Tabac, écrans, alcool : comment le télétravail favorise les addictions
24 nov. 2020
7min
Journaliste @Welcome to the jungle
Se griller une cigarette en pleine réunion, boire un verre de vin en finissant un dossier ou répondre à un e-mail pro à 3h du matin, dans l’intimité du télétravail, ces comportements nocifs (et proscrits en entreprise !) pourraient bien être devenus banals. Selon une étude d’opinion Odoxa pour G.A.E Conseil, publiée en novembre 2020, les pratiques addictives (nouvelles ou renforcées), seraient en effet en hausse chez les télétravailleurs. Tabac (+ 75%), alcool (+66%), cannabis (+55%), anxiolytiques (+22%) mais aussi hyperconnexion (+79%) et workaholisme (+61%)… Pour Alexis Peschard, « toutes les addictions augmentent du fait du télétravail pour les salariés, déjà rendus vulnérables sur le plan psychologique par la crise sanitaire. » Addictologue, il est le président de G.A.E Conseil, un cabinet spécialisé dans la prévention des addictions au travail. Il analyse pour nous les résultats de cette étude et ce phénomène en expansion.
75% des Français jugent que les salariés ayant une addiction risquent de la voir s’aggraver du fait du télétravail. Comment l’expliquer ?
En levant toutes les contraintes spatio-temporelles de l’entreprise, le télétravail favorise la consommation ou les comportements addictifs car les salarié·e·s ont beaucoup moins de limites. Mais surtout, il met à mal le lien social et les addictions sont une maladie du lien social.
Chez les personnes qui ont déjà des troubles de l’usage ou des comportements “à risques” addictifs, il agit comme un accélérateur. C’est le cas par exemple de Pascal, que nous suivons au cabinet. Cadre dans le BTP, il a totalement basculé dans l’alcool au passage en télétravail lors du premier confinement. Avant cela, il en consommait, mais toujours en dehors des horaires de boulot. Affranchi du regard des autres, le quarantenaire divorcé a chuté dans cette addiction, jusqu’à ce matin d’avril où il s’est présenté ivre à une réunion d’équipe en visio à 9h du matin. Il était alors persuadé qu’à distance, personne ne remarquerait son état d’ébriété. À la fin de cette réunion, il a continué à boire, et n’a pas pu assister aux deux autres réunions de sa journée. Cela a été un déclencheur pour son manager qui, dès le lendemain, a demandé sa prise en charge par notre cabinet. L’absence de cadre et l’isolement dû au télétravail ont en quelque sorte provoqué sa chute.
Plutôt que le télétravail, n’est-ce pas plus globalement la crise sanitaire et les confinements qui engendrent une telle situation ?
Les deux sont intimement liés. Pour un distinguo très clair entre ces facteurs, il aurait fallu comparer des chiffres sur le télétravail hors confinement et hors crise. En l’état actuel, il est impossible de totalement décorréler les deux car le télétravail s’est imposé massivement en même temps que les contraintes du confinement.
D’après nos résultats, 41% des salariés et 47% des managers considèrent que les pratiques addictives sont plus fréquentes en télétravail.
Votre étude reste une étude d’opinion. En quoi permet-elle tout de même d’approcher la réalité de ces comportements invisibles ?
Mener à bien des études sur la consommation directe des produits est très compliqué, notamment à cause des problématiques liées à la législation RGPD (le règlement général sur la protection des données, ndlr). Les 3 000 personnes (panel représentatif selon la méthode des quotas) interrogées dans notre étude, l’ont été à propos de leur consommation personnelle mais aussi de celle de leur entourage professionnel. D’après nos résultats, 41% des salariés et 47% des managers considèrent que les pratiques addictives sont plus fréquentes en télétravail. Des chiffres qui confirment la tendance relevée par l’observatoire français des drogues et de la toxicomanie pendant le confinement, et qui corroborent également ce qui est observé en milieu hospitalier.
Quelles sont les addictions les plus favorisées par le home office ?
La première pratique c’est l’hyperconnexion et l’addiction aux écrans, pour des raisons évidentes, d’autant plus lorsque nous sommes confinés. En deuxième, c’est le tabac : certains télétravailleurs ne prennent même plus la peine de sortir sur leur balcon, ils fument à l’intérieur, parfois même pendant des réunions en visioconférence ! Une pratique que l’employeur ne peut pas interdire car les salariés ne sont pas sur leur lieu de travail. Ce qui n’est pas le cas de l’alcool, qui arrive en troisième et qui lui est totalement proscrit à partir du moment où il est consommé sur le temps de travail des employés. Au même niveau que l’alcool, il y a l’addiction au travail, et un petit peu derrière, il y a le cannabis et enfin les médicaments psychotropes (anxiolytiques et somnifères principalement).
Vous mettez en garde contre l’hyperconnexion : confinés, entre le télétravail et des loisirs qui se résument à Netflix, on a vite fait d’exploser le nombre d’heures passées devant l’écran… À partir de quel moment bascule-t-on ?
Malheureusement, il n’existe pas de références précises pour le définir, comme un critère de temps passé par exemple. Sur le terrain, les addictologues constatent bien les dégâts de l’hyperconnexion mais elle n’est pas encore reconnue comme une maladie ou une addiction à proprement parler par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé, ndlr). Ce sont des pratiques nouvelles et on manque encore de recul.
Pour déterminer si l’on est face à une addiction, on va s’interroger sur ce que la personne recherche en passant autant de temps connectée : est-ce de l’évasion ? Une sensation d’oubli ? On sait que l’ennui et la solitude sont les deux premiers critères qui poussent vers les pratiques addictives. Et on analyse les effets de cette attitude à risques qui peut pousser à se couper des relations sociales, même virtuelles, brouiller le rythme de sommeil, adopter une mauvaise alimentation… Dans les formes les plus graves, cela peut conduire à une dépression ou une exclusion du travail.
Même topo pour le workaholisme ?
Oui, là aussi ce sont des critères extérieurs qui vont éclairer les addictologues. On a eu, par exemple, le cas d’un salarié plongé dans le boulot qui avait perdu toute notion du temps : il avait ainsi enchaîné une journée, une nuit et une demi-journée de travail, sans dormir ni faire de pauses. En télétravail, iI est vraiment essentiel de s’imposer un rythme avec des horaires de début et de fin, une vraie pause déjeuner et un moment où l’on va se déconnecter de l’ordinateur. Il faut essayer d’appliquer les mêmes règles qu’en entreprise.
Pour aider un collborateur, je recommande de s’appuyer sur des exemples concrets relatifs à son travail : son changement de comportement, la baisse de ses résultats, pour mieux faire accepter la problématique addictive.
Qui sont les travailleurs les plus à risques ?
De fait, 74% des personnes qui ont accès au télétravail sont des cadres, donc les cadres sont plus touchés mais pour une raison systémique. À part ça, il y a autant de profils de personnes que d’addictions ! Et certaines pratiques addictives contredisent les idées reçues qui circulent, comme par exemple, celle qui voudrait que la cocaïne soit essentiellement consommée dans le milieu de la finance, par des traders, alors qu’en réalité ce sont chez les artisans et les professions libérales que la consommation est la plus importante, c’est même le double des cadres.
Alors que nous sommes tous à distance les uns des autres, comment aider un collègue que l’on soupçonne en proie à une addiction ?
La première chose à faire, et même si c’est évidemment délicat, c’est d’aborder le sujet avec son collaborateur afin qu’il prenne conscience de son addiction. Et pour le faire, je recommande de s’appuyer sur des exemples concrets relatifs à son travail : son changement de comportement, la baisse de ses résultats… Le but est d’objectiver ce qui se passe au travail, pour mieux faire accepter la problématique addictive. Ensuite, il faut l’encourager à se diriger vers des ressources spécialisées : le site Internet addictaide (qui permet de s’autoévaluer sur les addictions, ndlr), la médecine du travail, les structures de soin pour traiter les addictions, les numéros verts, ou encore des cabinets spécialisés comme G.A.E.
Et s’il est vrai que l’éloignement des collaborateurs n’est pas idéal pour venir en aide à un travailleur dépendant (72% des managers considèrent qu’il est plus difficile d’aborder le sujet en télétravail), il n’en reste pas moins qu’il y a urgence à agir : on ne doit pas attendre un retour sur site pour s’emparer du problème.
Dans un tel contexte, quel rôle pour les managers ?
Ils ont un rôle clé. Premièrement, ils doivent rappeler les règles du règlement intérieur qui s’exportent au domicile des salariés, préciser les modalités sur le droit à la déconnexion et rappeler toutes les bonnes pratiques liées au full remote. Ensuite, ils doivent former et accompagner leurs équipes sur le bon usage des outils (messagerie instantanée, outil de visioconférence, documents partagés…) mis à leurs dispositions dans le cadre du télétravail, car un nombre sous-estimé de salariés maîtrisent mal ces outils et en souffrent. Enfin, ils doivent se former à la détection et à la prévention des addictions à distance, à la fois pour identifier les risques et en même temps pour les prévenir et mieux accompagner leurs collaborateurs.
L’aggravation des addictions se fera de manière moins brutale que lors du premier confinement, mais davantage dans la durée.
Comment vient-on à bout de ces addictions ?
Cela nécessite une prise en charge d’un an en moyenne, par une équipe pluridisciplinaire qui comprend un médecin, un psychologue et un patient-expert en addictologie, c’est-à-dire un ancien patient qui a vaincu ses addictions et qui est abstinent depuis au moins cinq ans. Après un travail motivationnel qui va donner envie au salarié de guérir, et un bilan médico-psychologique, vient le sevrage. Une étape qui, contrairement aux idées reçues, se fait rapidement et sans difficultés : au cabinet, nous privilégions le sevrage en ambulatoire afin de maintenir les salariés à leur poste et ne pas les couper de leur travail. Suite à cela, s’engage la partie la plus délicate de l’accompagnement : le rétablissement et la sobriété. Tout au long du processus, une relation de confiance se construit grâce aux échanges quotidiens avec nos patients, échanges qui se font en visioconférence depuis la pandémie.
Y-a-t-il une spécificité quant aux pratiques addictives de ce deuxième confinement ?
Leur principale particularité c’est qu’elles s’inscrivent dans le temps. L’aggravation des addictions se fera de manière moins brutale que lors du premier confinement, mais davantage dans la durée. La généralisation du télétravail dans les mois et années à venir est un terreau favorable à l’émergence de ces nouvelles pratiques chez des patients qui n’étaient pas concernés il y a encore quelques mois. Il y a urgence à mettre en place des actions de prévention au sein des entreprises pour arriver à enrayer le phénomène.
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