Peut-on vraiment être ami.e avec ses salarié.es ?
03 févr. 2020
7min
Rédacteur
Tout avait pourtant bien commencé : comme vous il/elle n’était pas économe de son temps et était pleinement investi.e dans sa mission. Alors, quand après quelques frayeurs partagées dans le bouclage tardif de ce dossier et de nombreuses esclaffes quotidiennes, la connivence s’est invitée entre vous sans crier gare, vous vous êtes plutôt réjoui.e de cette situation.
Puis les afterworks entre collègues ne suffisaient plus à canaliser votre admiration mutuelle, tant et si bien que vous avez commencé à vous voir les weekends, à vous inviter chez vos familles respectives et même à entrevoir des vacances ensembles. Seule ombre au tableau et non des moindres : vous êtes employeur et lui/elle est votre salarié.e. Serait-ce pour autant une amitié impossible ?
On le sait, l’amitié entre salarié.es est un précieux stimulant moral et gage de performance des équipes dans un environnement professionnel souvent générateur de stress.
Si cette démarche est communément admise entre salarié.es, le rapprochement d’un supérieur hiérarchique avec son subalterne questionne sur l’équité du management. Or, les aspirations des jeunes générations aidants, l’amitié au travail, émancipée de toute considération hiérarchique est un sujet qui gagne en importance.
Si elle facilite les prises de décision en période de crise ou permet de se confier auprès d’une personne de confiance, l’amitié hiérarchique mal gérée peut engendrer des conflits d’intérêts susceptibles de détériorer l’ambiance au travail et de désolidariser l’équipe.
Ce qu’en pensent (vraiment) vos salariés
Le salarié français a toujours entretenu une relation ambivalente vis-à-vis de son patron : s’il s’est historiquement montré défiant à l’égard de son supérieur, il admire son rôle de leader charismatique. Un sondage Opinionway de 2017 montrait que 73% des salarié.es jugeaient favorablement leurs actions et 55% étaient fiers de leur patron en raison de leur proximité (35%), leur personnalité (33%), leur vision et leur projet (30%) et leurs valeurs ou prises de position (28%). Le mot patron lui-même ne dérive du latin patronus qui possède les mêmes racines que « pater », autrement dit la figure du père protecteur veillant sur ses fidèles, rôle historiquement dévolu aux prêtres et aux souverains. Or une telle position instaurait d’office un rapport dominant/dominé voire infantilisant.
Ceci explique pourquoi les amitiés en milieu professionnel sont longtemps restées cantonnées à un même niveau hiérarchique.
Toutefois, l’horizontalité des relations impulsée par l’écosystème start-up, en cultivant des modes de communication informels brisant les silos et promouvant le travail collaboratif a considérablement brouillé les codes de la proximité. Si bien que les jeunes générations sont les premières à mêler en entreprise esprit de camaraderie et amitié.
Si 43% des employé.es seraient prêts à se lier d’amitié avec leur chef.fe, seulement 18 % des dirigeant.es y sont disposé.es.
Étude Qapa.fr, 2018.
En outre, d’après l’édition 2018 du baromètre Les Français et l’Emploi sur les relations salariés/managers par Page Personnel, 96% des salariés abondent sur le fait qu’il est important d’être en bon terme avec leur manager direct, en revanche 77% n’ont aucun contact avec ce dernier en dehors du travail.
Etre ami.e avec ses salarié.es, oui ou non ?
Nouer une amitié avec un collaborateur n’appartenant pas au même niveau hiérarchique n’est jamais neutre et peut même desservir les intérêts de l’entreprise.
D’abord parce que l’amitié sous-tend un grand degré d’intimité, incompatible avec les responsabilités et prérogatives incombants au manager. Arriverez-vous à garder secret des informations confidentielles stratégiques tout en vous confiant sur votre vie de couple ? De telles informations ne risqueraient-elles pas de servir votre ami et de vous disqualifier sitôt que les rivalités de carrière surgissent ? Après tout, entre le poulain et le rival il n’y a qu’un pas.
Le caractère informel prôné par les outils de communication des startups peut générer des malentendus.
Le risque de confusion des rôles est un autre problème évoqué dès 2016 par Peter Kiefer [dans son article]https://www.businessinsider.com/your-boss-is-not-your-friend-2016-6?IR=T) pour Business Insider intitulé Millennials are learning the hard way that your boss is not your friend. Selon lui, c’est la startupisation croissante des modes de communication en entreprise, par leur caractère informel (partage de blagues, recours à des messageries d’équipe comme Slack ou Basecamp) qui peuvent générer nombre de malentendus et les jeunes générations y sont particulièrement exposées.
L’amitié véritable nécessite, pour s’épanouir pleinement, un rapport égalitaire. Or, la relation patron-collaborateur induit un rapport dominant/dominé que le psychologue néerlandais Geert Hofstede avait mis en exergue dans ses six dimensions culturelles avec le concept de distance hiérarchique qui se définit comme le degré d’inégalité en matière de pouvoir et d’autorité que le membre d’un groupe accepte et auquel il s’attend entre son supérieur hiérarchique et lui-même. Il en ressort que plus la distance hiérarchique est élevée moins l’individu cherche à remettre en cause une situation qui lui paraîtrait inégale. La France présente une distance hiérarchique très forte contrairement à l’Allemagne ou encore aux Etats-Unis. Le manager dispose toutefois d’une position plus flexible pour se mettre à hauteur d’employé en jouant sur différents registres (je te parle en tant qu’ami, en tant que patron…)
Ensuite, parce qu’en tant que manager, vous engagez la réputation de votre entreprise et en cela vous vous devez d’être exemplaire. Cette exemplarité doit nécessairement passer par de l’équité et une grande transparence quant aux règles d’attribution des récompenses (primes, promotions).
N’oubliez pas que le sentiment d’injustice et tout particulièrement le manque de reconnaissance demeure le premier facteur de démotivation au sein de l’entreprise.
Plus on est ami.e avec son/sa salarié.e, plus on le.la discrimine
Thierry Nadisic, professeur en comportement organisationnel à l’EM Lyon Business school et auteur du livre Le management juste relève trois typologies de sentiments d’injustice en entreprise : l’injustice distributive (un salaire inéquitablement réparti ou non lié au mérite), l’injustice procédurale (la non prise en compte de la parole ou la mise à l’écart d’un salarié dans le processus de décision) et enfin l’injustice interactionnelle (le sentiment d’invisibilité du salarié ou sa mise à l’écart physique du groupe).
C’est justement sur ce dernier point que la relation amicale employeur-employé appuie dangereusement. D’une part, le favoritisme d’un manager envers son ami peut s’avérer être pénalisant pour le reste de l’équipe. De l’autre, si le niveau de complicité est trop démonstratif ou perçu comme invasif dans l’espace de travail, l’ami salarié risque d’être pris pour le « favori » ce qui peut générer des tensions, rendre l’ambiance délétère voire entraîner une mise à l’écart de ce dernier.
Enfin - plus étonnement - une recherche exacerbée d’équité peut paradoxalement conduire le manager à commettre des mesures discriminantes vis à vis d’un ami-collaborateur. Ainsi, le Journal of experimental social psychology avait rapporté une série de 8 expériences menées par des chercheurs américains. Il en était ressorti que par souci d’équité, les patrons attribueraient moins de prime à leurs amis subordonnés quand bien même ils seraient méritants.
Sans compter que la relation amicale peut inhiber votre pouvoir discrétionnaire ou disciplinaire voire fausser votre jugement : difficile de faire des feedbacks sur d’éventuelles faiblesses professionnelles lors d’un entretien annuel d’évaluation sans qu’elles ne soient prises pour des reproches d’ordre personnel et ainsi nourrir chez le salarié-ami du ressentiment à votre égard. La situation peut également générer chez le.a salarié.e-ami.e un excès de confiance susceptible d’entraîner des comportements répréhensibles, voire des abus de pouvoir (harcèlement moral ou sexuel).
Que risquez-vous si vous êtes ami.e avec votre salarié.e ?
Ce que dit la loi
En tant qu’employeur, vous avez l’obligation d’assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de vos salarié.es, ce qui implique de les protéger dans le cadre professionnel contre l’ensemble des agissements en matière de harcèlement moral et sexuel mais aussi de comportements à caractère sexiste.
Il a ainsi été admis que des critiques abusives répétées sur des considérations de genre, comme des propos à caractère sexuel et les attitudes déplacées perpétrés en dehors des heures et du lieu de travail à l’égard d’une personne avec qui vous êtes quotidiennement en contact sur le lieu de travail n’est pas considéré comme relevant de la sphère personnelle et peut donc constituer un cas de harcèlement sexuel (cass. soc. 19 oct. 2011).
En outre, eu égard à vos responsabilités, il est déconseillé de vous épancher sur vos querelles de bureau, de colporter des rumeurs ou de créer des polémiques. Primo toute remarque non mesurée ou insulte proférée dans l’enceinte de l’entreprise comme à l’extérieur est sévèrement punie par la loi, secondo une rumeur qui s’avèrerait fausse et qui entamerait la dignité d’un collègue pourrait déclencher des poursuites en diffamation.
L’article 9 du code civil qui dispose que « chacun a droit au respect de sa vie privée » protège le salarié contre toute forme de harcèlement (moral ou sexuel) susceptible d’émaner d’un supérieur ou d’un autre collaborateur. Ce faisant, il est impossible pour le manager de restreindre une liberté individuelle ou de justifier un licenciement pour un motif tiré de la vie privée du salarié à moins qu’il présente des risques de troubles présents ou futurs pour l’entreprise.
En cas de troubles émanant dudit salarié et affectant la bonne exécution du contrat de travail ou dégradant l’ambiance de travail (retards répétés, comportement inapproprié en présence de tiers…) vous ne pourrez pas prononcer de sanction disciplinaires à son égard et devrez le sensibiliser, avec tact et sans plaisanterie, à sa mauvaise conduite. A défaut, vous pourriez causer une atteinte à sa dignité. Ce n’est que si et seulement si il persiste qu’un licenciement pourra être prononcé. De plus, si un salarié extérieur au premier cercle de confiance du manager venait à invoquer un cas de favoritisme, le manager serait contraint de démontrer que sa décision s’appuie sur des considérations objectives et étrangères à toute discrimination (code travail, art. L1134-1).
Best practices pour une bromance saine employeur.e/employé.e
« Au lieu de rechercher à tout prix l’amitié au travail, il est préférable de rester amical avec ses collaborateurs. »
Amy Cooper Hakim, praticienne en psychologie industrielle et organisationnelle et experte du lieu de travail.
- Dès le départ de la relation, fixez ensemble les règles de conduite et les limites à ne pas franchir dans l’espace professionnel et personnel. Ainsi, bannissez les familiarités et les surnoms en entreprise, ne discutez pas de la vie professionnelle en dehors du bureau.
- Faites-lui comprendre dès le départ qu’il ne saurait bénéficier d’un quelconque passe-droit et que les règles seront toujours les mêmes pour tous.
- Dans le même temps il s’agira de clarifier le rôle respectif de chacun. S’il ne s’agit pas de cacher à l’équipe la connivence que vous partagez ensemble, rappelez-vous que la discrétion est mère de sûreté.
- Maintenez délibérément une asymétrie d’information avec votre ami-collaborateur. Il ne s’agirait en aucune manière de lui révéler des informations confidentielles ou sensibles. Et plus particulièrement ne partagez jamais d’information concernant un autre employé.
- Limitez les confidences personnelles (en particulier celles liées à votre vie privée ou votre salaire).
- Segmentez les niveaux de communication : Débutez vos remarques par « Je te parle en tant qu’ami », « je te parle en tant que patron… »
- En dehors des heures de bureau, optez pour des lieux de rendez-vous collectifs avec l’ensemble de l’équipe dans le cadre des soirées de team-building internes (évitez les retrouvailles en one-to-one).
- N’hésitez pas à recadrer l’ami-collaborateur au moyen d’une critique constructive s’il vous décrédibilise ou s’il conteste votre autorité en public. Tâchez alors de savoir pourquoi le salarié n’adhère pas aux règles fixées.
- N’acceptez pas les demandes d’amis salariés en dehors des réseaux sociaux professionnels comme Linkedin ou Viadeo. Oubliez donc Facebook et Instagram : vous n’avez sans doute pas envie ni intérêt à ce que vos vacances, votre vie de famille ou vos hobbies soient rendus publics.
Vous l’aurez compris restez professionnel et jamais personnel sur le lieu de travail. Ceci ne doit en revanche pas vous interdire la sympathie et l’empathie, nécessaire pour instaurer une ambiance de travail où il fait bon vivre. Le secret serait donc d’opter pour un comportement et un tempérament friendly. Ne perdez pas de vue que contrairement au respect et à la reconnaissance, l’amitié est loin d’être dans la liste des priorités de vos salarié.es.
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