Faut-il tout partager avec ses collègues ? Témoignages
01 août 2019
7min
Journaliste indépendante.
Au travail, parler de soi et se dévoiler est un art délicat. Alors que de plus en plus d’entreprises encouragent à faire tomber les barrières entre vie personnelle et vie professionnelle, comment savoir où placer la limite ? Comment être soi, sans se desservir ? Peut-on parler de ses opinions politiques ou son orientation sexuelle, peut-on confier ses secrets, sans craindre que cela soit utilisé à nos dépends ? Ou faut-il tout garder pour soi ? Alicia, Camille, Pierre et Chloé nous racontent leurs histoires, ce qu’ils en ont appris, et comment ils ont trouvé (ou pas), un juste milieu.
Quand se confier sur ses ressentis peut se retourner contre soi
« Depuis quelques mois, une nouvelle manager avait rejoint notre équipe et menait la vie dure à tout le monde, sans raison apparente. Et elle était particulièrement cuisante avec moi. Elle avait des propos et des comportements parfois déplacés, souvent incorrects. Il lui arrivait de me hurler dessus, de me qualifier de “personne fragile” ou même de m’humilier dans l’open-space. Étant de nature hypersensible, c’était une situation particulièrement difficile à vivre.
Alors avant d’atteindre un point de non-retour, j’ai essayé de désamorcer la situation en lui parlant directement. Je me suis confiée avec diplomatie sur mon hypersensibilité, sur ce que je ressentais et sur ce que son comportement provoquait chez moi. J’espérais qu’en m’ouvrant de cette manière, cela la ferait réfléchir et arrêter ses attaques incessantes. Sur le moment, elle m’a effectivement présenté ses excuses et m’a assuré qu’elle arrêterait d’agir ainsi.
J’espérais qu’en m’ouvrant de cette manière, cela la ferait réfléchir et arrêter ses attaques incessantes.
Cette accalmie a duré quelques jours, puis a repris de plus belle. Elle s’est même nourrie de ce que je lui avais confié pour appuyer là où ça fait mal. Il m’est arrivé d’avoir les larmes aux yeux tellement ses comportements étaient abusifs, et elle en profitait pour justifier mes réactions en me rappelant que ma situation familiale compliquée - sur laquelle je m’étais livrée auprès d’elle - me rendait fragile.
Aujourd’hui, je réalise qu’il ne faut pas tout dire. Certaines choses sont du domaine de l’intime et ne peuvent pas être exposées dans le cadre professionnel… sous peine d’être utilisées contre nous. Heureusement, il y a aussi de belles rencontres dans le monde professionnel, on peut évidemment s’y faire des amis et se confier sur qui on est. Mais il faut prendre le temps, jauger, et ensuite s’adapter. Je pense qu’il faut faire confiance à ses ressentis, c’est l’assurance de n’avoir aucun regret. Parfois cela fait mal, mais parfois cela fait naître de belles relations ! »
Certaines choses sont du domaine de l’intime et ne peuvent pas être exposées dans le cadre professionnel… sous peine d’être utilisées contre nous.
Alicia, consultante dans le digital.
Quand l’amitié est challengée par des difficultés sur le plan professionnel
« J’ai eu la chance de me faire des amis dans toutes les entreprises pour lesquelles j’ai travaillé. Lors d’une précédente expérience, j’avais donc de très bonnes relations avec toute mon équipe… et une relation plus proche avec l’un de ses membres. Nous partagions beaucoup sur le travail, sur nos préoccupations du moment, nos projets, nos plans pour le week-end, etc. Petit à petit, nous sommes devenus des confidents l’un pour l’autre, jusqu’à échanger sur nos relations ou encore nos problèmes familiaux. Cette relation présentait néanmoins une particularité qui n’est pas anodine : nous avions un rapport hiérarchique, et j’étais sa responsable.
Tout se passait à merveille jusqu’au jour où notre entreprise a connu quelques difficultés financières. Nous savions que nous ne pourrions pas atteindre nos objectifs. Naturellement, les managers et moi-mêmes étions contraints de devenir de plus en plus exigeants, de demander davantage à nos équipes et de prendre des décisions parfois difficiles.
Cette situation tendue, l’ambiance morose de l’entreprise et notre rapport hiérarchique ont commencé à peser sur notre relation professionnelle. D’autant plus que cette personne, qui était devenue mon amie, considérait avoir une place “privilégiée” du fait de notre amitié. Pire, cela nuisait au moral de l’équipe qui ne pouvait ignorer la nature de nos relations et risquait de se sentir lésée.
Cette personne, qui était devenue mon amie, considérait avoir une place “privilégiée” du fait de notre amitié.
Fallait-il mettre de la distance entre nous ? Cesser de nous voir en dehors du travail ou nous confier sur nos vies respectives ? Comment lui parler des difficultés de mon quotidien professionnel et lui demander son avis alors qu’elle pouvait être directement impactée par les décisions que je devais prendre ? Plutôt que de mettre une distance qui aurait causé du tort à nos rapports pro autant que perso, nous avons fini par en parler ouvertement. Il était nécessaire pour moi de m’assurer que notre amitié n’aurait pas un impact négatif sur l’ensemble de l’équipe.
Dans les situations complexes comme celles-ci, je pense qu’il est important de re-clarifier les limites entre ce qui relève du professionnel et du personnel. Finalement, et parce que nous avons choisi de régler le problème en bonne intelligence, nous avons pu continuer à faire nos afterworks, à nous sentir en confiance, sans que le travail et nos résultats soient affectés. »
Je pense qu’il est important de re-clarifier les limites entre ce qui relève du professionnel et du personnel.
Camille, responsable commercial.
Quand cacher son orientation sexuelle était une précaution inutile
« Je suis homosexuel depuis aussi longtemps que je me souvienne. Ma famille et mes amis l’ont toujours accepté et j’en ai donc parlé ouvertement à mes collègues dès le début de mon contrat d’alternance. Ils l’ont tous bien pris… sauf 2-3 collègues aux tendances tradi refoulées qui se sont permis de faire des blagues déplacées et moyenâgeuses. Venir chaque matin au travail est rapidement devenu une épreuve.
J’ai fini mes études, trouvé un travail à Paris et, refroidi par cette expérience, je me suis promis de ne pas parler de mon orientation sexuelle à mes nouveaux collègues. J’ai “joué l’hétéro” pendant près de deux ans. J’ai caché une partie de moi. Je n’en ai pas réellement souffert mais ça m’a contraint à mettre une vraie barrière entre ma vie pro et ma vie perso : j’étais évasif sur mes week-ends, je n’invitais pas mes collègues en soirée avec mes amis et j’évitais certains sujets sensibles.
J’ai caché une partie de moi. Je n’en ai pas réellement souffert mais ça m’a contraint à mettre une barrière entre ma vie pro et ma vie perso
Un jour, une collègue a découvert mon soutien au mouvement LGBT et m’a tendu quelques perches autour d’un café, j’ai joué l’innocent jusqu’à ce qu’elle revienne à la charge quelques jours plus tard. Elle m’a confié que la plupart de mes collègues avaient des doutes sur le sujet depuis le début. J’ai confirmé ses doutes et elle s’est montrée très ouverte, j’ai l’impression qu’elle était vraiment contente que j’ôte mon masque. Alors j’en ai parlé petit à petit quand l’occasion se présentait, puisque c’était devenu inutile de continuer à le cacher.
Mes collègues ont été incroyables. Ils ont eu la délicatesse de se contenter d’acquiescer ou de sourire quand je le glissais dans la conversation, sans pour autant en faire un sujet de discussion ou de ragot. Je ne dirais pas que ça a changé mon quotidien ou mon comportement au travail, mais je me sens mieux de ne plus devoir jouer un rôle. Je suis toujours sur la retenue quand je parle de ma vie privée, mais je ne vis plus dans le stress de lâcher une bombe qui pourrait m’exploser au visage.
Je me sens mieux de ne plus devoir jouer un rôle. Je suis toujours sur la retenue quand je parle de ma vie privée, mais je ne vis plus dans le stress constant.
J’ai changé de job plusieurs fois par la suite et j’ai toujours adopté la même attitude : je n’en parle pas ouvertement mais je suis transparent si on me pose la question. Ça fonctionne plutôt bien. En tout cas, je dirais qu’il ne faut pas faire d’une mauvaise expérience une généralité et s’adapter à notre environnement. »
Pierre, ingénieur dans une ONG
Quand jouer les durs ne paie pas
« Je suis ambitieuse et j’ai longtemps travaillé dans des entreprises assez traditionnelles. Je savais que je partais avec un challenge supplémentaire, du fait que je sois une femme jeune, par rapport à mes homologues masculins.
J’ai eu la chance d’accéder assez rapidement à un poste à responsabilité, avec une équipe d’une dizaine de personnes et un budget de plusieurs millions d’euros à gérer. Parce que c’était difficile, parce que j’ai dû faire face à beaucoup d’adversité, et parce que je cherchais à être crédible, je me suis créé une carapace. Je ne parlais pas de ma vie personnelle, je ne cherchais pas à me faire des amis au travail. D’ailleurs, je ne pense pas avoir été particulièrement appréciée de mon équipe à cette époque. À choisir entre l’amitié et le respect, mon choix était clair.
À choisir entre l’amitié et le respect, mon choix était clair.
Après 3 ans de bons et loyaux services, ma direction a recruté une autre personne pour “m’épauler” et m’a rapidement mise au placard. Un vrai coup dur pour moi. J’ai cherché à me refaire une place pendant quelques semaines avant de comprendre que c’était inutile. Alors j’ai commencé à chercher un nouveau job tout en restant en poste et je me suis beaucoup remise en question.
Petit à petit, n’ayant plus réellement de responsabilités, j’ai relâché la pression et j’ai commencé à m’ouvrir davantage à l’équipe. J’ai enlevé mon “masque de fer” , je ne dirais pas que nous sommes devenus amis, mais je sens que j’ai noué un contact différent. Ils m’aidaient plus volontiers, je sentais moins d’opposition de leur part au quotidien. Je ne sais pas si j’aurais dû être plus “friendly” et davantage ouverte avec eux dès le départ, car je reste persuadée que certaines situations exigent une vraie dissociation pro/perso, mais je réalise qu’il y a sans doute un juste-milieu… que je cherche encore. »
Je ne sais pas si j’aurais dû être plus “friendly” avec eux dès le départ, car je reste persuadée qu’il faut une vraie dissociation pro/perso, mais il y a sans doute un juste-milieu…
Chloé, ex-property manager dans l’immobilier
Quatre histoires qui nous montrent qu’il n’y a pas de règle universelle quand on parle de relations humaines au travail, et quand il s’agit de déterminer le degré de proximité que l’on peut se permettre - ou que l’on souhaite atteindre - avec ses collègues. Sébastien Hof, psychologue du travail, explique que cette proximité dépend principalement de la culture de l’entreprise et la nature des relations qui s’y développent : « est-ce un collectif bienveillant, est-ce qu’il y a de la défiance dans les rapports humains ? La notion de confiance est très importante, même plus que celle de proximité. »
Détecter ces signaux et déterminer les limites des échanges que l’on peut avoir avec ses collègues demande donc une véritable intelligence émotionnelle. Les collaborateurs les plus appréciés et heureux dans le monde du travail sont en effet ceux qui disposent d’un haut quotient émotionnel, leur permettant de maîtriser leur comportement et de tenir compte des subtilités de la vie sociale pour prendre les meilleures décisions. En étant capable de “décoder” les autres, ils sont plus à même de déterminer ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas dévoiler.
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