M. Leiter : « Le burnout est un problème relationnel entre l’humain et son travail »

20 sept. 2023

7min

M. Leiter : « Le burnout est un problème relationnel entre l’humain et son travail »
auteur.e
Nicky Charles Peters

Journalist and editor

contributeur.e

Le mot est apparu dans le vocabulaire courant durant les années 1970. Cinquante ans plus tard, le burnout est devenu la maladie d’une époque. Aux États-Unis par exemple, le stress professionnel coûte chaque année des centaines de milliards de dollars à l’économie publique et privée. Il a même été désigné comme l’une des principales causes de la vague de démissions sans précédent qui a secoué l’année 2021. Mais que veut dire « burnout », au juste ? Qu’est-ce qui le distingue de l’épuisement ou de la dépression ? Où se trouvent les marges de manoeuvre pour l’éviter ou l’endiguer ?


Pour le savoir, nous avons rencontré, Michael Leiter. Ce professeur en psychologie à l’université canadienne d’Acadia a consacré plus de 40 années à l’étude du burnout, comment l’identifier, le combattre. Dans un nouvel ouvrage, The Burnout Challenge: Managing People’s Relationship with Their Jobs (non traduit, ndlr), il revient, avec sa co-autrice Christina Maslach, sur des décennies de données scientifiques et dégomme un premier mythe : non, on ne peut pas s’en sortir tout seul. Sur 270 pages étayées par des preuves et démonstrations, les deux auteurs expliquent ce que les managers peuvent faire pour favoriser une meilleure santé et plus de productivité au travail. Ils posent aussi les fondations d’une (r)évolution à plus grande échelle.

Le burnout est votre thème de travail depuis plusieurs années, pourquoi sortir ce livre maintenant ? Votre compréhension du phénomène a-t-elle évolué au fil du temps ?

Christina - Maslach, la co-autrice ndlr. - et moi travaillons sur le burnout depuis les années 1980, et ce livre est comme une grande synthèse de tout ça. Nous lisons beaucoup de choses au sujet du burnout, accolé à des mots comme « résilience », ou que « si on est un minimum costaud, la question du burnout ne se pose pas ». Ce n’est pas exactement notre point de vue. Pour nous, c’est un problème de santé. Le burnout se rapproche d’une crise existentielle au travail. Pour cette raison, il nous paraît plus utile de l’envisager comme un problème relationnel. Ici, la relation d’une personne avec son travail.

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Même avec un management très correct, les gens peuvent se prendre des murs ou des nids de poule à un moment donné. Il faut donc se demander ce qui se passe entre la personne et son environnement professionnel tel qu’il est. L’être humain est compliqué, l’entreprise en tant que lieu de travail est compliquée. Autant vous dire qu’il y a de grandes chances que les choses partent de travers entre ce qu’espère le salarié et ce qu’attend l’entreprise. Dans le livre, nous développons l’idée que le burnout est une sorte de panne relationnelle entre une personne et son travail. Envoyer les gens voir un psy n’est pas la solution la plus pragmatique, pas plus que de vouloir transformer l’entreprise en lieu parfait pour tout le monde. Aucun salarié ne ressemble à l’autre, donc l’enjeu se pose plutôt sur la flexibilité offerte, la conscience des problèmes et la réceptivité du management. La question, c’est de savoir comment on gère les choses. Nous avons senti que le moment était tout à fait propice à la sortie d’un livre sur le sujet.

Vous évoquez le burnout comme un problème de santé. Ses symptômes peuvent faire penser à la dépression ou à l’anxiété, par exemple. Comment faire la différence ?

Le burnout est très lié au travail, quand la dépression s’infiltre un peu partout. Le burnout est un mélange d’épuisement, de cynisme et de découragement, en rapport avec notre activité, notre lieu de travail. Comprendre que le burnout est réellement un problème d’ordre professionnel - et non pas personnel ou global comme une dépression - donne d’ailleurs beaucoup plus de pouvoir d’action ! Face à lui, on attend des équipes dirigeantes qu’elles apportent des réponses en termes d’organisation et de management, pas qu’elles jouent les psychologues.

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Ce débat existe : celui de savoir si la responsabilité repose du côté de l’entreprise ou de l’individu. Dans votre livre, vous creusez la question justement : alors, à qui de gérer ?

J’insiste mais pour nous il s’agit réellement d’un problème relationnel, dans lequel les deux parties sont donc imbriquées. On obtient plus d’effets quand on travaille main dans la main, plutôt que d’imputer à l’autre toute la responsabilité. Les individus doivent aussi s’adapter. Ce n’est pas le monde des Bisounours. Au travail, tout ne se passe pas comme on l’aimerait. Il convient donc de voir comment on peut régler ça ensemble, pour que les personnes ne soient pas simplement là à faire leur job, mais qu’elles y trouvent aussi de l’épanouissement et du sens. Les êtres humains ont un fort besoin d’appartenance à un groupe qui les respecte et les valorise à titre individuel. Il arrive qu’on doive prendre des risques, tester de nouvelles choses et redessiner un peu nos propres frontières. Il faut avoir suffisamment de confiance en soi… et accorder un minimum de crédit à celles et ceux qui sont aux commandes. Je pose la question mais : face à certaines peurs et angoisses, peut-être devons-nous parfois relativiser ?

« J’ai été frappé de voir combien le mot burnout est employé dans une grande variété de contextes. Ce que moi j’appelle burnout est une chose vraiment grave. »

Vous parlez d’une recherche d’épanouissement au travail et de ce qui se passe quand on ne le trouve pas. Pensez-vous que cela illustre un changement d’idéal au fil des générations ? Aujourd’hui, les jeunes actifs ont beaucoup d’attentes en ce qui concerne leur job… Le monde du travail a-t-il raté le coche ?

En partie, oui. Quand j’épluche les données pour voir qui pâtit le plus des facteurs de burnout, c’est souvent la tranche la plus jeune. Si vous avez tenu le coup jusqu’à 50 ans, c’est que vous avez trouvé vos marques dans votre environnement de travail, appris à gérer. Mais aujourd’hui, on n’éduque pas les enfants comme on le faisait hier. Les notions d’identité et de valeurs partagées s’appuient sur un socle : le respect. Pendant longtemps, c’était : « Bosse et tais-toi, mets tes valeurs dans ta poche quand tu arrives au boulot, car tu appartiens à la boîte. » C’est une évolution que les sphères dirigeantes digèrent petit à petit, certaines contraintes et forcées, d’autres avec un vrai enthousiasme.

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Vous connaissez le sujet sur le bout des doigts. À la rédaction de ce livre, avez-vous eu des surprises, rencontré des tendances vraiment nouvelles ?

J’ai été frappé de voir combien le mot burnout est employé dans une grande variété de contextes. Ce que moi j’appelle burnout est une chose vraiment grave. Les gens le sortent facilement, ça devient un synonyme d’être « au bout du rouleau » après une grosse journée de travail. C’est légitime, je n’ai pas de souci avec ça. Mais ce n’est pas ma vision des choses. La plupart du temps, les gens qui disent “être en burn-out” vivent un épuisement : ils ont effectivement trop de boulot et pas assez de temps de repos. Mais ces personnes continuent à aimer leur boulot, elles ne sont pas dans le cynisme le plus total. Et c’est cela la grande distinction à faire d’avec le vrai burnout : les personnes qui souffrent d’un réel burnout sont tellement sombres et sur la défensive qu’il n’y a plus aucune ouverture. Il y a une perte totale de confiance en soi, on ne sent plus du tout efficace. Ces personnes-là ne croient plus en elles. Donc quand quelqu’un croit encore en ses capacités, le problème est moins complexe. Il est important de savoir faire la distinction, sinon on se retrouve à déployer des tonnes d’efforts pour aider une personne dont ce n’est, en réalité, pas le besoin.

Avez-vous en tête des pratiques très concrètes que vous aimeriez voir se démocratiser dans le monde du travail ?

Je pense qu’on en revient à ces marqueurs psychologiques fondamentaux : le sentiment d’appartenance et la notion d’efficacité. Au travail, on veut vivre des expériences au travers desquelles affirmer qu’on est capable et que notre boulot compte. L’autonomie, la latitude et la marge de manœuvre pour des initiatives sont des facteurs importants (à différents degrés selon les postes). À mesure qu’on gagne en expérience, on a envie de plus d’autonomie et d’une plus grande validation de notre efficacité et de nos capacités. L’un des projets auxquels je travaille touche à la civilité dans le cadre du travail de groupe. Dans les groupes de travail où les gens se prennent de haut ou se balancent des piques, ou quand il n’y a pas de vraie connexion qui s’établit, chacun reste sur ses rails, on ne travaille pas ensemble, mais en parallèle. Nous devons donc revenir à la base : comment montrer à l’autre qu’on mesure et qu’on apprécie son apport, son travail. Il me semble que la plupart des gens s’entendent bien avec les autres au travail. Mais quand les journées sont exigeantes ou que les gens se sentent seuls, il faut intervenir et réinsuffler du positif, sinon ça craque.

« Si vous avez longtemps adoré votre travail, que vous étiez impliqué et pensiez pouvoir accomplir plein de choses super, mais que maintenant vous ne le supportez plus, on a un faisceau d’indices pointant vers le burnout »

Avez-vous une méthode pour aider les personnes qui ont un doute à confirmer ou non qu’elles évoluent dans un contexte ou le burnout les guette ?

Il existe des questionnaires qui fonctionnent au niveau du groupe, mais ils ne sont pas vraiment adaptés aux individus. Donc sur ce plan, il y a des symptômes à observer, comme ressentir de la fatigue dès le matin, avant même d’avoir commencé à travailler. Si ça vous arrive régulièrement, le burnout n’est pas à écarter. Si vous avez longtemps adoré votre travail, que vous étiez impliqué et pensiez pouvoir accomplir plein de choses super, mais que maintenant vous ne le supportez plus, on a un faisceau d’indices pointant vers le burnout. La question est de savoir à quelle fréquence il vous arrive d’être dans le négatif.
Quand ça se passe de façon idéale, on se sent épanoui, et d’ailleurs beaucoup de gens ont un job épanouissant qui leur plaît vraiment. Et il faut continuer de s’accrocher à ça, y aspirer, plutôt que d’y renoncer.

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Quel conseil donnez-vous à celles et ceux qui ne vont clairement recevoir aucune aide de leur direction ou aux indépendants, qui sont face à eux-mêmes ?

Dans notre livre, nous proposons une autoévaluation, pour voir ce qui se passe. Est-ce qu’il y a trop de travail et ça vous épuise, ou est-ce plus compliqué que ça ? Mais déjà, il faut bien se connaître. Si vous bossez dans votre coin, il y a deux options : la première, c’est d’identifier les facettes de votre métier qui vous plaisent le plus, et celles que vous n’aimez pas, et simplement consacrer plus de temps aux premières et moins aux secondes. Et vous voyez jusqu’où vous pouvez pousser la chose avant de vous faire choper par vos collègues ou votre N +1. Vous pouvez jouer avec les lignes tant que c’est possible – la marge de manœuvre est peut-être limitée, mais autant en tirer vraiment parti.

La deuxième option est de capituler, d’admettre que c’est comme ça et que vous devez faire avec. C’est assez déprimant, mais beaucoup de gens doivent s’y soumettre parce qu’ils n’ont pas d’opportunité ailleurs. Ce n’est pas le plus joyeux, surtout pour les indépendants qui passent leur temps à courir après de nouvelles missions, souvent mal payées. Là, il faut limiter sa charge de travail et regarder de près deux choses : de quoi vous avez besoin côté argent et ce qu’il vous faut d’implication pour qu’on ne vous oublie pas. C’est un équilibre assez délicat, et là aussi il faut à la fois bien se connaître soi et savoir vers quoi on veut aller exactement.


Article traduit par Sophie Lecoq et édité par Clémence Lesacq. Photographies par Ian Selig.

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