Quand les hommes font passer leurs besoins avant la carrière de leurs femmes

09 janv. 2024

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Quand les hommes font passer leurs besoins avant la carrière de leurs femmes
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41% des femmes ont déjà subi une violence économique au sein de leur couple, révèle une étude menée par l’IFOP et les Glorieuses en novembre dernier. Pour une femme active, cela peut se traduire par un conjoint qui interfère dans ses choix professionnels… pour asseoir sa domination financière.

« Mon ex-bourreau m’a arnaquée deux ans de travail. Quand je l’ai fui, j’étais bien sûr fauchée comme les blés, donc toute poursuite avec un avocat était absolument hors de mes moyens. » Ce témoignage de femme fait partie des nombreux qui ornent la page Instagram des Glorieuses. En novembre dernier, la newsletter féministe a consacré une campagne aux violences économiques conjugales : un sondage mené avec l’IFOP révèle que 4 femmes sur 10 en sont victimes. 41% des Françaises voient donc leur argent surveillé, ou contrôlé par un conjoint qui les appauvrit, ou les rend dépendantes… et peut aller jusqu’à les déposséder totalement de leur autonomie financière.

La violence économique dans le couple, ce n’est pas seulement le contrôle des finances et des dépenses de la conjointe. C’est aussi toutes sortes de stratégies pour lui faire porter le plus de charges communes, afin de dépenser plus pour ses besoins personnels. C’est un homme qui endette le couple en secret. C’est un homme qui décourage sa partenaire d’investir alors qu’il le fait lui-même… Un test complet existe pour que chacune fasse le point sur sa situation. Selon les Glorieuses, les violences touchent deux fois plus les femmes dont les revenus sont inférieurs à ceux de leurs conjoints. Rebecca Amsellem, économiste et fondatrice de la newsletter féministe, explique, une autre étude à l’appui : « les hommes ont tendance à choisir des proies plus faciles, qui ont moins de moyens pour les quitter du jour au lendemain. C’est aussi pour ça qu’on fait campagne sur l’égalité salariale, d’ailleurs ! Il faut plus d’indépendance économique pour s’en sortir. »

La violence économique peut aussi se manifester par l’ingérence du conjoint sur le travail de Madame. Selon l’étude des Glorieuses, 12% des femmes ont déjà été lésées ou pénalisées par un conjoint au cours de leur parcours professionnel.

« Le conjoint hétéro est une menace pour la carrière des femmes »

Comme toutes les violences conjugales, les violences économiques commencent rarement de manière frontale. Insaff El Hassini, experte en égalité salariale, a appris à les reconnaître, en coachant des femmes dans leur carrière : « L’homme va culpabiliser sa conjointe pour l’inciter à quitter son travail, il va remettre en question son rôle dans la famille… » Elle se souvient d’une cliente : « Elle m’a raconté que son mari l’avait rendue responsable de la baisse des notes de leur fils, parce qu’à cause d’une promotion, elle était moins présente qu’avant. »

Cette manipulation psychologique, Corinne l’a connue avec son ex-conjoint. Elle a quitté un travail très prenant dans l’évènementiel, pour s’occuper de son mari après un accident. Aujourd’hui âgée de 42 ans, et en procédure de divorce avec cet homme, elle raconte : « il dit qu’il n’est pas responsable de mon choix, mais il m’a clairement orientée vers cette décision. Même avant l’accident, il me disait souvent : pourquoi tu travailles, je gagne assez bien ma vie ! » Pour gérer la rééducation de son ex, Corinne met sa carrière entre parenthèses pour devenir son aidante à temps plein pendant plusieurs mois. Lui finit par reprendre son activité… mais pas elle. « Je l’emmenais au travail, soit 3 à 4h de route quotidienne, car il ne pouvait pas encore conduire », se souvient-elle. Corinne tombe alors enceinte : une raison pour son ex-conjoint de l’inciter à retarder, encore un peu plus, son retour au travail. « J’ai eu une grossesse difficile. Il n’a été ni présent, ni aidant. Au contraire, les violences verbales ont commencé. Il me rabaissait sans cesse. J’ai perdu toute confiance en ma capacité à retravailler. »

Connaître sa valeur sur le marché du travail : c’est le sujet du podcast d’Insaff El Hassini, « Ma Juste Valeur ». La coache assène : « disons-le sans langue de bois : aujourd’hui, dans un schéma hétéronormé, le conjoint est une menace pour la carrière d’une femme. » Elle continue : « Les hommes ont été élevés avec leur mère à disposition, et ensuite, c’est le tour de leur femme. Quand on veut avoir une carrière, on ne peut pas tout gérer à la maison, mais on a besoin que quelqu’un le fasse. Depuis toujours, les hommes ont fait supporter cette charge aux femmes, gratuitement. » Autrement dit, selon la co-autrice d’Aux Thunes Citoyennes, l’homme s’accapare la force de travail de sa femme, à son profit. Un schéma qui existe de longue date : Silvia Federici, grande figure du féminisme radical américain, dénonçait déjà l’histoire du travail domestique gratuit dans Le Capitalisme Patriarcal.

Aujourd’hui, Corinne va mieux. Elle a réussi une reconversion professionnelle. « J’avais besoin de retravailler pour sortir de cette vie conjugale toxique », raconte-t-elle. Mais dans son divorce, la violence économique conjugale se répercute encore. « Mon ex a mis tout ce que nous avons acheté en commun à son nom. C’était calculé de sa part. Il considère que tout lui appartient. » De nombreuses femmes racontent aussi des divorces difficiles liés à la répartition des biens, ou à la pension alimentaire, sur la page Instagram des Glorieuses. Toutes ont en commun de se retrouver lésées financièrement, après des années de sacrifice. Le manque d’argent est une des principales difficultés lorsqu’une femme veut quitter un homme violent. L’étude des Glorieuses démontre d’ailleurs que 99% des femmes qui connaissent la violence économique en couple, subissent aussi d’autres formes de violences.

Temps partiel et statuts non-rémunérés

Aujourd’hui, les femmes ont massivement intégré le marché du travail. Selon l’INSEE, 67% des femmes travaillent, contre 74% des hommes. Mais les vieux schémas patriarcaux imprègnent toujours la société. D’abord, les femmes continuent à subir des pressions pour se consacrer à la famille : de la part du conjoint, mais aussi de toute la société. « Entre 30 et 50 ans, les femmes sont au top de leur carrière, mais beaucoup font le choix de s’appauvrir, en se mettant à temps partiel, souvent parce qu’elles ont des enfants en bas-âge », analyse Insaff El Hassini. « Il est très important que les femmes et les hommes se déconstruisent pour faire des choix conscientisés, car ceux-ci se font souvent au profit de l’homme », rappelle-t-elle. Les chiffres du Ministère du travail sont éloquents : plus d’une femme sur quatre travaille à temps partiel, contre moins d’un homme sur dix.

D’autre part, l’étude des Glorieuses évoque le cas des hommes qui exploitent leurs femmes, en les employant dans leurs sociétés gratuitement, ou à un prix en-dessous du marché. Cela ne représente que 5% des femmes interrogées, mais fait partie du spectre des violences économiques conjugales. « J’ai beaucoup de clientes qui aident leurs conjoints à réaliser leur rêve d’entreprendre. Elles continuent à bosser, tout en les aidant à booker les rendez-vous, à faire la compta… Ils se reposent sur elles, et elles font deux ou trois jobs à la fois. Et puis à la fin, ça reste la boite de l’homme : la femme n’a pas de parts dedans », déplore Insaff El Hassini. Par ailleurs, en France, l’immense majorité des « conjoints collaborateurs », statut non-rémunéré, créé pour les conjoints d’artisans et commerçants… sont des femmes.

L’argent, un symbole de virilité à déconstruire

Les femmes financièrement indépendantes rencontrent elles aussi leur lot de difficultés lorsqu’elles sont en couple. Selon l’étude des Glorieuses, 5% des femmes interrogées connaissent ou ont connu un homme qui ne supportait pas d’avoir un plus petit salaire qu’elles ! Une réaction machiste d’un autre temps, qui peut se traduire par des comportements indirects, sournois. Nadia, 36 ans, sort de deux relations consécutives où elle gagnait plus que l’autre. « Lorsque mon ex a appris que je gagnais le double de son salaire, ça lui a donné un sentiment d’insécurité. Il s’est mis en tête de décrocher une promotion, comme s’il avait envie de me dépasser, comme si on était en compétition », raconte-t-elle. Le suivant s’est manifesté différemment : « il me faisait toujours remarquer qu’il n’avait pas le même budget que moi pour telle ou telle activité, alors que je ne lui ai jamais rien reproché. »

La fixette sur la différence de revenus : du sexisme à peine voilé ? Héloïse Bolle, fondatrice de la société de conseil Oseille & compagnie, et co-autrice d’Aux Thunes Citoyennes, évoque une autre situation fréquente chez ses clientes : « Certaines ont de belles promotions, mais hésitent à prendre le job… car la première réaction de leur conjoint, c’est : “ je vais me faire allumer par les impôts ! ” » Explications : comme les impôts sont calculés sur la moyenne des deux revenus d’un couple marié ou pacsé, celui qui gagne plus fait des économies d’impôts grâce à celui qui gagne moins. Pour Héloïse Bolle, le quotient conjugal est un « outil du patriarcat » qui défavorise largement plus les femmes… mais le système fiscal a aussi bon dos ! « Si votre conjoint vous reproche la hausse de vos impôts, c’est un faux argument. Il n’a pas envie de dire clairement : ça m’embête que tu gagnes plus que moi, et je ne veux pas renoncer à mon pouvoir économique. Car en réalité, il va juste payer un impôt conforme à la réalité », assène-t-elle.

Au fond, le nœud du problème repose encore et toujours sur l’éducation, et sur l’idée que l’on se fait de la virilité, regrette Insaff El Hassini. « On éduque encore les enfants avec la norme sociale selon laquelle l’homme doit être le plus riche. Un peu comme un homme « doit » être plus grand, physiquement, que sa femme. » Corinne, bientôt divorcée, n’aura elle bientôt plus à partager ses impôts avec un homme. Avec sa reconversion professionnelle, elle gagne aujourd’hui deux fois moins qu’avant… mais elle revit : « je me rends compte, aujourd’hui, des violences que j’ai vécues. Heureusement que je suis partie.»


*le prénom a été modifié

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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