“Recherche signe Taureau” : en Chine, les critères de recrutement dérapent

05 oct. 2023

6min

“Recherche signe Taureau” : en Chine, les critères de recrutement dérapent
auteur.e.s
Cindy Huijgen

Journaliste internationale

Yena Lee

Journaliste internationale

contributeur.e

Votre candidature a-t-elle déjà été rejetée parce que votre signe astrologique était incompatible avec celui du PDG ? Ou parce que le recruteur n'aimait pas votre lieu de naissance jugeant qu’il porterait malheur à l’entreprise ? En Chine, dans un pays désormais miné par le chômage des jeunes et l’ultra concurrence, ces critères peuvent désormais être des facteurs décisifs lors d’une recherche d’emploi.

Buxiang Tutou ne s’en est toujours pas remise. La jeune diplômée de 22 ans a récemment vécu deux expériences d’embauche aussi surprenantes que discriminantes. « La première fois, c’était en mars dernier lors d’un entretien d’embauche dans une entreprise de jeux vidéo » raconte-t-elle sous pseudonyme par peur de ne pas trouver d’emploi par la suite. « Après les questions personnelles habituelles, comme le fait d’avoir ou non un petit ami, le recruteur m’a demandé quels étaient mes signes du zodiaque occidental et chinois. Quand je lui ai répondu, son visage a changé d’expression. »

La candidature de Buxiang Tutou n’a pas été retenue. Sans explications fournies par l’entreprise, il est difficile de déterminer les véritables raisons derrière ce refus, mais Buxiang a découvert plus tard que certains patrons préféraient les personnes de signe Taureau ou Vierge parce que réputées plus « fiables ».

La deuxième fois, c’est un chasseur de têtes qui a dévié de la liste habituelle des questions et insisté pour connaître sa date et son lieu de naissance. « J’ai trouvé cela très étrange », se souvient-elle. Le but caché ? Réaliser une analyse de compatibilité des signes astrologiques. Seules les personnes dont le signe était complémentaire de celui du patron étaient admis à la prochaine étape.

Un taux de chômage tabou ?

Signes du zodiaque, lieux de naissance ou encore groupe sanguin sont utilisés de longue date par les entremetteurs de rencontres amoureuses afin de trouver le ou la partenaire rêvé·e. Mais certains recruteurs chinois ont également adopté ces méthodes de sélection pour trouver le salarié et collègue idéal.

Derrière ces quêtes peu scientifiques, un taux de chômage qui augmente de jour en jour. En juin dernier, la Chine a battu son record pour le 7ème mois consécutif : 21,3 % des 16-24 ans dans les zones urbaines étaient en recherche d’emploi. Deux mois plus tard, le Bureau national des statistiques de Chine annonçait qu’il cesserait tout simplement de publier les chiffres. Selon le porte-parole Fu Linghui, les enquêtes utilisées pour collecter ces données doivent d’abord être « améliorées et optimisées ».

Surtout, ces mauvais chiffres gênent les autorités. « Il semble probable que pour éviter toute inquiétude, voire des troubles sociaux, le gouvernement chinois ait décidé de s’abstenir de publier certains chiffres », avance Peter Ho, chercheur spécialiste de l’économie chinoise à la London School of Economics (LSE).

En dépit de la levée des restrictions liées au Covid 19, le pays fait face à un éventail de défis économiques. « Les opportunités d’emploi dans les secteurs qui ont jusqu’à présent fourni plus de 4/5 de l’emploi total - c’est-à-dire la technologie, l’immobilier et l’éducation privée - ont été durement touchées par les confinements durant la période ‘zéro-covid’ ainsi que par les strictes mesures de contrôle décidées par le gouvernement », détaille Peter Ho.

« Le nombre total de CV que nous voyons aujourd’hui a augmenté. L’employeur a tellement de choix qu’il peut être plus exigeant lors du processus de recrutement » - Mavis Mau, chasseur de tête

Facteur aggravant : un nombre record de nouveaux diplômés sont entrés sur le marché du travail chinois. Environ 11,6 millions de personnes ont terminé leurs études cet été, élargissant la réserve de candidats potentiels.

Dans tout le pays, les chasseurs de têtes constatent une baisse considérable des offres d’emploi. « Il était plus facile de trouver un emploi pour nos clients avant la pandémie qu’aujourd’hui », assure Mavis Mau. Habitant l’immense ville de Canton, il travaille et “chasse” principalement pour les entreprises informatiques. « Beaucoup d’entreprises sont plus prudentes lorsqu’il s’agit d’embaucher du nouveau personnel en raison des coûts. Certaines réduisent même leurs effectifs. »

Avec un marché de l’emploi morose, la concurrence devient féroce. « Le nombre total de CV que nous voyons aujourd’hui a augmenté. L’employeur a tellement de choix qu’il peut être plus exigeant lors du processus de recrutement », explique Mau.

La double peine pour les candidates

Si certains employeurs chercheront un groupe sanguin précis, d’autres privilégieront - heureusement - l’expérience ou un diplôme prestigieux. Mais pour les femmes qui ne sont plus considérées comme jeunes, il y a d’autres obstacles. « J’ai commencé à rencontrer beaucoup plus de difficultés après mes 28 ans », se souvient Veronica Yu, une Pékinoise de 31 ans. « Dès la première étape, je suis éliminée parce que mon genre ou mon âge ne correspond pas aux critères », affirme-t-elle. Une de ses connaissances lui a raconté qu’elle n’avait pas été invitée à un entretien parce que seules les candidates de moins de 27 ans étaient éligibles.

En tant que femme célibataire, trouver un nouvel emploi est de plus en plus difficile pour Yu. « Certains chasseurs de têtes sont tellement culottés qu’ils se permettent de préciser ‘homme’ entre parenthèses à côté de l’intitulé du poste. C’est tout simplement fou ! » Et lorsqu’elle décroche enfin des entretiens, on lui pose inlassablement les mêmes questions sur son état civil et… sur le fait de vouloir des enfants. « Pourquoi devrais-je informer l’entreprise de mon statut matrimonial ou de mon désir d’avoir des enfants ? Je ne comprends pas… »

Cas encore aggravant pour trouver un emploi, Yu, qui travaille dans le marketing, a dû changer plusieurs fois d’emploi au cours des dernières années. En cause : des faillites ou pire, un cas de harcèlement grave. Depuis, les recruteurs ne manquent pas de critiquer son CV rempli de trous. « Ce n’est pas parce que je suis restée avec un employeur sur une très courte période que cela signifie automatiquement qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez moi. On ne peut pas me poser cette question comme si j’étais un produit défectueux », s’énerve Yu. En Chine, paradoxalement à la situation précaire, il est de plus en plus courant pour les jeunes de démissionner, parfois au bout de quelques jours seulement. Comme partout, la jeune génération attend beaucoup de son emploi.

La superstition, une méthode démodée

Li Luojie est chargé de recrutement pour une entreprise informatique chinoise. Il reconnaît avoir entendu parler de candidats qui se sentent discriminés en raison de leur âge ou de leur genre. « Cela dépend de l’industrie. L’industrie de la tech continue d’innover, surtout maintenant avec l’intelligence artificielle. Les gens doivent être capables de faire face à cette industrie en constante évolution, et les candidats plus âgés en sont donc exclus », explique Li, qui travaille à Shenzhen, dans le sud de la Chine.

« On voit de plus en plus de ‘millenials’ et de jeunes de la ‘gén Z’ occuper des postes de direction. Lorsqu’ils embauchent, ils valorisent davantage l’expérience professionnelle et l’éducation que les relations personnelles ou les horoscopes traditionnels. » - Li Luojie, chargé de recrutement

« Il y a aussi une préférence pour les hommes » avoue-t-il. « En Chine, on a l’impression que les longues heures de travail sont moins adaptées aux femmes car ce n’est pas bien pour la vie de famille » Les Chinois travaillent en moyenne 48,7 heures par semaine. Cependant, l’industrie technologique est imprégnée d’une culture de travail surnommée ‘996’ : des horaires de travail de 9 heures à 21 heures, six jours par semaine. Une vieille blague entre jeunes ? Parler d’un emploi du temps ‘007’ : travailler sept jours par semaine, 24 heures par jour.

Dans ses critères de sélection, Li assure quant à lui appliquer des critères stricts et classiques : « seuls les candidats diplômés des meilleures universités seront invités à un entretien. » Pour lui, avoir recours à la superstition est une méthode démodée. « On voit de plus en plus de ‘millenials’ et de jeunes de la ‘gén Z’ occuper des postes de direction. Lorsqu’ils embauchent, ils valorisent davantage l’expérience professionnelle et l’éducation que les relations personnelles ou les horoscopes traditionnels. »

(Re)devenir des « enfants à temps plein »

Horoscope ou pas, le problème du chômage des jeunes n’est pas prêt de disparaître. Le magazine chinois Caixin estime que le taux de chômage des moins de 25 ans augmentera de 1 à 3 % chaque mois au cours du prochain trimestre. Pour le professeur Ho de la LSE, la situation presse mais n’est pas une catastrophe. « Bien que des inquiétudes sérieuses subsistent quant à l’économie chinoise et à son chômage des jeunes, sonner l’alarme d’un effondrement économique imminent est, je pense, extrême. »

De son côté, le gouvernement vise à créer 12 millions d’emplois cette année. Pour se faire, ce sont les municipalités locales qui doivent se remonter les manches, en recrutant 16% de fonctionnaires en plus comparée à 2022.

Pourtant, ce boost ne suffira pas pour arriver au plein emploi dans un pays où plus de 80% de l’emploi urbain provient du secteur privé.

Dans ce contexte économique, certain·e·s jeunes ont même laissé tomber l’idée de décrocher un job classique dans une entreprise… pour devenir des ‘enfants à temps plein’. Ils quittent les grandes villes pour retourner vivre chez leurs parents pour les aider à faire le ménage, les courses et la cuisine. Le tout contre un peu d’argent de poche, et un rythme de vie bien plus calme.


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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