Talents à haut potentiel : comment les repérer et les manager ?
03 juin 2024
7min
Le terme « talent », ou haut potentiel, a pris une place prépondérante dans le vocabulaire du monde professionnel. Les spécialistes en ressources humaines l'ont adopté dans leurs stratégies dites de « gestion des talents » ou de « talent management ». Toutefois, des incompréhensions, voire des dissonances, persistent autour de ce terme : qui sont exactement ces talents ? Quels critères permettent de les distinguer ? Est-il judicieux de les différencier des autres, au risque de générer des tensions ?
Haut potentiel, talents, mais de quoi parle-t-on au juste ? Le concept de « talents » revient à Steve M. Hankin de McKinsey, qui a introduit l’expression « guerre des talents » en 1997 dans une recherche menée sur le sujet. Cette notion a ensuite été popularisée par la publication du best-seller The War for Talent en 2001, co-écrit par Ed Michaels, Helen Handfield-Jones et Beth Axelrod, également consultants chez McKinsey. Ce livre met en lumière les « grands talents managériaux », en les décrivant comme possédant un esprit stratégique aiguisé, des capacités de leadership remarquables et une maturité émotionnelle significative. Des recherches ultérieures, comme celles réalisées par Sanne Nijs, Eva Gallardo, Nicky Dries et Luc Sels en 2014, ont proposé une vision du talent comme la capacité d’une personne à exceller de manière constante ou à surpasser ses pairs par un engagement intense dans son activité.
Derrière la notion même de haut potentiel se cachent d’autres défis mis en lumière dans une recherche entreprise par la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l’EM Normandie, intitulée « Talent d’Achille : pourquoi les cadres ne croient pas en leur talent ». La perception du talent varie considérablement en fonction des groupes interrogés au sein de l’entreprise. Jean Pralong, professeur spécialisé en RH et gestion des carrières, et titulaire de la chaire, souligne l’objectif de l’étude : démystifier « l’imaginaire des talents ». La majorité des cadres (55,95 %) voit le talent comme une ressource rare et non évolutive. En clair, c’est le diplôme qui prédit la capacité à être perçu comme un talent, plutôt que la performance en poste et la qualité réelle du travail fourni. Ceci génère des comportements d’auto-élimination sur des postes ou des formations.
Ces perceptions contrastent avec celles des professionnels RH et des dirigeants. Les trois quarts d’entre eux affichent une vision plus inclusive : pour eux, le talent se développe, c’est donc une compétence à construire. Ils l’utilisent même comme synonyme de collaborateur. Ils reconnaissent alors l’importance de développer les talents déjà présents dans l’organisation, et non pas seulement de chercher à attirer des talents externes.
Face à cet imbroglio sémantique, des questions RH fondamentales émergent : sur quels critères détecter les fameux hauts potentiels ? Faut-il préférer une approche plus ouverte ? Qu‘est-ce que cela implique en matière de recrutement, de RH et de management ? Comment garantir l’équité quand on adopte des trajectoires spécifiques d’accélération pour les hauts potentiels ? Bref, l’adaptation de la Parabole des talents version RH est lancée.
Les environnements « haut potentiel friendly » existent-ils ?
Ludovic Girodon, expert du Lab et auteur du best-seller Dream Team (2019), a interviewé des centaines de RH et DG pour son livre. Il ressort notamment trois caractéristiques de la notion de haut potentiel : « Il y a le côté “Saint-Bernard” caractérisé par une volonté de servir les autres, de comprendre leurs besoins et de fournir des retours constructifs pour aider à leur progression. On constate aussi l’esprit “Poil à gratter” qui permet de challenger les idées reçues et de pousser l’organisation dans la bonne direction, souvent grâce à un esprit de contradiction constructif. Ensuite, l’aspect “couteau suisse” : autonome, c’est un collaborateur qui montre une capacité supérieure à la moyenne d’étendre ses responsabilités au-delà de sa fiche de poste. »
Selon l’auteur, ce type de personne excelle dans les situations complexes, « ce qui en fait des candidats idéaux pour des rôles de management ». Ce type de profil est donc essentiel pour lever les obstacles au sein de l’équipe, remettre en question l’existant et favoriser l’entraide. « Il est crucial d’identifier ces individus et de leur proposer rapidement des postes de gestion d’équipe », ajoute Ludovic Girodon. Or, selon la culture de l’entreprise et ce qui est valorisé en interne en termes de valeur, de comportement et d’organisation, un haut potentiel pourra ou non déployer ses talents. « Les scale-ups sont des milieux agiles, ce qui est propice aux hauts potentiels. Là où il y a beaucoup de processus, cela peut, au contraire, les brider », souligne-t-il encore.
Chez Saint-Gobain, le programme « Saint-Gobain Talents » existe depuis 2005. « Ce dispositif mondial vise à identifier et à gérer les 17 % de talents à l’échelle du groupe de manière uniformisée », explique Isabelle Bonhomme, directrice du développement RH et de l’acquisition de talents du groupe. Les critères d’évaluation se concentrent sur la performance et le potentiel, observés lors des « people reviews », incluant des perspectives multiples avec différents métiers et les équipes RH. « On regarde notamment l’aptitude à travailler de manière transversale, de la distribution à l’industrie ou dans un contexte international », explique-t-elle. Les hauts potentiels intègrent une trajectoire d’évolution accélérée au sein de la « Saint-Gobain University », bénéficiant de formations spécifiques et de programmes destinés à développer leur réseau à l’échelle mondiale. Des « graduate programmes » sont également proposés dans des domaines tels que la finance et bientôt l’industrie, afin d’attirer les jeunes talents et de les intégrer dans le développement futur du groupe.
« Ce n’est pas toujours simple de manager des talents. La question de la transparence se pose : faut-il communiquer clairement sur la nature et les objectifs du programme avec le risque d’attiser des questionnements de la part des autres collaborateurs ? », confie Isabelle Bonhomme. Si l’approche était relativement confidentielle auparavant, aujourd’hui, il y a un effort interne pour rendre ces processus plus explicites, « avec l’idée que le statut de talent n’est pas un acquis. Il peut changer selon l’évolution des besoins individuels et des performances ». Puis, pour améliorer la communication et démocratiser la notion de talent, la DRH a introduit une nouvelle initiative cette année : les « RDV carrière ». Il s’agit d’un « chat » en direct, durant lequel les employés peuvent obtenir des explications détaillées sur les programmes et poser toutes leurs questions.
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Recrutement des HP : 4 points d’attention à ne pas éluder
Marie-Sophie Zambeaux, experte en recrutement et membre du Lab met en avant 4 points d’attention pour recruter efficacement des profils à haut potentiel (HP) et éviter les dissonances RH.
Conseil n°1 : définir votre vision et vos critères d’un talent à haut potentiel
« Il s’agit d’établir des critères clairs et des typologies de hauts potentiels adaptés aux besoins et à la culture de chaque entreprise », précise Marie-Sophie. On peut notamment se référer à quelques compétences comportementales clés issues du World Economic Forum, dans son rapport de 2016 : la résolution de problèmes complexes, la pensée critique, la créativité, la gestion des personnes, la coordination avec les autres, l’intelligence émotionnelle, la prise de décision ou encore la flexibilité cognitive.
En parallèle, il est important de mener un travail de cartographie pour comprendre les différentes catégories de HP existants et ceux nécessaires à l’organisation. Les « tagger » dès le recrutement permet de leur proposer un suivi sur-mesure et adapté à leur célérité d’apprentissage.
Conseil n°2 : adapter votre stratégie de recrutement
« Présenter clairement dans les offres d’emploi les valeurs de l’entreprise, la culture de l’écoute et les possibilités de développement offre une vitrine pour attirer ce type de profils », souligne Marie-Sophie Zambeaux. Ceci implique de bâtir des trajectoires de développement adaptées aux besoins individuels des HP, sans les confiner dans des cases préétablies : graduate programme, rotation des postes, découverte de nouveaux métiers, job-crafting… Quant au processus de recrutement en lui-même, trois mots d’ordre sont à retenir : à savoir la clarté de la démarche (temps, différentes étapes…), une très bonne préparation des entretiens (démontrer que l’on a travaillé le dossier) et de la cohérence à chaque étape (pas de fausses promesses).
Conseil n°3 : bien évaluer et sélectionner les talents à haut potentiel
Selon notre experte, l’enjeu consiste à éviter la reproduction des schémas élitistes. C’est pourquoi elle préconise l’utilisation de méthodes d’évaluation qui ne favorisent pas uniquement un certain « capital culturel », mais qui apprécient des compétences diverses. « L’idée est d’intégrer des approches variées pour évaluer à la fois les compétences techniques et les soft skills, notamment la capacité à remettre en question et à innover. Cela passe par des questions comportementales et situationnelles, mais aussi par des études de cas », pose Marie-Sophie. Ces outils permettent de détecter, entre autres, leurs manières d’aborder une problématique et d’y répondre de manière holistique.
Conseil n°4 : assurer la cohérence entre les promesses et les actes
Attention aux incohérences entre les discours de façade et l’expérience collaborateur, alerte Marie-Sophie Zambeaux. « Assurez-vous que la culture d’entreprise et les pratiques managériales sont prêtes à accueillir et à accompagner ces profils. S’il est notamment impossible de contester et de challenger certaines décisions, il est inutile de recruter des HP ! » Ceci induit la mise en place d’un management flexible et ouvert : « Favorisez une culture et un leadership qui encouragent l’autonomie et la prise d’initiative, grâce à une forme de sécurité psychologique. »
Management des HP : le délicat équilibre entre individualisation et équité
Conseil n°1 : former vos managers
Ludovic Girodon corrobore le dernier point de Marie-Sophie Zambeaux en insistant sur le rôle des managers : « Une bonne gestion commence par éviter le micro-management et implique une approche proactive de la part des managers, qui sont en première ligne pour identifier ces talents. Ce travail de détection requiert également une démarche structurée, initiée par la direction et orchestrée par les DRH. » En ce sens, la sensibilisation des managers à l’importance des hauts potentiels est fondamentale. Des outils comme l’entretien annuel sont essentiels pour évaluer et discuter des performances et aspirations individuelles. « Un aspect souvent négligé mais vital est l’importance de la perspective de carrière pour ces individus. Le manque de projection peut rapidement mener à une démotivation et à un départ de l’entreprise. »
Conseil n°2 : créer un suivi RH spécifique
Davantage, Ludovic Girodon recommande de développer une catégorie spécifique dans le suivi RH pour les hauts potentiels, à l’instar de Saint-Gobain, permettant de les intégrer dans des programmes de développement exclusifs. Ces trajectoires doivent inclure des contenus sur mesure, des ateliers de co-développement, des formations spécialisées et des échanges sur des sujets stratégiques, enrichissant ainsi leur parcours professionnel. « Offrir des opportunités d’échange avec d’autres hauts potentiels et d’implication dans des projets d’envergure peut aider à maintenir leur engagement. » Quant au risque de jalousie ou d’inégalité perçue par autrui, Ludovic Girodon s’exprime sans ambages : « Nous avons chacun nos forces et nos failles : l’équité, c’est être capable d’offrir une approche RH individualisée en fonction du niveau de chacun. Sans cette approche différenciée, on risque de perdre des talents stratégiques qui demeurent un atout incommensurable pour l’entreprise. »
Conseil n°3 : s’adapter aux nouvelles aspirations
Les innovations en termes de programmes RH pour les hauts potentiels sont indispensables face aux transformations sociétales. Un défi sociétal relevé par Isabelle Bonhomme est celui des nouvelles générations : « Les cycles pour devenir et évoluer en tant que talent sont encore longs au sein du groupe, alors qu’aujourd’hui les jeunes sont en attente d’évolution plus rapides. Ceci génère de la frustration et des risques de départ. » Des programmes intermédiaires et locaux sont donc en train d’émerger pour offrir plus de flexibilité et d’agilité.
En outre, la DRH aimerait proposer des parcours plus participatifs, sous la forme de campagnes ciblant spécifiquement des populations telles que les femmes, pour encourager certains salariés moins visibles à participer à des programmes d’accélération internes. « Cela permettrait l’émergence de profils atypiques ou de ceux moins disponibles en raison de responsabilités parentales, et viserait à adapter les programmes aux défis contemporains tout en promouvant une plus grande équité. »
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Article rédigé par Laure Girardot et édité par Mélissa Darré, photo Thomas Decamps.
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