Seniors en entreprise : « on ne peut pas bien vieillir sans bien travailler »

22 déc. 2023

7min

Seniors en entreprise : « on ne peut pas bien vieillir sans bien travailler »
auteur.e
Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

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Avec la réforme des retraites, nous serons nombreux à travailler plus longtemps et donc vieillir en entreprise. Pour autant, ces dernières sont-elles suffisamment adaptées pour accompagner un nombre grandissant de seniors jusqu’à la retraite ? Si certaines ont pris de l’avance sur le sujet, force est de constater que la majorité d’entre elles sont à la traîne…

« À mon âge et à cause d’un handicap, j’ai une hypersensibilité au bruit qui me pose des problèmes de concentration et de qualité d’échange au téléphone avec les clients. Sauf qu’à l’heure actuelle, ce problème n’est pas pris en compte… » Élodie (1), 62 ans, est employée dans une compagnie d’assurance. Sa situation de senior non adaptée au monde du travail actuel, elle n’est pas la seule à la vivre en silence. Ces vingt dernières années, le taux d’emploi des personnes âgées de 55 à 64 ans est passé de 32 % au début des années 2000 à 56,2 % en 2021. Dans ce contexte, la question de l’adaptation des environnements professionnels aux salariés seniors s’impose aux employeurs. « Les gens vont vieillir ensemble en entreprise, c’est la réalité. Il faut donc améliorer leurs conditions de travail » , martèle Samuel Pasquier, expert au cabinet Syndex, spécialisé dans l’accompagnement des CSE et des organisations syndicales.

Pourtant, à date, peu d’entreprises semblent réellement prêtes à accompagner convenablement les seniors. « On voit des déclarations d’intention de la part des entreprises mais on a plus l’impression qu’elles se sont réveillées avec la réforme des retraites. C’est un sujet mis sous le tapis depuis des décennies », déplore ainsi Sophie Dancourt, fondatrice de J’ai piscine avec Simone, média dédié aux femmes actives de plus de 45 ans.

Des seniors laissés sur le banc de touche

Si la compagnie d’assurance où travaille Élodie ne rechigne pas à recruter des seniors, elle constate qu’il n’y a pas de dispositifs spécifiques pour les accompagner : « Les actions viennent de ma propre initiative. Par exemple, en ce qui concerne ma retraite progressive : à partir de 2024, je vais passer d’une semaine de cinq à quatre jours. Cela ne m’a pas été proposé spontanément en interne par l’entreprise, et encore moins par le service RH. Je remercie mes collègues qui m’en ont parlé, sinon je n’aurais eu aucune information ! »

Sans adaptations, le quotidien devient pénible. C’est ce que constate Élisabeth, retraitée de 65 ans. « J’ai dû reprendre un travail en tant qu’hôtesse d’accueil parce que ma retraite est toute petite. Je travaille de 14h à 19h30, sans pause. J’ai besoin de me lever un peu au bout d’un moment, mais je ne peux pas sinon le nom du PDG est brandi comme un épouvantail* », se désole-t-elle. De son côté, Élodie a pris les choses en main puisqu’elle est à l’origine des adaptations de poste dans le process de son entreprise : « Le référent handicap a entendu mon besoin et m’a donné les commandes pour les démarches administratives. Maintenant, je m’occupe seule de mon confort au quotidien. » Elle reconnaît cependant son impuissance face aux incessantes sollicitations « urgentes » de ses collègues, qui parasitent sa concentration et la fatiguent.

Repenser l’ergonomie et les risques en entreprise

Comment mieux s’adapter aux seniors ? Sur la pénibilité, Samuel Pasquier estime que le sujet de l’ergonomie des postes est crucial : « On peut avoir des troubles musculosquelettiques à cause d’une mauvaise utilisation de la souris, une mauvaise chaise, un écran qui n’est pas placé à la bonne hauteur, etc. Il faut investir dans de l’équipement adapté. » Afin que les juniors dynamiques d’aujourd’hui ne soient pas les seniors épuisés de demain, il préconise aux entreprises de mettre en place une politique de prévention primaire en recensant les risques pour mieux les prévenir. D’autant plus que sur cette question, entre 2004 et 2019, les sorties précoces en fin de carrière ont concerné 39% des employés peu qualifiés contre 21% des cadres. Une surreprésentation derrière laquelle se trouve, entre autres, des raisons de santé. « Les accidents de travail ont un impact sur la fin de carrière. Les plus de 55 ans ont moins d’accidents de travail que les jeunes mais ceux-ci sont souvent plus graves », souligne Nathalie Bazire, secrétaire confédérale de la CGT. L’étude de France Stratégie sur la fin de carrière des seniors met justement en avant une corrélation entre départs précoces et pénibilité.

Face à son problème d’environnement de travail bruyant, Élodie estime que des mesures concrètes pourraient être mises en place. « On sait qu’à l’heure actuelle, on est capable de faire des améliorations au niveau de l’acoustique. On pourrait revenir à des choses un peu plus intimes en termes d’aménagement en s’écartant du modèle de l’open space », propose l’employée. Bien qu’elle considère le travail en équipe bénéfique et que ses missions nécessitent parfois le travail en présentiel, elle constate que le télétravail a significativement amélioré son quotidien : « *Les deux jours où je suis en télétravail, je suis plus performante parce que je suis dans un environnement silencieux et calme où je ne ressens aucune pression. » Cependant, elle n’a pas eu cet aménagement d’un claquement de doigt. « J’ai dû faire appel à la médecine du travail qui avait préconisé du télétravail mais mon entreprise à fait preuve de mauvaise volonté. Le droit est très clair pour les travailleurs RQTH. J’ai dû faire appel à un avocat et mon syndicat pour que tout se débloque. La confiance en a pris un coup* », regrette Élodie.

Sur le plan physique, il est un autre critère tout aussi oublié chez les seniors : celui du genre. Car pour les travailleuses, des difficultés particulières s’ajoutent encore. « Les femmes sont soumises à l’âgisme et au sexisme. Sur le plan de la qualité de vie au travail, il faut prendre en compte l’arrivée à la ménopause qui n’est pas du tout intégrée dans le management aujourd’hui. C’est un sujet intime qu’il est nécessaire de prendre en compte pour améliorer leurs conditions de travail », souligne ainsi Sophie Dancourt.

Travailler moins pour travailler mieux

Si nous travaillons à un âge plus avancé, est-il raisonnable de continuer à travailler à un rythme soutenu ? « Au bout de quatre jours de travail par semaine, je suis au bout de ma vie » confie Élodie. « Le cinquième jour est terrible, d’autant plus que je travaille 40 heures par semaine. La semaine de quatre jours serait une solution, à condition qu’on ne me mette pas de pression pour rattraper le cinquième jour non travaillé » esquisse-t-elle. Une réflexion que valide Amélie Favre-Guittet : sur le terrain, l’expert fait état de seniors épuisés physiquement et mentalement, ce qu’elle explique par le manque de flexibilité au niveau du rythme de travail qui doit davantage être pris en compte, mais aussi par un management qui met trop de pression sur leurs épaules. De son côté, la responsable syndicale Nathalie Bazire assure qu’une baisse du rythme de travail est nécessaire : « On ne peut pas bien vieillir sans bien travailler. Il faut se poser la question des 32 heures, de la semaine de quatre jours. »

Au-delà de la question du rythme de travail se pose donc celle de la fin de carrière. Selon Samuel Pasquier, il y a des pistes à explorer pour compenser le report du départ à la retraite. « La retraite progressive est une possibilité. Cela permet de passer à 80 % d’un temps plein avec une prise en charge partielle de l’employeur de la réduction de rémunération qui en découle. J’ai aussi vu une entreprise proposer des jours de congé supplémentaires par tranche d’âge et l’élargissement du télétravail en fonction de l’âge permettrait d’économiser le temps de transport et la fatigue », explique l’expert du cabinet Syndex.

Cependant, la question de la fin de carrière ne doit pas se poser lorsque la retraite est déjà proche. Réfléchir au sujet en amont permettrait aux salariés seniors de mieux se préparer. C’est l’idée de l’entretien de mi-carrière, que Christine, ancienne responsable RH de 55 ans, appelle de ses vœux. Une idée que partage la secrétaire confédérale de la CGT, qui estime que la séniorité se construit avant même d’être senior : « Nous souhaitons qu’un entretien soit réinstauré à partir de 45 ans pour anticiper des reconversions mais aussi pour prendre en compte le vieillissement des travailleurs afin de réduire les effets négatifs du travail sur leur santé. »

S’adapter aux seniors, ça coûte trop cher ?

Comment expliquer cette absence de prise en compte des seniors ? « Je pense que ce n’est pas la préoccupation du moment, au même titre que le handicap. Les entreprises respectent la loi et font des opérations de communication pour se donner bonne conscience », s’agace Élodie. En ce qui concerne Amélie Favre-Guittet, il y aurait des freins psychologiques, mais pas seulement puisqu’elle a pu constater que des groupes de DRH ne souhaitaient pas faire d’efforts financiers pour s’adapter aux profils seniors et les attirer.

« Le principal blocage, c’est l’argent » confirme Samuel Pasquier. « Les adaptations ne coûtent presque rien mais il faut quand même insister pour qu’elles soient mises en place. Les employeurs craignent une baisse de la productivité des salariés s’ils réduisent le temps de travail en les payant autant qu’avant. Il faudra peut-être compenser par des outils d’amélioration de la productivité, sans accroître la pénibilité. De ce point de vue, l’intelligence artificielle sera peut-être utile. »

La “chasse aux vieux”

Une chose est également certaine : si peu d’entreprises cherchent à recruter des seniors - 32% des recruteurs et 68% des DRH écartent d’office leurs candidatures selon une étude Grant Alexander - certaines cherchent en plus… à s’en débarrasser. « Certaines entreprises font de la chasse aux vieux. Elles contactent les seniors de plus de 62 ans pour les inciter à partir et les remplacer par des profils avec des salaires moindres », se remémore Christine de son expérience en tant que responsable RH. Plus cynique encore s’il fallait, 74 % des recruteurs et 82 % des DRH estiment que revoir leur salaire à la baisse en fin de carrière serait une solution pour les maintenir en poste !

Perçus comme peu productifs, inadaptés au numérique, et pas assez coopératifs avec les jeunes, les préjugés collent à la peau des seniors. « En 50 ans, on a peu avancé sur les représentations des seniors au travail. Dans les années 1970, les dirigeants d’entreprise les voyaient déjà comme une charge », explique Serge Guérin, sociologue spécialiste des enjeux du vieillissement, qui estime que les entreprises n’ont pas le choix de recruter les seniors si elles veulent éviter une potentielle pénurie de ressources humaines.

Si recrutement il y a, il sera nécessaire de prendre en compte la question de l’intensification croissante du travail. Dans une tribune pour Le Monde, l’ergonome Corinne Gaudart et le chercheur Serge Volkoff constatent que les seniors qui s’en sortent le mieux ont « des aménagements progressifs des situations de travail, des mobilités bien venues, avec une relative mise à l’abri du travail sous pression », les autres devant faire face à des problèmes de santé et à la fatigabilité jusqu’à la retraite. Certains tentent également de quitter le navire plus tôt, ou sont poussés vers la sortie, ce qui se traduit souvent par une période « ni en emploi ni à la retraite » (NER) synonyme de précarité. Selon l’Insee, 16 % des 55-69 ans sont des NER. Face à cette situation, la responsable syndicale Nathalie Bazire estime que la revendication d’une retraite à 60 ans est toujours d’actualité. Si le gouvernement a acté la réforme des retraites, reste à voir ce qu’il sortira des négociations sur le sujet des seniors entre les partenaires sociaux en mars 2024.


(1) Les prénoms des témoins ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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