Être ambassadeur de son entreprise sur les réseaux sociaux, où est la limite ?
14 juin 2021
6min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Liker les post de son entreprise, partager son actualité et même remplacer sa photo de couverture LinkedIn par le logo… Drôle de concept que de faire la publicité de sa boîte sur ses réseaux sociaux pas vrai ? C’est pourtant le quotidien de plus en plus de salariés et cela porte même un nom : l’employee advocacy. Si vanter les mérites de sa boîte peut partir d’une bonne intention, ce phénomène prend parfois la forme d’une pression habilement mise en place par les entreprises elles-mêmes. Alors comment la déceler et surtout par quels moyens y faire face ? Décryptage avec Danièle Linhart, sociologue du travail et directrice de recherche au CNRS et Benjamin Gentil, coach professionnel.
La tendance de l’employee advocacy
Le phénomène d’employee advocacy, qui désigne donc l’idée de se faire ambassadeur de son entreprise sur ses réseaux, nous vient tout droit des Etats-Unis, nous apprend la sociologue Danièle Linhart. Dans un premier temps, il est apparu comme un moyen d’accentuer la viralité des posts de l’entreprise et donc de lui faire gagner en visibilité. « Mais l’employee advocacy semble aussi s’inscrire dans la même logique que toutes les pratiques liées au team building, poursuit-elle, et qui ont pour but de souder une entreprise. » Car aujourd’hui, être impliqué dans son boulot ne découle pas uniquement d’un travail bien fait, mais consiste aussi à être 100% aligné avec sa boîte… Et à le faire savoir !
« Être fier de l’entreprise pour laquelle on travaille n’a rien de nouveau, observe Danièle Linhart. Je pense par exemple à la période des Trente Glorieuses, où il n’était pas rare de croiser les ouvriers de chez Renault ou d’EDF, portant leur veste avec les insignes de leurs entreprises. Ils se sentaient faire partie d’une communauté professionnelle. Aujourd’hui c’est différent, les relations avec les entreprises ont complètement évolué. » Désormais l’époque est à la flexibilité, à la mobilité, et les boîtes elles-mêmes expriment leur attrait pour le renouvellement de jeunes talents qui vont et qui viennent. Le lien n’est plus du tout aussi fort qu’avant et les salariés, plus autant attachés à leurs boîtes. Alors certaines entreprises exigent de leurs salariés un dévouement total pour maintenir l’image d’une entreprise unie mais sans aucune réciprocité garantie. « Depuis les années 80, la gestion des salariés s’est davantage tournée vers l’individualité plutôt que le collectif, créant ainsi une distance entre entreprises et salariés, poursuit la sociologue. Et une chose est sûre, cette modernisation managériale n’a pas contribué à faire du monde du travail un milieu agréable et solidaire, comme cela pouvait être le cas dans les années 50, lorsque les gens avaient le sentiment de partager un même destin dans l’entreprise. »
Une contrainte source de pression ?
« Des salariés épanouis, qui se sentent en sécurité, éprouveront d’eux-mêmes l’envie de participer activement au développement de la boîte. Les forcer ne rime à rien » - Benjamin Gentil, coach professionnel
Ici, toute l’ambiguïté de l’employee advocacy repose sur le flou qui l’entoure. Cette pratique joue sur une frontière aujourd’hui de plus en plus mince entre le pro et le perso et repose sur le support toujours plus complexe des réseaux sociaux. Et si les entreprises peuvent aussi inciter sans jamais pour autant mettre de pression, certaines imposent une contrainte indéniable à leurs employés. En leur répétant régulièrement de ne pas oublier de poster par exemple, ou justement en faisant remarquer à un salarié son manque d’implication si jamais il ne le fait pas. Pour Danièle Linhart, c’est justement la dimension psychologique qui découle de l’employee advocacy qui pose problème. « Que se passe-t-il si je ne le fais pas ?, interroge Danièle Linhart. Techniquement rien, car ce n’était pas précisé dans mon contrat. Il n’empêche qu’un malaise demeure car le salarié ne sait jamais vraiment ce qu’il risque s’il n’obéit pas. Et faire planer cette incertitude permanente c’est ce que j’appelle de la précarisation subjective. »
Autrement dit, le fait de ne jamais se sentir tout à fait à l’aise dans son poste. Benjamin Gentil, quant à lui, reste dubitatif sur tout ce qui relève de la contrainte en entreprise : « Ce genre de pratique sous la pression est d’ailleurs souvent révélatrice d’autres problèmes plus profondément ancrés. Des salariés épanouis, qui se sentent en sécurité, éprouveront d’eux-mêmes l’envie de participer activement au développement de la boîte. Les forcer ne rime à rien. »
Alors comment y répondre ?
Si votre entreprise vous demande régulièrement de communiquer sur vos réseaux sociaux à son sujet et que cela vous pèse, il est important de le faire savoir. Mais comment réagir de manière optimale ?
Exprimer son malaise
Benjamin Gentil conseille avant toute chose de clarifier la contrainte avec son manager. « Peu importe qu’il s’agisse de la sphère pro ou perso, dès qu’un problème survient et entrave la vie de bureau, le salarié en question doit en parler à son manager, recommande-t-il. Surtout si le malaise provient d’une demande émise par ce même manager. D’abord, cela permettra au salarié d’exprimer un sentiment et donc de gagner en légitimité, ensuite le manager devra expliquer clairement ses attentes. Ce qui peut parfois être vu comme de la contrainte peut aussi être une impression personnelle face à une demande mal formulée. » Si tel est le cas, le salarié percevra peut-être la demande différemment et y mettra davantage de sens, ce qui se fera donc plus naturellement. Il est important pour le salarié de comprendre l’objectif qui se cache derrière cette pression et surtout ce qu’un tel geste pourrait personnellement lui apporter. En termes de valorisation et de savoir-faire par exemple. « Quelqu’un qui, de sa propre volonté, aura envie de valoriser un projet de l’entreprise le fera beaucoup mieux qu’un salarié contraint et forcé », conclut Benjamin Gentil.
Mais c’est aussi l’occasion de poser un cadre pour ne pas voir cette situation se reproduire à l’avenir. Quelles sont les limites que l’on est prêt à accepter pour se sentir bien ? « C’est là où l’individualité managériale pose problème : on ne peut pas imposer la même contrainte à l’ensemble des salariés tout en ignorant les personnalités des uns et des autres », regrette Danièle Linhart. Amandine, recruteuse, raconte : « Je partageais absolument tout ce qui était publié par ma boîte. Je le faisais vraiment par “amour”. Par contre quand j’ai commencé à être moins alignée avec les valeurs ou à avoir des conflits avec cette dernière je n’ai plus rien partagé. » Pour elle, la loyauté que l’on ressent pour sa boîte dépend du degré de respect qu’on reçoit et du rapport que l’on a avec la hiérarchie. Et si on ne reçoit rien, on ne donne pas. Car si certains n’ont absolument aucun souci à partager l‘actualité de leurs boîtes sur leurs réseaux perso, d’autres peuvent percevoir ce geste comme une intrusion extrêmement violente de leur vie privée. « C’est en cela que discuter avec votre manager pourra vous permettre de définir ensemble des compromis, explique Benjamin Gentil. Ce que vous êtes prêt à accepter et les points sur lesquels vous ne risquez pas de flancher. Par exemple, partager seulement sur un réseau social, ou seulement sur les réseaux professionnels, ou encore absolument nulle part. » L’idée étant que la décision finale vaille le coup à vos yeux.
Savoir y mettre un terme
Si toutefois vous vous heurtez à de l’incompréhension face à votre ressenti, où si la notion de contrainte est toujours présente alors que vous avez exprimé votre malaise, peut-être est-ce le moment de questionner votre avenir dans la boîte. Car à partir du moment où les valeurs de l’employé ne sont plus en adéquation avec celles de l’entreprise, il est important de se demander : « Quel compromis suis-je prêt à accepter entre mes valeurs personnelles et les valeurs de mon entreprise ? »
C’est l’histoire de Julien qui débarque dans une grande boîte de pub à peine sorti de ses études. Ses supérieurs lui racontent combien il est important de faire vivre l’entreprise à l’extérieur en soutenant les projets, peu importe son implication dedans, et comme il n’a pas trop d’expérience en la matière il pense que c’est normal. L’idée le dérange un peu mais tout le monde le fait alors pourquoi pas lui ? Sauf que le malaise grandit de plus en plus et après avoir plusieurs fois exprimé son manque d’entrain, jusqu’à en parler et faire face à un management peu compréhensif vis à vis de ses réticences, Julien décide alors de ne pas renouveler son CDD : « Ça a été encore plus compliqué sachant que l’ambiance était très copain-copain entre tout le monde. J’ai d’ailleurs fini par couper les ponts avec mon ancien boss parce qu’il ne comprenait pas du tout mon choix. Mais bon, pour moi c’était clair et net, hors de question de continuer à bosser pour une entreprise dont je ne partageais pas du tout les valeurs. » À noter que, si la demande persiste de manière constante et de moins en moins implicite malgré vos refus, il est temps de remonter la situation aux ressources humaines. Une telle pratique peut être passible de condamnation pour harcèlement moral au Conseil de prud’hommes.
Aujourd’hui, il semblerait que nous ayons atteint les dérives de l’entreprise qui ne dissocie plus le privé du professionnel, et l’employee advocacy en est la parfaite illustration. Alors ne laissez plus les boîtes jouer sur ce flou et osez exprimer votre désaccord en posant vos limites. Quant à l’avenir de cette pratique sur le long terme, une seule solution existe aux yeux de la sociologue : « Recréer du collectif au-delà de l’individualisation pour sortir de cette subordination ». La messe est dite.
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Photo by WTTJ
Article édité par Gabrielle Predko
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