Le syndrome de la Schtroumpfette : ce que ça fait d'être la seule femme d'une équipe
08 févr. 2024
6min
Une femme pour… un village entier. C’est le sort de la Schtroumpfette dans la célèbre BD. Une répartition des genres inégalitaire que l’on retrouve dans certains secteurs d’activité où les hommes surplombent les effectifs. Avec parfois moins de 10% de salariées au féminin, les Schtroumpfettes des temps modernes doivent jouer des coudes pour se frayer un chemin.
Dans la célèbre bande dessinée de Peyo, la Schtroumpfette est l’unique personnage féminim au sein du village des Schtroumpfs. Sa raison d’être ? Son genre. Belle, gentille (et capricieuse #stéréotype), elle a été créée par le diabolique Gargamel pour semer la pagaille au sein des petits hommes bleus, tous censés tomber amoureux d’elle. Ainsi, dans la fiction, quand tous les autres personnages sont dotés de traits de caractères forgeant leur personnalité (Schtroumpf paresseux, grognon, costaud, cuisinier…), elle est juste… une femme. Si l’œuvre date des années 60, elle est loin d’être un exemple isolé dans la pop culture, comme l’a analysé la critique américaine Katha Pollitt dans une tribune publiée dans le New York Times en 1991 : « Les films et séries télévisées ont souvent seulement des personnages masculins, ou sont organisées selon ce que j’appelle le syndrome de la Schtroumpfette : un groupe de copains, accompagnés d’une seule femme, en général définie de manière stéréotypée… Le message est clair : les garçons sont la norme, les filles, la variation ; les garçons sont centraux quand les filles sont à la périphérie ; les garçons sont des individus, alors que les filles sont des stéréotypes. Les garçons définissent le groupe, son histoire et ses valeurs. Les filles existent seulement dans leur relation aux garçons. »
Si le « Syndrôme de la Schtroumpfette », désigne cette tendance à sur-représenter les hommes au détriment des femmes dans les œuvres de fiction, quant est-il du monde du travail ? Bien sûr, dans bon nombre de secteurs d’activité, les équipes sont mixtes, mais que se passe-t-il dans les univers professionnels à forte dominance masculine ? Les femmes minoritaires évoluant dans ces milieux, peuvent-elles faire valoir leur place, leur compétence, leur ambition au même titre que leurs homologues masculins ? Ou sont-elles, elles aussi, ramenées sans cesse, à leur statut de « Schtroumpfette » de l’open-space ?
Les deux pieds en misogynie
Que ce soit sur les bancs de son école d’ingénieur ou lors de ses premiers pas dans le monde de l’entreprise, Delphine (1) a longtemps évolué dans des univers dominés à 90% par des effectifs mâles : « Déjà pendant mes études, je m’étais forgée une carapace tout terrain, ou plutôt adaptée au terrain masculin, celui dans lequel j’évolue en tant qu’ingénieure informatique. » Une différence de genre qui ne l’a pas empêché de s’intégrer parmi ses pairs, quitte à modifier quelque peu son attitude pour y arriver. « À force d’être tout le temps entouré d’hommes, consciemment ou inconsciemment, tu finis par adopter leurs codes. Au début, je riais à leurs blagues lourdes par mimétisme, pour faire partie de leur groupe. Et puis un jour, je me suis surprise à faire moi-même ce genre de blague ! » Une stratégie d’adaptation fréquente selon Lucile Quillet, experte de la vie professionnelle des femmes du Lab Welcome to the Jungle, pour qui « se forcer à rire à une blague sexiste pour ne pas faire la rabat-joie » fait parti des actions qu’on développe pour « survivre » dans un espace non inclusif. Elle rappelle que « travailler avec des hommes, dans une ambiance d’hommes, est un challenge supplémentaire pour ces professionnelles ». Surtout en début de carrière, comme Hiba, qui à 22 ans a intégré le musée national de l’Armée en tant que responsable des relations publiques. Une Schtroumpfette qui détonnait dans les rangs serrés des bureaux à l’ambiance militaire. « Piloté par un général parachutiste trois étoiles, les rares femmes employées au musée étaient cantonnées à des rôles opérationnels. Dès qu’on montait dans la hiérarchie, il n’y avait plus que des hommes. En tant que cheffe de ma division, j’étais la seule cadre féminine assise à la table des réunions. » La seule aussi à entendre les remarques misogynes de ses confrères très « vieille école » qui ne s’en privaient pas :
« Une fois, ils se plaignaient de l’homme de ménage qui nettoyait nos bureaux. Le problème venant du fait que c’était un homme bien sûr alors que c’est un job de gonzesse ! Heureusement, devant ma mine déconfite, le secrétaire général qui avait de l’autorité, a calmé le jeu, faisant cesser les rires gras. »
Et quand on ne s’offusque pas de leur présence, il est fréquent qu’on rappelle à ces femmes - au cas où elles auraient oublié - , leurs conditions féminines. « Le directeur du musée me saluait dans les couloirs en me disant “bonjour jeune femme”. Je n’avais ni prénom ni nom, car je n’étais pas mariée. » Un statut marital qui a également été rappelé à Delphine, qui, alors qu’elle était en couple avec un collègue de la même entreprise, avait semble t-il perdu son libre arbitre : « J’ai exprimé mon désaccord sur un projet, et mon manager m’a rétorqué “tu es contre car ton conjoint est contre”. Sciée, je lui ai rétorqué que comme on n’était plus en 1944, j’avais le droit de vote et même mon propre pouvoir de décision. Il s’est confondu en excuses. » Une réaction saine pour notre experte, qui rappelle la nécessité d’exprimer le fond de sa pensée devant ce type d’agissement : « Il ne faut pas hésiter à pointer du doigt explicitement le caractère sexiste de la remarque pour mettre l’auteur face à ses responsabilités. » Et pour ne pas paraître trop cassante, elle recommande, à l’instar de Delphine, d’opter pour un trait d’humour « ça fait toujours mieux passer la pilule ».
Suspicion d’incompétence
« En réunion, c’est arrivé plusieurs fois qu’on me dise : “là on va parler technique, tu peux sortir” », raconte Delphine, qui doit-on le rappeler, est ingénieure en informatique. Des remarques désobligeantes fréquentes qui poussent ces femmes faisant figure d’exception, à tout le temps prouver leur compétence, bien plus que leurs homologues masculins de même niveau.
« Clairement, je compensais en cravachant davantage que mes collègues, se remémore Delphine. Je voulais être irréprochable, qu’on ne puisse pas jamais m’attaquer sur la qualité de mon boulot. » Tout comme Hiba, qui pour faire sa place, a opté pour la stratégie de la bonne élève, version acharnée : « Je ne faisais pas de vague et j’abattais une quantité énorme de travail, j’étais la dernière à partir lors des événements, je ne rechignais pas à bosser le weekend… C’est ainsi que j’ai affirmé ma posture. »
Un sur-engagement qui peut mener à l’épuisement alerte Lucile Quillet. À toutes les femmes qui sont dans une situation similaire, elle conseille de ne pas courir derrière l’approbation de tous leurs collègues masculins. « Pas besoin de refaire vos preuves et d’être adoubée par tous pour bien être certaine que, vraiment, c’est ok, “tout le monde est d’accord que j’ai bien ma place ici même si je suis femme ?”, ironise la coach. Vous n’avez rien à démontrer, vous n’avez pas à vous excuser, à justifier d’être là, à gagner leur estime, ni à vous faire accepter. Vous êtes là, c’est tout, c’est à eux de l’accepter et de respecter votre légitimité. »
Point de sororité
Quid du soutien des (rares) consoeurs ? Dans le cas de nos deux témoins, il n’est pas venu. « Honnêtement, comme mon but était d’être respectée et considérée pour ma personne, je n’ai pas fait chercher à créer un groupe avec les autres salariées », analyse Delphine. Pour l’ancienne communicante du musée de l’Armée, pire que du non-soutien de la part des salariées, elle a eu droit a de la fausse bienveillance, celle trempée dans l’acide : « Lors de ma deuxième semaine de prise de poste, des collaboratrices sont venues me voir pour soi-disant m’alerter : “Fais attention avec ton manager. T’es mignonne, faudrait pas qu’on te prenne pour la catin du bureau.” » Une belle incarnation de la rivalité féminine institutionnalisée que l’on retrouve hélas, dans bon nombre d’organisations. Comme l’a étudié Racha Belmehdi dans son essai Rivalité, nom féminin (éd Favre, 2022). Elle développe l’idée que, insidieusement, les femmes répètent un schéma de mise en concurrence perpétuelle entre elles pour savoir qui est la meilleure. Un schéma qu’il faudrait pourtant penser à briser :
« Les hommes aussi sont en rivalité, mais pour eux, c’est dans le désir de s’affirmer. Quant aux femmes, force est de constater que c’est pour en déprécier l’une par rapport à l’autre », analyse l’autrice dans les colonnes de Forbes, invitant à concevoir la sororité comme un « outil » au service du collectif.
Malgré les embûches, nos deux témoins ont réussi à briller à leurs postes. Si Hiba a changé de voie et évolue désormais dans un environnement professionnel mixte, Delphine a gravi les échelons dans son domaine et occupe désormais un poste de manager. Bien qu’à l’aise dans cette ambiance masculine, elle est régulièrement assailli par le doute : « Je me demande à chaque changement de poste : “Ai-je été embâuchée ou promue parce que je suis femme ?” » Avec en sous texte, le besoin des entreprises de faire de l’affichage en plaçant davantage de femmes à des postes de manager. Femme quota ou pas, sa montée en compétences et son expérience atténuent peu à peu ce sentiment. Surtout, désormais manager, elle ne veut pas que ses consoeurs se laissent envahir par ce genre de pensées : « Je rappelle bien à mes salariées qu’elles sont là pour leurs compétences et rien d’autre, et qu’elles n’ont pas à démontrer leur légitimité en permanence. » Si les lignes bougent lentement, elle espère que de plus en plus de femmes vont se diriger vers les filières techniques et scientifiques, atténuant cette domination des effectifs masculins. Et pour celles qui débutent aujourd’hui, elle se veut rassurante : « #Metoo a changé la donne en entreprise. Les remarques que j’ai entendues il y a quelques années ne passent plus aujourd’hui ou en tous cas, sont davantage dénoncer ». Rendant l’environnement professionnel, on l’espère, plus inclusif, pour la nouvelle génération de Schtroumpfettes.
(1) Le prénom a été changé pour garantir l’anonymat de la personne
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