucoup varié dans l’Histoire en fonction du contexte économique, social et culturel dominant. Ce que l’on voit parfois comme un vilain défaut a aussi historiquement été l’objectif de multiples combats syndicaux. Depuis les débuts de la révolution industrielle, les travailleurs se sont battus pour ne pas avoir à travailler constamment et se tuer à la tâche. Devenus plus productifs grâce au progrès technologique, ils ont lutté pour travailler moins, se reposer plus et vivre plus longtemps.
Il ne nous viendrait pas à l’esprit de critiquer un animal pour son besoin de sommeil. Pourquoi donc jugeons-nous les humains avec tellement moins de compréhension ? C’est la question centrale de l’ouvrage de Devon Price qui analyse ce mythe à l’aune de l’histoire étasunienne : « le mythe de la paresse est ancré dans les fondements mêmes des États-Unis. La valeur-travail et la haine de la paresse font partie intégrante de notre mythe national et de notre système de valeurs. »
Le mot lazy est entré dans la langue anglaise au XVIe siècle. Ce n’est nullement un hasard car cela correspond à la montée en puissance de l’idéologie puritaine. Pour les Puritains qui ont eu tant d’influence outre-Atlantique, Dieu ne sauvera que quelques élus. Les gens qui travaillent dur et ne s’écoutent jamais en font probablement partie (des “élus”). Mais même si Dieu ne vous a pas choisi pour être sauvé, vous avez quand même intérêt à trimer dur… pour signaler aux autres que vous êtes du bon côté. Les paresseux, eux, sont damnés et on ne peut rien pour eux.
Dans les colonies américaines, l’économie reposait en grande partie sur le travail des esclaves. L’idéologie puritaine a été bien commode pour les forcer à se tenir à carreau : « il était essentiel de trouver un moyen de motiver les esclaves au travail bien qu’ils n’aient rien à y gagner. Le moyen que l’on a trouvé, c’est l’indoctrination religieuse. » En somme, pour ne pas devoir leur offrir de récompense ici-bas, on les a convaincus que s’ils étaient obéissants, dociles, et qu’ils travaillaient très très dur, ils auraient peut-être une récompense dans l’au-delà. Cela a donc représenté une idéologie religieuse bien commode pour les propriétaires d’esclaves !
Comment le mythe de la paresse nous met en danger
Pour Devon Price, l’idéologie au fondement du mythe de la paresse n’a pas disparu avec le (relatif) déclin du Christianisme puritain. Cette idéologie a évolué et s’est émancipée de ses fondations chrétiennes. Le capitalisme industriel en a même fait ses choux gras : après tout, si l’on arrive à convaincre les ouvriers qu’il est moralement répréhensible de se reposer, on aura de bons petits soldats pour faire tourner les usines à moindre coût.
« C’est en accueillant la paresse comme un signal précieux que nous pourrons rendre le travail plus soutenable pour les corps, la société et la planète. » - Devon Price, psychologue social et auteur
On comprend aisément que la notion de paresse représente le point de vue de celui qui a besoin de travailleurs pour faire tourner ses usines. Mais pourquoi est-elle si forte y compris en dehors de ce point de vue ? Parce que nous sommes conditionnés, explique l’auteur. Le mythe de la paresse s’est immiscé partout et il nous fait beaucoup de mal : « le mythe de la paresse nous dit que chaque signe de faiblesse est suspect (…) qu’il ne faut jamais écouter son corps et que la maladie n’est pas une excuse. Il nous apprend à craindre et à détester nos besoins humains les plus fondamentaux. »
La “paresse” signale en réalité les besoins les plus primaires : fatigue mentale, déshydratation, symptômes dépressifs, faim… Elle nous alerte pour mieux nous protéger. « Si la lecture d’une seule page de livre vous semble épuisante mentalement, c’est le signe que votre cerveau a besoin de repos. » « Si vous vous sentez déconcentré, fatigué et paresseux, c’est que votre corps et votre cerveau ont désespérément besoin de repos. » Pour l’auteur, “perdre du temps” correspond à un besoin fondamental. C’est en accueillant la paresse comme un signal précieux que nous pourrons rendre le travail plus soutenable pour les corps, la société et la planète
Et en plus, ce mythe nous rend méchants
Le mythe de la paresse est également néfaste pour ses conséquences sociales. Il nous amène à juger les autres et ramener tous les problèmes sociaux à une histoire de paresse : « par exemple, on nous a appris à voir les personnes sans-abri comme des paresseux, à croire que la paresse est la cause profonde de tous leurs maux. Cette manie d’accuser les gens d’être responsables de leur souffrance est bien commode : elle nous autorise à fermer notre cœur et l’ignorer. »
Quand on impute la réussite à la non-paresse et l’échec à la paresse, on peut se convaincre de l’existence de la méritocratie. Se faisant, on se met à ignorer l’importance des réformes économiques, de la protection sociale, de l’enseignement et du système de santé. Si on n’a ce qu’on “mérite” en fonction de la quantité de travail qu’on est capable de produire et de la fatigue qu’on parvient à ignorer, alors nul besoin d’aider les autres ou de mettre en place des politiques publiques pour mutualiser les risques et assurer l’égalité des chances.
D’une certaine manière, le mythe de la paresse nous rend idiots en nous conduisant à ne pas regarder les causes profondes des phénomènes sociaux et des problèmes individuels. Appeler “paresseux” un travailleur qui semble ne plus réussir à arriver à l’heure au travail, c’est choisir d’ignorer les difficultés à faire garder ses enfants, la maladie, le deuil, l’impossibilité de se loger à proximité de son travail et tout ce qui peut affecter la capacité de quelqu’un à travailler.
Pour Devon Price, les remèdes sont simples : compassion et curiosité. En développant de la compassion pour les “paresseux” autour de soi, on parviendra aussi à mieux s’écouter et se connaître soi-même. Aller au-delà du mythe de la paresse, c’est aussi avoir de la curiosité pour les autres, devenir une personne plus intelligente et meilleure. Rien que ça.
Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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