Rivalité féminine : « Les femmes sont poussées à ce genre de comportement »

20 juin 2022

6min

Rivalité féminine : « Les femmes sont poussées à ce genre de comportement »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Anais Koopman

Journaliste indépendante

Après une dizaine d’années en tant que journaliste mode, Racha Belmehdi en a eu assez. Assez de passer ses journées à comparer les femmes entre elles, assez de voir ses collègues féminines se battre pour un poste, un article, ou une promotion. Elle quitte le navire en 2016 pour travailler dans la communication où elle se rend finalement compte que la compétition entre les femmes y bat aussi son plein. L’envie de traiter le sujet de la rivalité féminine se fait de plus en plus forte. Des années plus tard, elle se lance dans l’écriture de son premier essai Rivalité, nom féminin (Ed. Favre), sorti en février dernier. Son but ? Décortiquer les différentes formes de rivalité entre les femmes, comprendre leur origine et tenter de s’en défaire doucement, mais sûrement, pour laisser place à la sororité, la vraie. Entretien.

Après votre expérience en tant que journaliste mode, vous avez pris un virage radical pour vous éloigner de ce milieu. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a donné envie de parler de la rivalité féminine ?

J’ai toujours observé cette rivalité entre les femmes, aussi bien dans la mode que dans le journalisme et plus tard, dans le secteur de la communication. Quand j’étais en poste au sein de la rédaction d’un magazine, certaines de mes collègues se tiraient couramment dans les pattes. Se battre semblait parfois être leur seul moyen d’exister. Ça pouvait aller très loin : j’ai déjà vu deux collègues se lier pour pousser une troisième à la démission. Le pire, c’est que ça a fonctionné… Et puis, en 2019, alors que je travaillais dans la communication, j’ai à mon tour été harcelée, par ma manageuse. À force d’entendre et de vivre de telles situations, je me suis dit : « Il va bien falloir le traiter, ce sujet ! »

Vous expliquez que vous avez justement hésité longuement avant de vous lancer… Pour quelles raisons ?

C’est vrai. J’avais conscience que la rivalité féminine était une réalité mais en même temps, j’avais du mal à ne pas mettre le sujet sous le tapis. D’abord, j’avais bien conscience qu’il y avait des sujets plus urgents, comme le harcèlement sexuel en entreprise. Et puis, en tant que féministe, j’avais une espèce de fierté mal placée. Je crois que je préférais fermer les yeux et m’auto-convaincre que « en vrai, nous les femmes, on s’entend hyper bien », malgré ce dont j’avais été témoin. Enfin, je n’avais pas non plus envie que des personnes mal intentionnées comme des masculinistes ou des personnes misogynes s’emparent du sujet et s’en servent pour nous “taper dessus” à base de : « Ah bah les femmes sont toutes des garces entre elles… ». Sauf que la rivalité féminine existe bel et bien, donc il fallait en parler ! Et moi, j’ai voulu expliquer que les femmes sont poussées à ce genre de comportement par la société et que ce n’est pas quelque chose d’inhérent à la condition féminine.

Comment se manifeste la rivalité entre les femmes au travail ?

La rivalité est une compétition qui naît de la conscience d’un rapport de force qui ne nous est pas favorable. En tant que femmes, nous sommes toujours globalement plus précaires que les hommes au travail. Dans certains milieux, les femmes sont encore des anomalies et pour certaines, une nouvelle recrue met automatiquement leur propre position en danger. C’est cette crainte qui les conduit à adopter des réflexes défensifs, pouvant aller jusqu’à saboter l’entrée d’autres femmes dans leur milieu professionnel pour se protéger. La rivalité peut prendre la forme de concurrence, de harcèlement, d’actes de sabotage, ou de rumeurs. Cela consiste aussi à saper en permanence la prise de parole ou le travail d’une autre. Pour se protéger, les femmes sont parfois prêtes à aller loin… !

« La rivalité entre les femmes est bien plus violente dans les milieux où elles sont sous-représentées, car c’est dans ce contexte qu’elles se lancent souvent dans une course à la survie pour protéger leur travail, leur position… » - Racha Belmehdi, autrice

Cette rivalité est-elle davantage liée à certains secteurs plutôt qu’à d’autres ?

Après avoir recueilli des centaines de témoignages, j’ai l’impression que la compétition féminine a malheureusement sa place dans tous les domaines d’activité. En revanche, quel que soit le milieu professionnel, c’est le ratio hommes-femmes qui détermine la façon dont les femmes vont se comporter entre elles. La rivalité entre les femmes est bien plus violente dans les milieux où elles sont sous-représentées, car c’est dans ce contexte qu’elles se lancent souvent dans une course à la survie pour protéger leur travail, leur position…

La rivalité entre femmes est-elle plus présente que la rivalité femmes-hommes ?

On parle souvent d’inégalités - et donc de compétition - hommes-femmes, or d’après une étude de l’organisme Workplace Bullying sur le harcèlement dans le milieu de l’entreprise aux Etats-Unis, lorsque les femmes harcèlent, ce ne sont quasiment que des femmes qu’elles visent. Les femmes sont alors doublement perdantes : elles peuvent aussi bien être harcelées par des femmes - qui harcèlent majoritairement des femmes -, que par des hommes - qui harcèlent aussi majoritairement des femmes-, tandis que ces derniers sont à la fois moins harcelés par les femmes et par les hommes. On a pourtant tendance à penser qu’une fois dans une position de pouvoir, les femmes vont traiter tout le monde de la même manière, or même en position de pouvoir, la plupart des femmes se sentent quand même suffisamment en position d’insécurité pour harceler leurs collaboratrices, au point de se sentir précaires et menacées, même par la petite stagiaire qui débarque !

Qui sont les responsables d’un tel comportement ? Les hommes ou les femmes ?

Les deux ! C’est bien de pointer l’homme-blanc-cis-hétéro-privilégié du doigt, mais si on veut vraiment faire avancer les choses, on devrait commencer par se remettre en question nous-même en tant que femme. Qu’on le veuille et qu’on en ait conscience ou non, nous sommes tou·te·s influencé·e·s par notre éducation patriarcale. Certes, les hommes intériorisent les stéréotypes misogynes, mais c’est tout autant le cas des femmes ! C’est ce qui pousse ces dernières à tenir des propos ahurissants comme « les femmes sont tellement plus compliquées que les hommes ». Je me demande jusqu’où va la haine de soi pour tenir de tels propos sur son propre genre… Le problème, c’est que ces stéréotypes et comportements sont devenus la norme sociale.

Justement, depuis quand la compétition entre les femmes a-t-elle sa place dans la société ?

La rivalité féminine existe depuis toujours. Pour écrire mon livre, je me suis penchée sur les mythes antiques, les textes de la Bible. On peut remonter très loin pour trouver des histoires de rivalité. Elles ont souvent pour origine les insécurités qu’on met sur le dos des filles, puis des femmes. Et le problème, c’est qu’on ne met pas 2000 ans d’héritage sociétal de côté en un claquement de doigt !

À qui la guerre entre les femmes au travail profite-t-elle ?

La rivalité féminine permet aux hommes de prospérer. Pendant que les femmes se tirent dans les pattes, les hommes avancent. Maintenir les femmes dans une insécurité permanente sert énormément de monde et d’entreprises. « Diviser pour mieux régner », c’est vieux comme le monde. Quand les femmes s’affrontent, le ménage se fait tout seul !

Justement, les entreprises ne risquent-elles pas de perdre de bons éléments en laissant faire ça ?

Oh que si. Et pourtant, quand les femmes « s’entretuent professionnellement » et qu’une sorte de « médiation » est organisée, j’ai souvent l’impression que c’est davantage pour préparer le pop-corn et observer un combat de poules, que pour réellement changer les choses. Résultat, j’ai vu d’excellents éléments quitter des entreprises alors que des profils bien moins intéressants restaient, tout simplement parce qu’ils étaient plus grandes gueules, menaçants, ou encore stratèges. De plus, toute l’énergie que ces femmes utilisent pour essayer de régler des conflits et de défendre leur territoire n’est pas mise à profit pour leur travail.

Comment les entreprises peuvent-elles limiter cette rivalité ?

D’abord, il faut qu’elles arrêtent de détourner les yeux ou pire, de se dire « c’est normal, c’est comme ça chez les femmes » J’ai déjà vu des hommes ne pas bouger le petit doigt face à des cas de harcèlement avérés, préférant traiter ça sur le ton de la rigolade, alors qu’une réelle implication aurait été nécessaire. Ensuite, il faudrait que les RH et les managers soient davantage formé·e·s à désamorcer ce type de situations. Pour autant, il ne faut pas oublier que tout commence par l’éducation. En tant que parent, c’est important d’éviter le favoritisme entre les filles. Il faut les mettre sur un pied d’égalité à tous égards, sinon, cela risque vraiment d’induire une rivalité dans leur relations aux autres femmes.

Ce qui semble paradoxal c’est que l’on parle de plus en plus de sororité entre les femmes… La retrouve-t-on dans le monde du travail ?

On ne peut pas nier l’existence de la sororité. Pour autant, je ne l’ai pas encore beaucoup observée dans le monde du travail. Il faut dire que les réseaux sociaux ne nous aident pas à moins se comparer ou se critiquer. Et puis, j’ai l’impression qu’il existe une certaine hypocrisie à ce sujet parmi les femmes. Avant #MeToo, elles n’hésitaient pas à se rabaisser les unes les autres, sans prendre la peine de s’en cacher. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’elles prennent plus de pincettes, mais qu’elles continuent à être malveillantes dans leur coin. Lorsque certaines parlent de sororité, ce n’est pas toujours pour être plus solidaires, mais plutôt pour faire partie de la « mouvance féministe ». Pourtant, se donner une image progressiste ne veut pas dire que les faits suivent forcément. On peut se revendiquer très féministe sur Twitter et ne pas hésiter une seconde à critiquer sa collègue à la pause café. On pourrait imaginer qu’à force de se déconstruire, d’essayer de comprendre d’où viennent leurs insécurités et les raisons pour lesquelles elles se comportent en rivales, les femmes vont forcément être de plus en plus sorores. Aujourd’hui, la sororité est davantage un mythe que la rivalité. On avance certes dans le bon sens, mais on n’y est pas encore.

Article édité par Etienne Brichet
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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