« J'étais paralysé » : comment surmonter la peur de prendre une décision au travail ?
20 nov. 2023
5min
Vous est-il déjà arrivé de fixer l'écran de votre ordinateur, un mail crucial à envoyer, et de sentir vos doigts paralysés sur le clavier ? Ou peut-être avez-vous déjà tourné autour du pot lors d'une réunion, incapable de trancher pour une direction ou une autre ? Si ces situations résonnent en vous, sachez que vous n'êtes pas seul·e. Prendre des décisions au travail s'apparente pour beaucoup à un sport extrême.
Une étude récente le prouve : 87 % des professionnels souffrent de peurs liées au travail. La première d’entre elles ? Prendre des décisions. Et cette angoisse n’est pas sans conséquences, avec 81 % de travailleurs admettant que leurs craintes les ont déjà empêchés de saisir des opportunités cruciales ou de progresser significativement dans leur carrière. Alors pourquoi sommes-nous si nombreux à redouter le moment de dire « on part là-dessus » ? Retour éclairant sur cette « décidophobie professionnelle », à l’aide de nos deux experts, le professeur de stratégie Olivier Sibony et le docteur en neurosciences et psychologue Albert Moukheiber.
Face à face avec la peur : pourquoi n’ose-t-on pas décider ?
Dans l’arène des décisions professionnelles, la peur est souvent l’adversaire invisible. Découvrons ensemble ce qui se cache derrière ce frisson décisionnel.
Paralysie décisionnelle : quand la peur du risque prend les rênes
Insomnie, irritabilité, tensions corporelles, anxiété, perte d’estime de soi, sentiment de ne pas pouvoir y arriver… Voici la panoplie de symptômes qu’une décision à prendre peut provoquer. Pour le Dr Albert Moukheiber, cette peur de décider vient, elle-même, d’un ensemble de craintes. « La peur des conséquences, la peur des choix qu’on perd quand on prend une décision, la peur du jugement, la peur de mal faire, la peur de décevoir, de se tromper… », énumère-t-il. Dit autrement, c’est le fait d’anticiper à l’avance un résultat négatif qui nous fait sombrer. Ces peurs peuvent aller jusqu’à provoquer une véritable paralysie décisionnelle : on se retrouve incapable d’agir, piégé dans un cycle d’hésitations et de doutes.
Maxime, chef de projet dans une agence de communication, en a fait les frais : « Lors d’un projet crucial, j’étais tiraillé entre deux options stratégiques. La peur de choisir la mauvaise voie était si forte que j’ai retardé ma décision, espérant une sorte de révélation. Ce retard a non seulement affecté le projet, mais a aussi ébranlé ma confiance en moi. J’étais paralysé, craignant à la fois l’échec et le jugement de mes collègues. C’était un cercle vicieux. » Spécialiste de la prise de décision, Olivier Sibony voit clair dans ce phénomène : « Les gens ont peur de prendre des décisions risquées car ils anticipent le reproche en cas d’échec. Ce biais rétrospectif, où l’on nous dit “tu aurais dû savoir”, crée une angoisse paralysante. » Cette crainte d’être jugé pousse à éviter les risques. On finit par se retrouver dans une sorte de paralysie par l’analyse, où prendre une décision devient un parcours d’obstacles semé de « et si ».
Le mirage du consensus en entreprise
Dans les dédales des décisions d’entreprise se cache un piège subtil, mais redoutable : le faux consensus. Cette tendance à rechercher une harmonie artificielle ou à éviter les conflits dans les processus décisionnels. Au lieu de favoriser une véritable unité d’équipe, elle mène souvent à des décisions tièdes et à une dilution de la responsabilité. Olivier Sibony évoque ici la peur de prendre la responsabilité d’une décision. « On ne sait pas toujours clairement qui est en charge de décider. Sous prétexte de collégialité, on laisse planer le doute sur qui est le décideur ultime. Personne ne veut être celui ou celle qui dit “c’est ma décision” », précise-t-il.
C’est une danse délicate où chacun attend que l’autre fasse le premier pas, résultant en une décision qui, souvent, ne satisfait personne. « En se privant d’opinions divergentes, on perd l’opportunité de prendre la meilleure décision possible », renchérit Olivier Sibony. Clara, marketeuse dans une start-up tech, partage son vécu : « Dans mon équipe, il y avait cette pression implicite de toujours être d’accord. Quand j’ai exprimé une opinion différente lors d’une réunion, j’ai senti un froid. On m’a fait comprendre que s’opposer à l’idée générale était presque mal vu. » Une erreur selon notre expert : « Le but n’est pas de construire du consensus, mais de décider après avoir entendu les divergences. Divergences qu’on va essayer de faire converger vers un point de vue partagé. »
Tempérament et contexte : les clés de la décision
Notre façon de réagir face aux décisions importantes au travail peut également dépendre de notre tempérament. Le Dr Moukheiber en témoigne : « Pour ceux qui vivent avec une anxiété de performance, chaque décision peut sembler un danger imminent. »
D’autres facteurs peuvent également exacerber cette peur :
- L’hypervigilance : lorsque notre cerveau est dans un état d’alerte élevé, analysant continuellement l’environnement à travers des signes de danger ou d’erreur potentielle ;
- La tendance à la catastrophisation : un processus mental où l’on imagine le pire scénario possible résultant d’une décision, qui peut mener à une surévaluation des risques ;
- L’incapacité à hiérarchiser : où tout est traité comme une urgence.
Au-delà de notre psychologie individuelle, plusieurs facteurs externes entrent en ligne de compte. Les relations que nous entretenons avec les personnes impactées par nos décisions, nos préjugés à leur égard, notre expérience en matière de prise de risques, notre position dans la hiérarchie de l’entreprise, s’il s’agit d’une décision mûrie pendant de longs mois ou d’un choix à faire sur le moment, ou même le degré de micromanagement que nous subissons, sont autant d’éléments qui influencent notre processus décisionnel. Ainsi, prendre une décision n’est jamais un acte isolé. C’est toujours une interaction complexe entre nous, notre environnement, et les circonstances.
Démystifier et surmonter la peur de décider
Que vous soyez paralysé par la peur du risque ou entravé par un environnement professionnel contraignant, voici quelques clés pour transformer l’anxiété en assurance et la peur en pouvoir décisionnel.
Conseil n°1 : reconnaître, expliciter et quantifier le risque
Chaque décision comporte son lot d’incertitudes, mais mieux vaut les affronter que les fuir. Olivier Sibony suggère de les expliciter, de les documenter et de les quantifier. En d’autres termes, mettez des mots sur ce qui vous fait peur et évaluez les risques. Est-ce que cette décision a 10 % de chances de mal tourner ou 90 % ? Mettre des chiffres sur les peurs, les rend souvent moins effrayantes. Maxime, qui a longtemps jonglé avec l’anxiété décisionnelle, a opté pour les listes de « pour et contre ». Un grand classique, mais diablement efficace. « Cela m’a aidé à décomposer le problème et à le voir sous tous ses angles », explique-t-il. En faisant cela, le chef de projet a pu structurer ses pensées et évaluer les options de manière plus objective. C’est un peu comme créer une carte pour un territoire inconnu. Une fois que vous visualisez le terrain, choisir la bonne direction devient beaucoup plus simple.
Conseil n°2 : renforcer la confiance en soi
La confiance en soi, c’est le superpouvoir qui vous fait dire « Je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme », quand il s’agit de trancher. « Je me suis rendu compte que me rappeler mes victoires passées boostait ma confiance en pleine tempête décisionnelle », confie Clara. Se souvenir de ces moments où vous avez brillé peut effectivement être un vrai coup de boost. La marketeuse ajoute : « Chaque fois que je doute, je repense à ces réussites et je me dis : “Tu l’as déjà fait, tu peux le refaire”. » Maxime, quant à lui, s’est tourné vers ses collègues de confiance : « J’ai commencé à discuter ouvertement des décisions difficiles avec eux. Leurs perspectives et conseils m’ont souvent aidé à voir les choses sous un autre angle et à me sentir moins seul. »
Conseil n°3 : accepter le risque et l’échec
Pour le Dr Albert Moukheiber, « quoi qu’il arrive, au bout du tunnel, il faudra prendre une décision, à nous de choisir si on préfère la prendre ou la subir quand elle s’imposera à nous ». Olivier Sibony précise : « Ça ne veut pas dire foncer tête baissée, mais plutôt évaluer clairement les enjeux et les accepter comme partie intégrante de la décision. » Selon lui, la prise de risque est un aspect inévitable de la prise de décision. Il ajoute qu’ « il est vital de différencier une erreur, qui est un jugement faussé, d’un échec, qui est un résultat défavorable malgré une bonne décision ». Connaître cette distinction permet d’encourager une prise de décision audacieuse et responsable, et donc de valoriser les tentatives. Si les résultats ne sont pas ceux espérés ? On l’accepte également. Clara l’a testé et approuvé : « J’ai appris à voir chaque décision comme une expédition. Parfois je trouve un trésor, parfois je me perds. Mais à chaque fois, j’apprends quelque chose de précieux. »
Albert Moukheiber souligne néanmoins un paradoxe : « On encourage souvent les employés à “se détendre”, mais si la culture d’entreprise ne favorise pas la prise de risque, ces conseils peuvent s’avérer vains. » Il est crucial de reconnaître que la responsabilité ne repose pas uniquement sur les épaules des individus. La société dans son ensemble joue un rôle dans la création de ces pressions, par des attentes souvent irréalistes de réussite constante et de perfection. Cette culture de jugement et de compétitivité constante alimente la peur de l’échec, et avec elle, la peur de prendre des décisions.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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