Transfuges de classe à des postes de direction : dépasser les codes et préjugés
04 juil. 2022
6min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
Récemment, à la question « Do you believe in meritocraty ? », Bill Gates répondait : « Yes, until a certain point. » Et il n’aurait pas tort puisque selon l’OCDE, il faudrait en moyenne, dans les pays industrialisés, six générations pour qu’un enfant né dans une famille pauvre atteigne le revenu moyen. Pourtant, certain·e·s prennent l’ascenseur social et réussissent à rattraper le niveau des plus favorisés en une génération. Ils·elles sont fils·filles d’ouvrier·e·s, d’ancien·ne·s délinquant·e·s, de femmes au foyer, et font maintenant partie d’une classe privilégiée. Ils·elles sont ces rares transfuges de classe qui accèdent aux études supérieures et qui, plus rarement encore, parviennent à de hauts postes de direction au sein de grandes entreprises. Comment en sont-ils·elles arrivé·e·s là ? Comment vit-on une trajectoire aussi difficile à atteindre ? Quatre transfuges de classe ont partagé leurs parcours jonchés d’obstacles.
Natalio Vita, retraité, ancien directeur adjoint scientifique pour Sanofi : « Je suis devenu un social-traître »
« Quand j’étais plus jeune, j’avais un bon niveau au football, mais mon père ne me réveillait jamais pour assister aux matchs, par peur que je m’écarte du droit chemin des études. Pour mes parents, tailleur et couturière, le rêve ultime, c’était que nous fassions des études secondaires. C’est en partie grâce à leur détermination conjointe à mon travail acharné que j’ai fait une fac de biochimie, une thèse et un postdoc. Mon rêve, c’était de finir dans la recherche médicale. J’ai quand même dû travailler à partir de 12 ans dans un magasin de disques pour me faire un peu d’argent, puis comme laborantin et assistant de travaux pratiques en parallèle de la fac. Par hasard, j’ai rencontré quelqu’un de l’entreprise Sanofi lors d’une conférence scientifique, c’est alors que je suis devenu un “social-traître” pour mon tuteur de thèse, parce que j’avais signé un contrat dans le privé. Arrivé à Toulouse, j’ai continué à enseigner la biochimie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) en plus de mon poste d’attaché scientifique et de directeur de la recherche monde pour Sanofi. Tout cela s’est fait relativement facilement, comparé à ce qu’ont dû vivre mes parents ou ce que vivent les jeunes maintenant. J’ai su m’adapter très facilement et je n’ai pas trop souffert de racisme. Surtout, j’avais une certaine aisance relationnelle, et le réseau s’est fait tout seul.
Aujourd’hui, j’ai l’impression que faire de grandes études ne suffit plus. Quand je suis rentrée chez Sanofi, on m’a proposé naturellement un CDI deux ans plus tard. Maintenant, la recherche s’effondre peu à peu et les grands diplômés, encore plus dans les milieux universitaires, gardent difficilement la tête hors de l’eau. Alors, pour préserver mes enfants de ça, je les encourage à faire les meilleures études possibles et à faire partie de l’élite. »
Sonia B. (1), responsable juridique dans la tech : « Je n’avais pas la bonne posture, ni la bonne façon de dire bonjour »
« J’ai rapidement ressenti un grand décalage culturel par rapport à mes collègues et mon environnement, avec la sensation de ne pas être à ma place, de ne pas savoir comment faire pour y être. J’écoutais du raï et du rap, alors que la plupart de mes collègues s’émerveillaient sur du classique. Je n’allais pas trop au musée ou au théâtre, je n’avais pas ce genre d’envies culturelles pour me divertir, et c’est grâce à des amis que je m’y suis lentement initiée. De manière générale, je n’avais ni les codes, ni la bonne posture, ni la bonne manière de dire bonjour. Avec le temps, j’ai su m’adapter et développer mes centres d’intérêt tout en cultivant ma différence comme une richesse.
Pourtant, plus jeune, je ne voulais pas faire d’études longues. Je voulais arrêter après mon IUT carrières juridiques. C’est par le hasard des rencontres, et la volonté de ma mère de faire de moi une femme indépendante, elle qui n’avait pas pu faire d’études, que j’ai compris que je ne pouvais pas m’arrêter là, que ce ne serait pas suffisant. J’ai donc poursuivi mes études de droit, passé le barreau et fait l’école d’avocat à Versailles. Une fois diplômée, j’ai eu du mal à trouver un travail, car je n’avais aucun réseau - et que je n’en comprenais d’ailleurs pas l’utilité à ce moment-là ! Après six mois de recherches, un cabinet américain en private equity m’a donné ma chance et ce même si je n’avais pas le bon profil. Et puis, à force d’acharnement, je suis restée. Depuis, je suis responsable juridique dans une grosse entreprise internationale dans la tech, qui s’efforce de mettre en œuvre des politiques en matière d’inclusion et de diversité dans le cadre des stratégies RSE. J’essaie aussi de redonner un peu de chance aux autres à mon tour, en collaborant avec l’association NQT, qui promeut la diversité et l’inclusion professionnelle des diplômés en Seine-Saint-Denis. »
Kevin L., senior buyer dans une entreprise d’outillages : « Je voulais être calife à la place du calife »
« C’est clair que je n’étais pas comme les autres. J’avais un prénom qui tranchait. Quand je travaillais dans la grande distribution, tous les Kevin que je connaissais étaient agents de sécurité ou caissiers, il n’y en avait aucun dans la direction. Ça m’a valu quelques moqueries, tout comme ma façon de m’exprimer, même si ça ne m’a jamais empêché de courir dans les escaliers de l’ascension sociale. Je ne me suis jamais vraiment posé ce genre de questions et surtout je ne me suis jamais considéré comme une victime. Je suis certainement le premier de mes ancêtres à faire des études après le lycée : j’ai fait un master en école de commerce, heureusement financé par mon club de foot parce que j’étais semi-professionnel. Ensuite, je suis rentré dans la grande distribution et, de stagiaire chef de rayon je suis devenu manager de cinquante personnes vers 30 ans. Je gérais plusieurs portefeuilles, surtout à l’international.
Maintenant, je suis directeur commercial monde pour une entreprise anglaise, et on ne peut pas dire que ce soit grâce à mon sens du copinage. Je manquais clairement de ce qu’on appelle aujourd’hui l’intelligence émotionnelle et sociale : je ne savais pas communiquer avec les gens, ni gérer l’humain. Je voulais tout réussir et vite, je ne perdais pas de temps et l’humain était trop chronophage pour un rendement moyen. Je n’avais pas eu besoin des autres pour me hisser en haut, pourquoi est-ce que ce serait nécessaire de tisser un réseau ? Cette désinvolture a été une force et une faiblesse, je ne supportais pas qu’un supérieur me fasse des remarques. En plus, j’étais un grand hyperactif qui avait besoin que les gens lui obéissent. Je voulais être calife à la place du calife.
En tout cas, aujourd’hui, j’ai tout, et quand je vois où ma grand-mère vit, je me dis que je viens de loin : j’ai grandi dans une petite ville très pauvre du nord de la France, remplie d’HLM et de sièges d’industries lourdes. Il y avait de la délinquance, du trafic, des vols, des seringues dans la cage d’escalier et pourtant je reste nostalgique de tous ces bons souvenirs quand je repasse par là. Mes parents m’ont toujours poussé à faire des études, quitte à payer un lycée privé pour que je sois avec les bonnes personnes, des fils de médecins et de patrons, pour l’entourage et la mentalité. Il fallait sortir du quartier et de son inertie et j’ai toujours aimé l’action. »
Nicolas Arroum, DRH pour Siemens, le parcours de la chance ?
« Je pense qu’il faut travailler dur quand on est un transfuge, mais le reste, c’est de la chance. J’ai simplement fait les bons choix de carrière au bon moment, et c’est avant tout une question de contacts. J’ai notamment eu un choix décisif à faire : à 22 ans, après mon master RH à la Sorbonne, Valeo m’a confié la responsabilité de l’accompagnement RH dans leur filiale en Roumanie. Un défi que j’ai accepté !
Je pense, comme disent les anglophones, qu’il faut cultiver “l’humble confidence”, une confiance humble de soi, parce que personne n’est exceptionnel. Et ma force vient justement de là : mon parcours de transfuge est marqué par l’humilité et la confiance en l’autre à travers le multiculturalisme : mon père, d’origine kabyle, était ouvrier à Arcelor Mittal, et ma mère polonaise était mère au foyer. J’ai vécu entouré de Marocains, d’Algériens et de Mauriciens. Ma femme est portugaise et ma fille le résultat de toute cette diversité. Ensuite, dans mon équipe de foot, où je suis l’un des seuls à avoir eu le bac, j’ai appris l’art de la débrouille, la tchatche et toutes ses compétences humaines liées à l’adaptabilité, très utiles en milieu corporate. Après toutes ces expériences, un Erasmus au Portugal, mon poste chez Valeo en Roumanie… et ces barrières franchies, j’ai été promu DRH international à Paris.
Je n’ai jamais vraiment senti de jugement concernant mon milieu d’origine, surtout parce que j’ai travaillé dans des entreprises américaines qui ont un temps d’avance sur la thématique de l’inclusion : qu’importe d’où tu viens, tant que tu apportes de la valeur, c’est tout ce qui compte. Malgré tout, ce qui m’a sans doute fait défaut à mes débuts, c’est de ne pas savoir écrire français sans faire de fautes. Je perdais vraiment en crédibilité, mais j’ai rapidement davantage échangé en anglais, où j’étais plus à l’aise.
Par moments, quand je compare ce que je gagne avec ce que mon père gagnait, je trouve que l’inégalité sociale est assez forte dans notre société. Il faut bien l’admettre, c’est la loi du marché qui prédomine. »
(1) : Le prénom a été modifié
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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