« Salarié modèle, je vis pourtant avec une peur bleue de me retrouver au chômage »

Formateur professionnel depuis douze ans, je suis salarié. Pas entrepreneur, intermittent du spectacle, ni freelance… Je travaille pour le premier groupe pharmaceutique français, donc pas une micro-entreprise qui risque de mettre la clef sous la porte demain. Et puis je suis en CDI, un contrat qui offre des garanties en France. J’ai un salaire qui tombe chaque mois, je cotise, j’ai une mutuelle… Ces conditions devraient m’offrir la paix de l’esprit, et pourtant : il ne se passe pas une journée sans que je pense au pire : perdre mon job. Mes résultats sont bons, je remplis mes objectifs, je peux même être fier de mon évolution de carrière mais je n’y peux rien, je n’arrête pas de penser que je vais me retrouver au chômage.

Ma morning routine : un petit café, un petit CV

Cette angoisse démesurée me pousse à développer des habitudes un peu étranges. Par exemple, je mets à jour mon CV chaque semaine. J’écume les annonces d’offres d’emploi tous les jours comme certains scrollent sur Instagram. Je me renseigne sur les secteurs qui recrutent, les tendances du marché de l’emploi, et il m’arrive de passer des entretiens même si je ne souhaite pas changer de job, juste pour m’assurer que je suis toujours rodé à l’exercice. D’ailleurs, j’ai développé une obsession sur la question de mon employabilité. Je m’auto-forme dès que j’en ai l’occasion grâce aux nombreuses ressources disponibles gratuitement sur Internet comme les cours en ligne ou les MOOCS. Je passe pour un employé modèle, très investi dans mon métier ce qui me vaut les louanges de mes supérieurs hiérarchiques. Sauf que ce qu’ils ignorent, c’est que toutes ces initiatives ne sont pas une démarche purement loyale envers ma boîte, ce sont surtout des mesures de protection que j’érige contre le chômage. Tout cela prend du temps, c’est pesant au quotidien, mais je n’y peux rien : je ne peux pas m’empêcher de faire autrement.

À l’origine de cette peur : un trauma

L’origine de cette angoisse ? Une période de chômage, il y a quelques années, qui a laissé des séquelles. Depuis, cette peur ne m’a plus quittée. À l’époque, j’étais manager de rayon dans la grande distribution et mon manager était un gros sadique. Il menaçait quotidiennement de me virer, me hurlait dessus et faisait régner la terreur dans tout le magasin. Quand je suis passé chef de rayon, je me suis acheté une voiture neuve et sa réaction a été de me dire : « Maintenant, va falloir la payer. »

Ne supportant plus ses menaces de licenciement, j’ai préféré quitter mon job du jour au lendemain. Et là ce fut la panique. J’avais démissionné donc je n’avais pas le droit aux allocations, et j’ai totalement perdu confiance en moi. J’avais l’impression que je ne connaissais rien, que je ne savais rien faire, que j’étais foutu, que ma vie pro était terminée. J’avais peur de rester au chômage, mais aussi très peur de retravailler et de retomber sur des gens comme lui. Très rapidement, je n’ai pas supporté d’être inactif et j’ai cumulé les petits boulots jusqu’à me reconvertir dans la formation professionnelle. Métier que j’occupe toujours aujourd’hui après être passé par plusieurs entreprises, et une activité qui m’a aussi permis de prendre ma revanche. Aujourd’hui, c’est moi qui forme les managers en entreprise, en leur montrant le bon comportement à avoir avec leurs équipes.

Une hypervigilance

Cette période de chômage a duré six mois, mais m’a semblé une éternité. Et même en débutant cette deuxième carrière sur les chapeaux de roue, j’avais toujours peur de me retrouver au chômage de nouveau. D’ailleurs, quand un premier texte de réforme sur la formation professionnelle est passé en 2014, je suis tout de suite allé toquer à la porte de mon supérieur hiérarchique pour le mettre en garde : « On a intérêt à se mettre à jour car sinon dans deux ans, dès que la réforme sera passée, on est morts. » Mon boss m’avait répondu : « Mais non, ne t’inquiète pas. On aura toujours besoin de nous... » Deux ans après, ce même boss annonçait que la boîte fermait. J’avais l’impression d’avoir été le seul à avoir tiré la sonnette d’alarme et j’étais choqué que personne ne réagisse. Je me suis aussi rendu compte ce jour-là, que beaucoup de personnes ne connaissaient pas cette peur du chômage.

Mon patron avait été “placé” grâce à son réseau et ne semblait pas du tout se préoccuper de perdre son emploi. Pour lui, le chômage n’était pas un sujet, puisqu’une de ses relations lui proposerait bientôt un autre poste ailleurs. J’aurais pu comme mes collègues d’alors, profiter d’un reclassement grâce au PSE (dispositif qui vise à faciliter le reclassement des salariés dont le licenciement économique est inévitable, ndlr). Mais complètement paniqué à l’idée d’être au chômage, j’ai commencé immédiatement à chercher du travail et j’ai d’ailleurs tout de suite trouvé. Pour moi, c’était impossible d’attendre sans rien faire, je ne supportais pas l’idée de me retrouver sur le carreau.

Le travail : une partie de mon identité

Le chômage pour moi est synonyme de manque d’argent, de précarité, mais surtout de perte de statut social. Ce qui, à mon avis, est le plus difficile à vivre. En France, on se définit énormément par son travail et je ne déroge pas à la règle. Je suis même un bourreau de travail, cela occupe une place centrale dans ma vie. Mon mariage n’a pas fonctionné pour cette raison, ma femme me reprochant d’être en réalité marié à mon travail.

Mon parcours atypique explique en partie ce surinvestissement dans la sphère professionnelle. J’ai quitté l’école à 19 ans avec un BEP, j’ai passé le BAC en VAE, j’ai eu mon BTS en alternance, et j’ai fait ma licence et mon master en VAE, tout en travaillant. J’avais une revanche à prendre sur un parcours scolaire qui sort des sentiers battus. Résultat, j’ai toujours fait passer mon travail en premier, au détriment de ma vie de famille. Je ne le regrette pas vraiment, je suis comme ça. C’est vraiment dans le travail que j’ai l’impression de m’accomplir.

Vivre avec sa peur

J’ai intégré que je devrais composer avec cette grande anxiété sûrement toute ma vie. Pour la contenir, je n’écoute plus les informations qui parlent de récession économique, d’entreprises qui ferment, de plans sociaux… et si peu des entreprises qui prospèrent ou des quelques cas de relocalisation de production en France. Plus j’entends parler de crise économique, plus ma peur augmente. Pour la dompter, je me rassure en essayant d’avoir toujours un coup d’avance. Par exemple, j’envisage des possibilités de reconversion pro au cas où mon secteur dégringole. Je suis toujours dans une logique de « on ne sait jamais, il vaut toujours mieux avoir un plan B ». Et puis je fais très attention à mes dépenses, je m’assure d’avoir toujours un bon matelas de sécurité.

Cette angoisse, je l’accepte car elle fait partie de moi. Je l’ai identifiée, comprise, et malgré tout, elle ne m’empêche pas de vivre. Je m’offre par exemple un voyage par an pour déconnecter et souffler, et ça m’apaise. En revanche, je reste discret sur le sujet, et je préfère taire ma peur du chômage à mes proches et mes collègues, qui selon moi, ne pourraient pas la comprendre. Est-ce qu’un jour je cesserai d’avoir peur ? Oui, à la retraite.

Article édité par Romane Ganneval, photographie par Thomas Decamps