Balance ton stage : rencontre avec les étudiants du mouvement antisexiste
07 oct. 2020
9min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
Ils n’habitent pas dans la même ville, n’ont pas les mêmes emplois du temps, mais ils ont fait l’effort d’être tous les trois présents aujourd’hui. « C’est un projet qu’on a construit tous les trois alors ça compte beaucoup pour nous de pouvoir en parler ensemble », précise Agathe dès son arrivée. « Et puis, c’est important qu’on sache que l’équipe est mixte aussi », ajoute-t-elle. Ce projet, c’est le combat de trois étudiants de l’EM Lyon qui veulent mettre fin au sexisme que peuvent subir les stagiaires en entreprise. Parmi les actions de leur engagement, on compte la rédaction du Petit manuel du sexisme en entreprise et la création du compte InstagramBalanceTonStage, qui partage un nombre hélas trop élevé de témoignages d’étudiant.es ayant dû faire face à des remarques ou à des comportements sexistes lors de leurs premières expériences professionnelles. Rencontre avec un trio qui n’a pas attendu la fin des études pour tenter de changer le monde (du travail).
Comment est né votre engagement contre le sexisme ?
Camille : Pour Agathe et moi, tout a commencé après notre dernier stage, qu’on a fait dans la même petite entreprise de design. Là-bas, on était quotidiennement confrontées à des comportements ou à des remarques sexistes. Il n’était pas rare d’entendre « Si elle a réussi, celle-là, c’est parce qu’elle est mignonne », ou que les managers nous disent devant des clients « Les filles, vous nous faites à manger ? Vous êtes douées pour faire plusieurs choses à la fois, non ? » Un jour, j’en ai eu marre et j’ai eu un échange verbal assez violent avec mon manager. Ça a été une claque… et un déclic aussi. Parce qu’après, c’est en racontant cette histoire à d’autres étudiant.es de ma promo que je me suis rendue compte que nous étions loin d’être les seules. Certain.es avaient même été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle. Avec Agathe, on s’est dit que ce n’était pas normal qu’il n’y ait aucune préparation en amont des stages ni aucune sensibilisation au sexisme en entreprise. On s’est senties obligées de faire quelque chose.
Simon : Quant à moi, je connaissais Camille, on était tous les deux au collectif Olympe, l’association d’égalité Homme-Femme de notre école. À son retour de stage, elle m’a fait part de son expérience malheureuse et m’a proposé de participer au projet. C’est une cause à laquelle je suis sensible donc j’ai tout de suite été partant. Contrairement à Camille et Agathe, je n’ai jamais dû subir le sexisme en entreprise, mais j’en ai souvent été le témoin. Et à chaque fois qu’une scène de cette nature se déroulait sous mes yeux, je ne savais pas du tout comment réagir, alors la perspective de sensibiliser et de préparer les étudiants à ça, m’a semblé être un angle intéressant !
Il n’était pas rare d’entendre « Si elle a réussi c’est parce qu’elle est mignonne », ou que les managers nous disent devant des clients « Les filles, vous nous faites à manger ? Vous êtes douées pour faire plusieurs choses à la fois, non ? »
Aujourd’hui, votre projet a pris une réelle ampleur, mais ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, j’imagine ?
Agathe : Pas du tout ! Au début, on voulait simplement recueillir des témoignages au sein de notre école dans le cadre d’un atelier pédagogique. L’idée à ce moment-là, c’était de se faire une idée de la proportion d’étudiant.es ayant déjà été victimes ou témoins de sexisme en stage… mais ils se sont avérés si nombreux que ça nous a poussés à dépasser le cadre pédagogique du projet et à créer le Petit manuel du sexisme en entreprise.
Camille : Voilà, et en fait ce n’est qu’après qu’on a créé le compte Instagram Balance ton stage. L’idée c’était “juste” de faire la promotion du livre auprès des étudiants de notre école. On s’attendait à avoir 300 abonnés à tout casser (rires), et en fait, ça a pris des proportions qu’on n’aurait jamais imaginées : le compte a été très médiatisé, on a commencé à recevoir des témoignages de toute la France, et aujourd’hui on compte 12 000 abonnés ! Du coup, ça nous a beaucoup encouragés dans notre démarche et on a décidé d’aller encore plus loin : depuis, on a réussi à mettre en place, avec l’EM Lyon, tout un programme de formation et de sensibilisation au sexisme adressé aux étudiant.e.s et nous sommes en discussion avec l’administration pour qu’un changement plus structurel ait lieu au sein de l’école…
Aujourd’hui, vous avez créé Balancetonstage, le Petit manuel et des formations, quels résultats espérez-vous avec toutes ces cordes à votre arc ?
Simon : Ce qu’on veut avant tout, c’est que demain, tout étudiant qui se retrouve victime de sexisme sache comment réagir et que les témoins sachent comment les aider. Après, on aimerait aussi toucher les managers, afin d’éveiller les consciences à tous les niveaux. Ce serait même le Graal, ça voudrait dire résoudre le problème à la source. D’ailleurs, certains grands groupes nous ont déjà contactés pour diffuser le manuel dans leurs bureaux et intervenir auprès de leurs employés afin de les sensibiliser. Et on pense même à la publier un kit de bonnes pratiques destiné aux maîtres de stage ! Parce que le but, à terme, c’est qu’il n’y ait plus de dérapages sexistes à gérer, du tout.
Agathe : Et puis, quand on voit l’engouement autour du mouvement, on ne peut pas s’empêcher d’espérer que la création du dispositif de lutte contre le sexisme que l’on a mis en place à l’EM – c’est une grande première pour une école de commerce ! - sera imitée ailleurs et créera une réaction en chaîne. Et si non, on aimerait au moins réussir à dupliquer le guide dans d’autres écoles et donner la possibilité à chacune d’entre elles de se l’approprier en y intégrant les témoignages de leurs propres étudiants.
Quel est d’ailleurs le rôle des écoles et des universités dans la lutte contre le sexisme en entreprise selon vous ?
Agathe : Les écoles et universités ont une vraie responsabilité à assumer. Il faut qu’elles deviennent un véritable soutien pour les étudiants mais pour ça, il faudrait déjà qu’elles s’engagent à tout faire pour qu’ils ne soient pas confrontés au sexisme. Et cela ça passe par la modification des conventions de stage ! Ensuite, dans le cas où cet engagement n’est pas respecté, nous souhaiterions que les écoles mettent en place des cellules psychologiques pour accompagner les étudiants concernés, qu’elles leur permettent de changer de stage facilement et puis, qu’elles sanctionnent les entreprises et/ou les personnes fautives. D’ailleurs, concernant les sanctions, on a constaté que ce genre de problèmes étaient trop souvent traité à l’amiable, par les écoles elles-mêmes, sans que la justice n’intervienne, même lorsque les incidents sont graves et condamnables aux yeux de la loi ! Et le pire, c’est que les entreprises en tort ne sont jamais blacklistées par les écoles, donc ça veut dire que chaque année, le même calvaire attend potentiellement les stagiaires de la promotion suivante, et ainsi de suite…
Simon : D’ailleurs, l’entreprise où Agathe et Camille ont fait l’expérience du sexisme continue d’accueillir des stagiaires de l’école chaque année…
On a constaté que ce genre de problèmes étaient trop souvent traité à l’amiable, par les écoles, sans que la justice n’intervienne, même lorsque les incidents sont graves et condamnables aux yeux de la loi !
Comme vous le dites dans le Petit manuel, le sexisme au travail, on peut tous y être confrontés, quel que soit notre âge ou notre ancienneté dans l’entreprise. Alors pourquoi avoir choisi de vous concentrer uniquement sur les stages ?
Camille : Je pense qu’on a voulu parler de ce qu’on connaissait, en se basant sur notre expérience personnelle. Ensuite, on a remarqué que quand on parlait de sexisme en entreprise, il n’y avait jamais aucune attention particulière pour les stagiaires. Pourtant, on est encore plus vulnérables que les autres et on a aussi moins d’armes pour se défendre : on ne connaît pas toujours bien les codes de l’entreprise, on manque de confiance en nous, on peut même avoir peur de réagir….
Simon : C’est vrai, parce qu’on est tout en bas de la hiérarchie, parce qu’on est le “petit stagiaire”, on se sent impuissant. Résultat, le plus souvent, quand cela nous arrive ou qu’on en est témoin, on ne réagit pas et on laisse faire.
Agathe : Et puis, souvent on ne sait pas reconnaître du sexisme quand on en voit un. Seuls 23% des étudiants qu’on a interrogés ont répondu “oui” quand on leur a demandé « Avez-vous déjà été victime de sexisme en entreprise ? » Pourtant, ils étaient beaucoup plus nombreux à reconnaître avoir fait l’objet de blagues graveleuses ou avoir reçu des remarques déplacées sur leur physique. Un jour, une fille nous a même confié que son manager l’avait embrassée sur la bouche sans son consentement, mais elle ne savait pas que c’était une agression sexuelle. Ça nous a conforté dans notre choix : il y a un vrai travail de sensibilisation et de formation à faire auprès des étudiants. Et puis, il ne faut pas oublier que parmi nous, se cachent les managers de demain !
Les stagiaires ont moins d’armes pour se défendre : on ne connaît pas toujours bien les codes de l’entreprise, on manque de confiance en nous, on peut même avoir peur de réagir….
Qu’est-ce qui explique, selon vous, que le bureau soit (encore) le théâtre de scènes de sexisme et de comportements déplacés ?
Simon : Ce n’est pas une question facile, mais déjà, ce qu’il faut savoir, c’est que le sexisme est présent partout dans la société. Il n’est donc pas surprenant de le retrouver dans la microsociété qu’est l’entreprise. Après, dans les études que nous avons faites, nous avons remarqué que plusieurs mécanismes favorisent l’apparition de comportements sexistes au bureau. L’un des principaux est lié aux relations de pouvoir qui existent dans les organisations hiérarchiques traditionnelles. Certains managers, profitant de l’autorité que leur confère leur poste, peuvent franchir la limite. Il y a aussi, dans les plus petites entreprises, le piège de l’isolement : lorsqu’on n’est qu’à deux personnes dans une pièce, dans un bureau ou lors en rendez-vous client par exemple. Dans ce cas de figure, l’absence de témoin favorise les comportements déplacés. Et on a aussi remarqué que lorsque les frontières entre vie pro et perso étaient floues, comme lorsque le/la stagiaire a un manager jeune et en apparence “cool”, cela peut vite déraper et laisser place à des remarques déplacées, des questions intimes ou des dérapages en soirées.
En 2018, l’EM Lyon, votre école, avait fait scandale après la découverte d’un document Excel créé par des étudiants pour ficher les filles de l’école. Est-ce que vous craignez que les étudiants de votre propre génération, de l’EM Lyon et d’ailleurs, perpétuent les mauvaises habitudes sexistes en entreprise ?
Agathe : Justement, et je ne dis pas ça parce que c’est notre école, mais après ce scandale, il y a eu un changement radical à l’EM Lyon. L’école a mis en place beaucoup de choses pour lutter contre le sexisme. Les traditions sexistes, que l’on voyait surtout lors des soirées étudiantes, ont quasiment disparues. Il n’y a plus d’affichages sexistes dans les couloirs et les remarques déplacées ne sont plus tolérées. On a senti une prise de conscience collective des étudiants, le soutien dont nous avons bénéficié avec ce mouvement en est la preuve. Je pense que grâce au bruit provoqué par cette affaire de fichage, l’école se distingue aujourd’hui par son engagement sur ce sujet. Mais globalement, on sent que les consciences se sont éveillées un peu partout, même si ce n’est bien sûr pas encore suffisant. On a des amis dans d’autres écoles de commerce ou d’ingénieurs qui nous rapportent encore des dérapages sexistes inadmissibles et nous assurent que certaines traditions perdurent…
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Alors, concrètement, comment réagir lorsqu’on subit du sexisme en entreprise ?
Camille : Il y a des gestes simples qui peuvent aider à y mettre fin rapidement. Par exemple, on peut reculer ou froncer les sourcils face à un geste ou une parole déplacés. On peut aussi demander de répéter lorsqu’il s’agit d’une blague sexiste, ou rappeler que c’est illégal quand c’est le cas. On n’y pense pas forcément quand ça nous arrive, mais ces gestes et ces réactions, a priori simples, participent à mettre mal à l’aise l’agresseur et à lui signifier clairement, ainsi qu’aux témoins, qu’il/elle a dépassé les bornes.
Et justement, que faire lorsqu’on est témoin ?
Agathe : Il faut prendre ses responsabilités et agir, sinon on devient complice. Cela veut dire : aller voir la victime, lui dire qu’elle peut nous parler sans crainte, et puis, si elle se confie à nous, lui assurer qu’on la croit et qu’on est prêt à l’aider si elle en a besoin.
Et vous dans tout ça ? Qu’est-ce que ce projet engagé vous a apporté personnellement et professionnellement ?
Camille : Quelque chose avait déjà changé en moi après ma mauvaise expérience en stage, je l’ai très mal vécue. Mais le fait d’utiliser cette expérience pour créer quelque chose de positif a été extrêmement salvateur pour moi. Et puis, je trouve qu’il y a un côté gratifiant à être la personne à qui on se confie. C’est même touchant, parfois. On a beaucoup de témoignages qui commencent par « Merci, vous êtes les premiers à qui j’en parle. » Ça donne encore plus envie de se battre.
Agathe : Je pense que le fait de s’engager nous a beaucoup apporté à tous les trois. Se lancer dans un combat tel que celui-là donne un réel sens à nos vies, et c’est important d’en avoir un, surtout en ce moment… Mais au-delà de ça, on a aussi appris énormément de choses pratiques : rédiger un manuel, s’exprimer sur les réseaux sociaux, présenter notre projet, intervenir dans des entreprises… En fait, c’est un véritable boulot qu’on a depuis quelques mois, et ce n’est pas fini !
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Photo by Thomas Decamps for WTTJ
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