Dans une carrière, mieux vaut avoir des regrets que des remords !
21 sept. 2023
8min
Toronto expat and Paris-based journalist
Vous n’en finissez plus de vous flageller parce que vous avez refusé un poste dans une super start-up, démissionné sur un coup de tête ou piqué l’idée de quelqu’un au taf ? Le moment est peut-être venu de regarder tout ça d’un nouvel œil. Daniel Pink, auteur de best-sellers, explique qu’exploiter ses sentiments de regret est finalement le meilleur moyen d’aller de l’avant – dans tous les pans de votre vie, y compris au travail.
Dès les premières pages de son livre Le pouvoir des regrets (Ed. Trédaniel), on comprend que Daniel Pink va nous faire totalement changer de regard sur les regrets. Pour ce journaliste et auteur américain : « Le regret n’est ni dangereux ni anormal, il ne nous écarte pas du chemin tout tracé vers le bonheur. C’est même un phénomène très sain. Et c’est tout aussi humain qu’universel. Le regret est une chose précieuse. Il nous fait mieux voir et comprendre les choses. À condition de bien s’y prendre, le regret ne nous tire pas vers le bas, il peut au contraire nous tirer vers le haut. » Ce sont les regrets qui font de nous des humains, insiste l’auteur qui a épluché 50 ans de recherche sur cette émotion et mené ses propres enquêtes de terrain, l’une aux États-Unis, l’autre dans le monde entier. L’idée de pouvoir exprimer librement et anonymement ses regrets semble avoir séduit puisque plus de 24 000 personnes représentant 110 pays ont jusqu’ici répondu à l’auteur et à la World Regret Survey.
Daniel, vous classez les regrets en quatre catégories il y a ceux qui portent sur : les fondations (santé, scolarité/études, finances) ; le manque d’audace (les opportunités que nous n’avons pas saisies) ; la morale (et donc mauvaises décisions que nous avons prises) et les liens (relations avec les autres)… Dans laquelle retrouve-t-on le plus souvent les regrets d’ordre professionnels ? Et quels sont ceux qui reviennent le plus souvent ?
J’ai établi cette classification grâce aux apports de mon enquête mondiale sur les regrets, la World Regret Survey. J’ai remarqué que les regrets exprimés par tous ces gens relèvent moins de certains domaines de la vie (la carrière, la famille, les études, etc.) que d’un ensemble de valeurs et d’aspirations bien plus profond.
Prenons la catégorie « audace » : ici les personnes reviennent sur un carrefour de leur vie, un moment où elles ont eu le choix entre la sécurité et l’inconnu. Quand on ne saisit pas la chance qui se présente, on finit souvent par le regretter. C’est une constante assez nette, que ce soit dans les études menées par le passé ou dans mes enquêtes : nous avons tendance à regretter bien plus nos inactions que nos actions.
C’est particulièrement le cas au travail. En ce qui concerne l’audace, j’ai déjà reçu des témoigages de personnes qui me racontaient : « Je n’ai pas eu le cran de quitter mon job sans intérêt alors que j’ai toujours eu envie de monter ma propre boîte », « Je n’ai pas choisi le métier qui m’attirait vraiment, j’ai cédé aux souhaits et aux attentes de ma famille », « J’avais trop peur de m’exprimer sur ce que je voyais, j’ai juste regardé la boîte couler doucement. »
Votre enquête met en lumière des différences et tendances d’ordre démographique, notamment sur la nature des regrets. Quelle catégorie de personnes semble la plus aux prises avec des regrets d’ordre financiers et professionnels ?
Pour pouvoir tracer des grandes lignes de façon formelle, je dois m’appuyer sur l’American Regret Project, qui a rassemblé 4 500 participants aux États-Unis. J’y ai notamment appris que les personnes avec des revenus moins élevés sont - sans surprise - plus susceptibles d’avoir des regrets d’ordre financier. Concernant la différence entre les genres, les hommes sont plus concernés que les femmes par les regrets professionnels, mais de peu.
Plus surprenant : les personnes avec un parcours universitaire plus « exemplaire » ont tendance à exprimer des regrets côté carrière. À première vue, ça ne m’a pas semblé logique. Mais à la réflexion, ça l’est. Car finalement, les personnes qui peuvent accéder à ces études longues ont généralement plus de choix de carrière et doivent par conséquent trancher et renoncer à d’autres options.
Les regrets de la catégorie fondations (« j’aurais dû économiser / travailler plus ») semblent en contradiction avec les regrets sur l’audace (« j’aurais dû plus profiter de ma jeunesse / vivre des expériences »). Peuvent-ils coexister ?
Pour moi, les regrets sur les fondations et ceux sur l’audace ne s’opposent pas — du moins tels que les milliers de répondants à la World Regret Survey les ont présentés. Pour les premiers, j’ai principalement constaté des regrets liés à une certaine inconscience, pas à un excès de prise de risque. Pour vous donner un exemple typique : « J’ai trop claqué d’argent sur des choses futiles, je n’ai pas suffisamment épargné et maintenant je n’ai plus un rond. » Personne ou presque n’a regretté d’avoir perdu de l’argent en montant une boîte. Même les gens qui ont lancé la leur et se sont plantés ne le regrettent pas tant que ça. J’en ai été le premier surpris. Il est donc possible d’apprendre et de se développer tout en étant précautionneux. Je dirais même que c’est essentiel.
Quant à savoir si on prend la bonne décision… C’est impossible, on n’en sait rien ! Du moins avec certitude. Ce n’est pas parce que l’issue est positive que la décision l’était forcément. Et l’inverse est tout aussi vrai. Ce que nous pouvons faire, en revanche, c’est évaluer cette décision après coup, en tenant compte des informations dont nous disposions à ce moment-là, de la personne que nous étions alors, des besoins que nous avions à ce moment-là.
Votre livre révèle aussi quelques tendances intéressantes concernant les types de personnalité. Comment se fait-il que vos recherches aient dévoilé plus de regrets chez les introvertis que chez les extravertis ?
L’American Regret Project n’a pas révélé d’énormes différences entre les personnes qui se disaient introverties et celles qui se disaient plutôt extraverties. Mais, comme vous le mentionnez, j’ai malgré tout soulevé quelques disparités assez intéressantes. Déjà, on regrette beaucoup plus d’être introverti ou d’avoir agi à un moment de façon plus timorée, que l’inverse. Je pense même n’avoir croisé personne qui disait regretter d’avoir été trop ouvert, trop dans l’action. Là où se situaient plutôt les regrets, c’était dans le fait de ne pas avoir osé s’exprimer, émettre une opinion, de ne pas avoir tenté, de ne pas s’être affirmé.
Ensuite, comme vous le soulignez, les remords de n’avoir rien fait ont été bien plus nombreux que les regrets d’avoir agi. Et là, le facteur âge est significatif. Les jeunes autour de la vingtaine ont exprimé à parts égales un regret d’avoir fait ou de ne pas avoir fait quelque chose. Pour les gens à peine plus âgés, les regrets d’inaction ont été largement plus nombreux. Et à la cinquantaine, c’est trois fois plus.
Que signifie savoir exploiter le pouvoir du regret dans notre vie professionnelle ? En quoi est-ce que cela peut nous aider dans notre carrière ?
Nous bénéficions d’un important corpus de recherche, notamment en psychologie sociale, qui montre qu’oser faire face à ses regrets — plutôt que de les ignorer ou de se rouler dedans — apporte d’immenses bénéfices. Et en tenir compte peut nous faire gagner beaucoup en négociation, en résolution de problème, en stratégie, nous aider à éviter les biais cognitifs. Enfin, c’est aussi une ressource pour trouver du sens au travail – et plus largement dans notre vie.
Dans les premières pages du livre, vous affirmez que beaucoup d’entre nous ne considèrent pas les regrets comme il faut. Les voir comme un reflet de notre personnalité est destructeur, alors qu’examiner un regret en tant que conséquence d’une situation bien spécifique est instructif. Pouvez-vous préciser cette idée ?
L’une des choses que les nombreuses études et recherches sur le bien-être humain nous ont apprises, c’est que, dans la majorité des cas, il est mille fois mieux de juger l’acte que son auteur. Si nos erreurs nous servent à nous autoflageller, à se dire qu’on n’est pas quelqu’un de bien, qu’on est vraiment bête ou pas fiable, on reste systématiquement dans quelque chose de destructeur. On a l’impression qu’il est impossible de s’améliorer, que nos « nombreux » défauts nous définissent. Mais en réalité, dans la plupart des cas, il est nettement plus bénéfique à chacun de revenir en détail sur l’action en question, de l’évaluer et d’en tirer un enseignement. Et ensuite, de tenir compte de cet enseignement dans nos futures décisions. Il faut changer de braquet : ce n’est pas « Je suis vraiment débile ! », mais « J’ai fait un truc vraiment débile. Et finalement je peux en tirer quelque chose, éviter de recommencer la prochaine fois et appliquer ce que j’en ai appris pour prendre de meilleures décisions. »
Dans quels cas peut-on estimer que la source du regret vient du contexte et non de nous-même ?
C’est une question cruciale que vous posez là. Il y a une vraie distinction à faire entre regret et déception. Le regret est intimement lié à la question du libre arbitre de chacun. S’il pleut, je ne peux pas en faire un regret, je n’ai aucun contrôle sur la météo. Je peux être déçu de ne pas pouvoir aller jouer au tennis, mais ça s’arrête là. En revanche, s’il pleut et que je sors délibérément sans parapluie, là je suis responsable. C’est ma faute – et je peux regretter la situation.
Ce principe est encore plus important dans la sphère professionnelle. Et ça souligne d’autant plus l’utilité d’examiner nos regrets. Disons que je prends un job dans une start-up et qu’elle coule un ou deux ans après. Est-ce que je regrette mon choix ? Ou est-ce que je suis simplement déçu de ce que ça a donné ? Pour le savoir, il faut revenir à la décision de base. Quand j’ai décidé de prendre ce poste, est-ce que j’ai ignoré les signaux négatifs ? Est-ce que je n’ai pas mis en place assez de choses en compta ou en management, par exemple ? Si oui, alors c’est un regret, et il faut en tirer des leçons pour l’avenir.
Après, il arrive que les choses ne se passent pas comme on aurait voulu, point. Peut-être que le timing n’était pas le bon, que le marché a pris un virage inattendu, etc. Là c’est le contexte, nous n’avons, globalement, aucune prise dessus. Donc il y a clairement de la déception, mais ce n’est pas du regret. À ce titre, ça ne vous apprendra pas grand-chose sur vous.
Comment approcher nos regrets d’une manière plutôt saine, quand certains d’entre eux nous collent à la peau et peuvent continuer de nous affecter fortement ?
Il faut voir ça comme un processus en trois étapes. La première est de faire preuve de gentillesse envers vous-même, plutôt que de vous juger et de vous mépriser. Acceptez le fait que les regrets font profondément partie de la condition humaine. Ce « loupé » n’est qu’un moment dans votre vie, il ne la caractérise pas dans son ensemble. Nous avons 20 ans de données sur ce qu’on appelle l’autocompassion : c’est un outil très puissant.
La deuxième étape est de parler de votre regret, voire d’écrire dessus, pour vous. Ça peut déjà vous soulager. Le fait de mettre des mots sur un sentiment négatif, de parler concrètement de ces émotions qui nous collent à la peau, dissipe l’inquiétude latente. Ça permet d’y voir plus clair, de mieux comprendre.
Pour finir, il faut aller de l’avant. Pour ça, prenez un peu de recul, faites un pas de côté et analysez en détail le regret, pour en tirer des enseignements et vous appuyer dessus dans vos prochaines décisions.
Vous livrez de très bons conseils pour mieux vivre avec nos regrets. Lequel vous tient le plus à cœur concernant les regrets professionnels ?
Celui que je préfère me vient de Tina Seelig, qui travaille à l’université de Stanford : le « CV de nos échecs ». Plutôt que de lister toutes nos distinctions et nos réussites, un CV de nos échecs reprend tous nos loupés, les claques qu’on s’est prises, nos grosses bourdes. Mais on ne s’arrête pas là. Il faut lister ses échecs dans une colonne. Dans une deuxième colonne, en face de chaque échec, on note les leçons qu’on en a tirées. Et ensuite, on crée une troisième colonne pour dire ce que l’on compte en faire à présent. Je me suis prêté à l’exercice. Ça n’a pas été une partie de plaisir – mais ça s’est avéré incroyablement instructif.
Article traduit de l’anglais par Sophie Lecoq, édité par Gabrielle Predko
Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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