Amoureux·se de votre travail ? Il ne vous aimera pas en retour
01 févr. 2022
9min
Journalist
Adorez-vous votre travail ? De nombreux·ses travailleurs·ses ne se contentent pas de le dire, ils·elles changent de ville, font des heures supplémentaires ou travaillent même gratuitement pour prouver à quel point ils·elles adorent ce qu’ils font dans la vie. Et être profondément intéressé par le poste n’est pas toujours suffisant. Plus ça va et plus on nous demande de voir nos collègues comme notre famille, nos maisons comme nos bureaux et de nous libérer du temps pour être davantage disponibles pour nos patrons.
Pourtant, les recherches prouvent qu’un tel dévouement au travail peut avoir de lourdes conséquences. Ainsi, une étude de 2021 de l’Organisation mondiale de la santé a démontré que le surmenage (c’est-à-dire travailler plus de 54 heures par semaine) est mortel, tuant près de 750 000 personnes par an. Alors, pourquoi sommes-nous si dévoués à notre travail, et comment pouvons-nous changer ?
Nous avons demandé à la journaliste Sarah Jaffe, auteure du livre : Work Won’t Love You Back: How Devotion to Our Jobs Keeps Us Exploited, Exhausted and Alone (Littéralement : Le travail ne vous aimera pas en retour : comment le dévouement à notre travail nous maintient exploités, épuisés et seuls. Non traduit.)
Comment en sommes-nous arrivés au point où un bon travail signifie aujourd’hui que nous devons l’adorer, voire en être passionné ?
La question est justement : qu’est-ce qu’on considère être un “bon travail” ? Autrefois, notre idée d’un bon travail était un travail qui payait bien, qui nous laissait du temps libre et dans lequel on contrôlait à la limite un peu ce qu’on faisait. Mais cela n’incluait pas vraiment l’idée d’adorer son travail. Ce qui s’est passé, à l’échelle mondiale, c’est que le capitalisme a évolué. Dans des pays comme les États-Unis et la majorité de l’Europe occidentale, le changement consiste à être passé d’un travail de production à une certaine forme de travail de service. Même un travail “intellectuel” est souvent, d’une manière ou d’une autre, un travail de service aujourd’hui. Nous ne sommes donc plus dans ces emplois industriels où personne ne vous demandait d’aimer votre travail. Aujourd’hui, les attentes relatives à notre façon de nous comporter au travail ont évoluées. Elles tournent souvent autour de l’idée de montrer qu’on aime le travail et du dévouement qu’on est censé lui accorder, ce qui va à l’encontre du concept d’être bien payé.
Impossible alors d’adorer notre travail et d’être bien payé ?
Quand on attend de vous que vous aimiez votre travail, les attentes sont totalement différentes et elles s’accompagnent de pratiques de management également très différentes. Il y a cette idée selon laquelle si on paie mieux les enseignants, on aura des enseignants qui ne sont là que pour l’argent et qui seront donc mauvais dans leur travail. Ce qui est absurde, n’est-ce pas ? Il est très difficile de faire un bon travail quand on est fauché et qu’on a deux emplois. Mais ce problème remonte aux débuts de l’école publique, tout particulièrement aux États-Unis, où on sait que les personnes en charge de créer le système scolaire se sont dit : « Que faire pour éviter qu’elle ne coûte trop cher ? » Ils ont d’abord dû arrêter de demander à des hommes d’enseigner car eux, il fallait les payer décemment, alors que les femmes étaient déjà « naturellement douées avec les enfants ».
Cela crée évidemment des conditions de travail très différentes entre les hommes et les femmes dans les usines à cette époque. Après plusieurs siècles de syndicalisation et de grandes luttes, les hommes avaient enfin réussi à obtenir une situation stable, avec des emplois décents, un salaire, des congés et des services de santé. Les travailleurs n’aimaient peut-être pas leur boulot, mais personne ne leur en demandait autant, pas même leur patron.
En lisant votre livre, on a l’impression qu’il y a tellement de travailleurs différents emprisonnés dans cette attente : les travailleurs intellectuels se doivent d’être passionnés par les entreprises pour lesquelles ils travaillent, les médecins sont censés adorer prendre soin de leurs patients, les créatifs sont censés adorer leur boulot, à tel point qu’ils sont prêts à le faire gratuitement. Existe-t-il des exceptions ?
Bien sûr ! Par exemple, personne n’obligera jamais Jeff Bezos a aimer son travail, puisqu’il n’a aucun supérieur, que c’est lui qui détient tous les moyens de production. Les grands patrons sont dispensés de cette attente, même si là encore il existe certaines attentes culturelles quant au niveau de dévouement qu’on attend d’eux, ou quant au fait qu’ils devraient continuer à travailler même s’ils sont déjà plus riches que Crésus. Mais si vous faites partie de la classe moyenne, difficile d’échapper à ces attentes. Un équilibre travail-vie privée ne vous aidera pas à vous défaire de cette exploitation. Même si vous ne souhaitez pas chercher un emploi que vous adorez mais plutôt aller travailler à l’usine, on attendra de vous que vous soyez reconnaissant d’avoir un travail car les syndicats et les ouvriers en sont presque à implorer l’État et les entreprises de conserver ces emplois. Ils savent qu’ailleurs, c’est pire : dans les usines aux États-Unis par exemple, vous êtes payés 25 $ de l’heure plus les heures supplémentaires, alors que chez Amazon, vous ne toucherez que 15 $ de l’heure.
Dans ce contexte, adorer son travail veut donc dire qu’on doit s’estimer heureux d’avoir un travail, quel qu’il soit… En quoi est-ce important de se défaire de cette idée selon vous ?
C’est très important car l’exploitation dissimule la vraie relation qu’il y a entre vous et votre patron, qui est que même le meilleur patron du monde s’enrichit grâce à votre travail. Cette idée selon laquelle nous devrions être reconnaissants ressort à tout-va, mais vous pouvez rétorquer : « Non, vous vous enrichissez sur mon dos, je ne vous dois aucune gratitude. Je vous dois de respecter mon contrat, c’est-à-dire être présent et faire mon travail. Voilà ce que je vous dois dans cette relation. Je ne vous dois pas mes sentiments, mon amour ou ma gratitude. Ce n’est pas mon travail. »
Si nous demander d’adorer notre travail est une façon de nous demander de travailler plus, qu’avons-nous à perdre dans les autres domaines de notre vie ? Une journée ne dure que 24 heures, alors qu’en est-il des autres choses qu’on aime, comme nos relations personnelles ou notre temps libre ?
La question est de savoir à quel point votre travail finit par interférer avec votre vie. Si vous travaillez de plus en plus, combien de temps libre passez-vous avec vos proches ? Par exemple, quand vous êtes en train de dîner avec votre partenaire et que votre téléphone sonne et que vous devez répondre à ce mail du boulot ? À quel point vous sentez-vous pris au piège parce que vous adorez un travail ou parce que vous devez accepter de travailler un jour férié ou parce que vous devez quand même aller travailler quand vous êtes malade ?cc Quelles sont les conséquences de ces décisions pour votre famille ?
Dans le livre, vous parlez d’une professeure de 57 ans, avec un travail prestigieux, qui affirme que les rares moments où elle a ressenti de la dignité au travail, c’était quand elle a poursuivi ses employeurs pour demander de meilleures conditions de travail pour ses collègues et elle-même. Dans le contexte de la Grande Démission, les gens sont-ils plus enclins à se défendre et à exiger davantage de dignité au travail ?
Il y a beaucoup de questions sur ce qui peut créer le point de rupture chez les gens, et nous ne pouvons faire que des suppositions. Mais je crois que la pandémie a levé le voile sur le travail et a démontré qu’à la fin de la journée, on ne fait pas tout ça parce qu’on cherche à donner du sens à nos vies, mais parce qu’il faut bien payer les factures. C’est devenu beaucoup plus flagrant. La pandémie a dévoilé l’exploitation aux yeux de tout le monde ; nous avons découvert que notre patron s’en fichait si on mourrait, tant que la chaîne de montage ou l’hôpital continuait de tourner. Le manque d’investissement dans des équipements de protection ou la pression que les employeurs mettent sur les gens pour les forcer à revenir sur leur lieu de travail dès que possible en sont un bon exemple. Dans de nombreux cas, le travail pouvait être “un peu pourri” avant, mais maintenant il est un peu pourri ET il met votre vie en danger. L’exemple qui me vient en tête, c’est un·e employé·e de Sephora, qui a déclaré qu’avant la pandémie, maquiller les gens toute la journée, c’était un bon travail. Mais quand la pandémie est arrivée, cette personne s’est dite : « Je ne vais pas mourir pour du rouge à lèvres. » Elle est là la différence.
La pandémie a donc accentué les mauvaises conditions de travail, et en même temps, a mis à mal les idées qu’on avait de la valeur des employés ?
Tout à fait. C’est devenu bien plus clair que votre patron s’en fiche de vous et qu’il ne peut pas se préoccuper de vous, car la nature même du système l’oblige à faire de l’argent. Or, se préoccuper de vous et faire de l’argent, c’est incompatible. Ce n’est pas juste que votre patron est un abruti. Le problème vient du système tout entier qui exige de votre patron de ne pas se préoccuper de vous, même si en réalité il se soucie vraiment de vous.
Dans le livre, vous abordez des thèmes qui s’appliquent à tous types de travailleurs, mais vous vous concentrez principalement sur les histoires de travail des femmes. Pourquoi ?
Il n’y a l’histoire que d’un seul homme c’est vrai, mais ce n’était pas vraiment voulu. C’est en partie inhérent à ces secteurs d’activité ; j’aurais pu parler à un enseignant, mais c’est vraiment un métier genré. Et c’est aussi parce que j’ai principalement rencontré des femmes. Le chapitre sur les artistes a été le plus dur à rédiger car il n’y a pas beaucoup d’écrits sur les artistes en tant que travailleurs, et les artistes qui se considèrent comme des travailleurs capables de se syndiquer sont assez rares. Donc quand j’ai rencontré Kate, que j’ai interviewé, c’était génial car elle réfléchissait déjà à ces choses-là et elle les intégrait à son activité.
Kate a eu l’idée d’utiliser l’art pour créer un espace au sein duquel les gens pourraient échanger sur la manière de réorganiser la société. Pensez-vous que les syndicats sont la meilleure manière de s’unir et de reprendre le pouvoir pour les travailleurs, ou pensez-vous que d’autres méthodes peuvent être plus efficaces ?
On doit trouver des manières d’unir les gens, de leur permettre de discuter de leurs conditions et de déterminer comment les changer. Parfois ça ressemble à un syndicat et parfois c’est très compliqué de s’en rapprocher. Plutôt qu’un syndicat, ça peut ressembler au mouvement Occupy Wall Street ou à une réunion Zoom ou à des travailleurs du secteur des jeux vidéo qui discutent des questions syndicales par casques interposés tout en jouant ensemble. La question de comment et quand rassembler les personnes est souvent la plus importante, mais les gens trouvent toujours une manière de le faire.
Finalement, pensez-vous qu’il est possible « d’aimer » un travail ? Est-ce le bon verbe ?
Il y a des jours où j’adore le mien et d’autres où je le déteste. Et je pense que ça arrive à tout le monde. Je pense que plutôt que d’être contraints d’adorer nos boulots, nous devrions être capables d’avoir toute une palette d’émotions, tout en restant conscients qu’au final, ce n’est rien de plus qu’un travail. Je ne veux pas dire aux gens ce qu’ils doivent ressentir vis-à-vis de leur boulot car je ne pense pas que ce soit le rôle de qui que ce soit, mais je pense que nous pourrions améliorer les conditions de travail des gens. Il existe plein de choses à faire pour améliorer les conditions de travail, que vous ayez un travail que vous détestez tout le temps, un travail que vous détestez parfois ou même un travail que vous aimez bien la plupart du temps.
Voulez-vous dire qu’il faut qu’on instaure plus de limites au travail ? Dans le sens où on a le droit d’adorer son travail, mais qu’il ne faut pas oublier que ce n’est qu’un travail ?
Exactement. Et on peut transformer ces limites en règles et en lois. Aujourd’hui, il y a des gens qui testent la semaine de travail de quatre jours, ça pourrait devenir un cadre juridique du travail. Car le problème des limites affectives, c’est que certaines personnes trouveront toujours le moyen de les contourner. Vos patrons peuvent toujours vous demander de faire quelque chose que vous aviez refusé de faire, mais si c’est illégal de vous le demander, vous pouvez leur répondre : « Non, je ne travaillerai pas gratuitement. » À ce moment-là, ce n’est plus un travailleur individuel qui négocie avec un patron en particulier pour essayer d’améliorer les conditions.
En tant que journaliste freelance, comment créez-vous ces limites dans votre propre vie professionnelle ?
Je n’ai pas inclus de chapitre sur le journalisme dans le livre car j’avais peur que tout le monde dise que je me plaignais de mes propres conditions de travail. Alors, oui, j’ai mes propres limites, mais elles sont finalement les mêmes que celles du livre car c’est la même histoire pour les journalistes que pour beaucoup d’autres travailleurs créatifs. On nous dit qu’on a de la chance de faire ce travail, d’être payé pour écrire. C’est génial, non ?
J’ai écrit deux livres, ce qui facilite un peu les choses car ça me donne un certain pouvoir de négociation individuelle. L’autre chose qui m’aide vraiment, c’est de discuter avec d’autres journalistes freelance, on se partage des informations et on se soutient car c’est vraiment difficile d’y arriver tout seul. Mais ce qui a vraiment rendu tout ça possible pour moi, c’est le fait d’avoir une bourse d’études. C’est principalement elle qui me permet de vivre et de travailler dans un secteur qui, lui, ne me paie pas assez pour continuer à faire ce que je fais. C’est une solution pour une poignée d’entre nous, mais elle ne peut pas s’appliquer à toutes les personnes travaillant dans ce secteur. Il existe des solutions à plus grande échelle, comme la création de syndicats de freelance dans plusieurs pays (le Freelance solidarity project chez moi aux Etats-unis ou encore le néo-syndicat indépendants.co en France par exemple), qui ont pour ambition de protéger les travailleurs indépendants et leur permettre de vivre dignement.
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Article traduit de l’anglais par Sophie Pronier ; Photos par Janice Checchio
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