Salaires : la transparence a-t-elle (vraiment) tout bon ?
01 déc. 2022
7min
De plus en plus d’entreprises mettent en place des grilles de salaires transparentes, voire affichent les rémunérations de leurs salariés aux yeux de tous. Mais faut-il sauter à pieds joints dans le grand bain ? On pèse le pour et le contre.
Si vous arpentez Twitter, peut-être avez-vous assisté au mouvement #BalanceTonSalaire en soutien aux grévistes des raffineries. Ainsi, un ingénieur dans le public y affiche un salaire de 1 803 € nets mensuels malgré ses 10 ans d’ancienneté, tandis qu’une salariée vétérinaire ne gagne pas plus de 2 500 € nets mensuels en travaillant 40 h par semaine. Dans le même temps, les rémunérations record des patrons du CAC40.) ont de quoi faire grincer les dents : en 2021, elles sont en hausse de 52 % ! « La grogne sociale est clairement en train de monter par rapport aux abus de rémunération, notamment lorsque l’écart entre le salaire le plus bas de l’entreprise, et le plus haut, est supérieur à dix », observe Luc Bretones, expert du Lab et spécialiste des nouvelles gouvernances. D’après lui, l’émergence actuelle du débat sur la transparence des salaires est à analyser au regard de ces disparités de plus en plus mal tolérées. Constat partagé par l’une de nos autres expertes du Lab, Pauline Rochart, consultante indépendante sur le futur du travail : « Les salariés rejettent de plus en plus l’opacité. Cela crée de vraies tensions dans le collectif, et un sentiment d’iniquité ».
Le savoir, c’est le pouvoir
Pour l’heure, la Loi Pacte prévoit seulement que les entreprises cotées en Bourse publient chaque année un « ratio d’équité » qui compare la rémunération du dirigeant avec la moyenne des salariés. Un petit pas pour la transparence, mais qui ne va clairement pas assez loin pour certaines entreprises qui ont décidé de prendre le taureau par les cornes. Ainsi, Luc Bretones nous explique que les initiatives autour de la transparence des salaires émanent des préceptes des gouvernances partagées, qui supposent par défaut que tout ce qui n’est pas confidentiel selon la direction de l’entreprise doit être partagé : salaires, mais aussi les comptes d’exploitation, les taux de marge, la croissance par activité, la satisfaction des clients…. « Historiquement, ces informations sont uniquement accessibles au management (voire top management), et c’est ce qui est en train de changer », poursuit-il. Car le savoir… c’est le pouvoir !
Transparence des salaires : mais de quoi parle-t-on ?
Maintenant que le décor est planté, il est important de faire un petit effort de définition. Lorsque l’on parle de transparence des salaires, il existe deux niveaux :
- La transparence absolue de tous les salaires de l’entreprise : qui permet à tout le monde de consulter les salaires de l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise. C’est ce qu’a notamment mis en place l’entreprise Lucca depuis plusieurs années.
- La transparence des grilles de salaires et variables : qui permet de se situer par rapport à une famille de métiers donnée, un niveau de séniorité, mais aussi des aspects de la vie personnelle (enfants à charge ou lieu de résidence). C’est la méthode empruntée par Shine par exemple.
Cette transparence est une initiative qui peut être préservée en interne, au sein des quatre murs de l’entreprise, ou communiquée à l’externe, afin notamment de valoriser sa marque employeur.
La transparence salariale vous tente ? Vous avez raison !
Pour bien vous lancer, nous avons rassemblé des conseils d'entreprises, des chiffres clés et les grandes étapes à mettre en oeuvre.
La transparence des salaires, pourquoi on l’aime ?
Aider les collaborateurs à se projeter
Depuis janvier 2022, l’entreprise lyonnaise 360 Medics applique la transparence des salaires à travers des grilles de rémunérations internes. « C’était un projet que j’avais en tête mais j’avais peur de poser une bombe, alors je l’ai confié à notre DRH quand il a intégré la structure pour qu’il puisse prendre le temps nécessaire », confie Clotilde Petit, cofondatrice et COO. Pourquoi cette volonté ? Cette dernière nous explique que ses collaborateurs avaient besoin d’être éclairés sur les différents attendus leur permettant d’évoluer dans leur carrière et leur salaire. « Cette grille a pour ambition de les aider à se projeter plus facilement », affirme-t-elle. Pari réussi pour cette jeune société : « Tout est retombé, il n’y a plus les mêmes questions qu’auparavant sur l’avancement des collaborateurs alors qu’auparavant, certains se questionnaient sur leur évolution au sein de l’entreprise. Ils n’arrivaient pas à se projeter parce qu’ils ne savaient pas ce que l’on attendait d’eux. Maintenant, ils sont parfaitement au clair sur les étapes à franchir pour continuer à progresser, avancer en compétences et en salaire ».
Objectiver les compétences
Pour ce faire, le DRH de 360 Medics a élaboré une grille par famille de métiers (data, sales, marketing, dev…) avec des niveaux de postes différents (junior, lead, head of…). Ensuite, chaque onglet décline les attentes et compétences attendues (skill mapping). « Il s’agit des compétences métier, des soft skills transversales, des responsabilités RH, etc », explique Clotilde Petit. En face, on retrouve la rémunération avec un minimum et un maximum en termes de fixe et variable, ainsi que la prime partagée par tous les salariés. « Être capable de comprendre comment sont attribués les salaires, primes et augmentations est très rassurant pour le salarié », commente Luc Bretones.
Éviter les écarts de salaires hommes / femmes
En tant que cofondatrice, Clotilde Petit avait à cœur de lutter contre les inégalités salariales entre les hommes et les femmes : « En mettant tout à plat, on peut parfaitement se rendre compte des injustices s’il y en a. » Malgré tout, de son propre aveu, le salaire médian des femmes est pour l’heure moins élevé dans l’entreprise puisqu’elles sont davantage présentes dans des fonctions où le marché est moins contraint quand les hommes revêtent davantage de jobs pénuriques.
Faciliter l’entretien de fin d’année
L’avantage qui découle de ce travail de transparence est non seulement un sentiment de clarté pour toute l’équipe, mais aussi une facilité à mener les entretiens annuels puisque les attendus sont parfaitement objectivés et servent de support à la discussion. « Le collaborateur sait où il en est et ce qui lui reste à valider pour progresser », rapporte la COO.
Attirer de nouveaux talents
Dernier avantage et non des moindres : les grilles de salaires transparentes sont souvent appréciées par les candidats. « C’est quelque chose que nous mettons en avant dans notre marque employeur, tout comme les congés illimités que nous proposons », admet Clotilde. Durant les entretiens, l’entreprise partage la grille et aide le candidat à se positionner dessus. Bien entendu, les grilles sont d’autant plus convaincantes que les rémunérations sont attractives !
LA BONNE PAYE
10 idées pour faire de sa politique salariale un atout marque employeur
Si c’est si formidable, pourquoi tout le monde ne s’y met pas ?
Une nécessaire adéquation à la culture d’entreprise
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que « la transparence des salaires ne se fait pas du jour au lendemain, il y a beaucoup de choses à faire au préalable », pointe Luc Bretones. Elle est le fruit de longs mois de travail et fait écho à la culture d’entreprise. Des sociétés comme Alan, Lucca ou Shine expliquent très bien en quoi la politique de transparence des salaires s’inscrit dans une démarche beaucoup plus globale que la seule question de la rémunération. C’est donc bien la culture d’entreprise qui doit être travaillée auparavant, en conformité avec ce que l’entreprise est réellement. Et c’est aussi beaucoup plus facile de mettre en place cette transparence au sein d’une jeune entreprise, qu’une société où les luttes salariales durent depuis des décennies.
Un difficile travail d’objectivation
Pour Luc Bretones, ce qui va vraiment faire la différence entre une entreprise et une autre sur la question de la transparence des salaires, « c’est la qualité de la règle ». C’est aussi l’analyse partagée par Matthieu Pouget-Abadie, CMO chez Fixter. S’il est en faveur de la transparence, il se garde bien de vouloir précipiter les choses dans sa structure : « Je suis en faveur de ces grilles, mais il est vrai qu’il est difficile de hiérarchiser une compétence par rapport à une autre, de lui donner de la valeur en fonction de la stratégie de l’entreprise et de la rareté des compétences sur le marché du travail. » Une posture d’autant plus compliquée à envisager, selon lui, face à certaines fonctions très protéiformes comme le marketing, quand cela semble plus simple avec les métiers tech. Or, ne pas la mener à bien, c’est prendre le risque de se confronter à un rétropédalage comme l’a constaté Matthieu dans son ancienne entreprise, où le sujet n’avait pas été travaillé assez en profondeur.
Une mise à l’écart des compétences invisibles
De son côté, Pauline Rochart s’interroge sur la prise en compte du travail invisible de certains employés, le plus souvent des femmes. « On sait qu’elles prennent souvent en charge le travail gratuit, comme l’organisation des pots de départ, le fait de prendre soin des collaborateurs, etc », rapporte-t-elle. En conséquence, même si elle est théoriquement en faveur de la transparence, elle engage les entreprises à mener une réelle investigation autour de deux questions : « D’une part, autour de la valeur du travail : à quoi accorde-t-on de la valeur ? Sur la base de quels critères ? Et d’autre part, autour du partage de la valeur au sein de l’entreprise ».
L’épineuse attribution des salaires
La transparence suppose aussi de se questionner sur les personnes engagées dans le processus de décision. Dans certaines entreprises, les salariés décident eux-mêmes de leurs revenus. « Mais cela comporte un risque de nivellement par le bas, notamment à cause de certains biais ou d’un système qui nous pousse à ne pas apparaître comme trop gourmand », alerte Pauline Rochart. Une prise de décision collective peut être une bonne piste, en intégrant dans la démarche des collègues qui connaissent le travail du salarié, les RH, les managers, à l’image du modèle des coopératives qui connaissent de plus en plus de succès. « Je le répète, cela peut être une innovation sociale réussie, à condition de bien penser le processus : la formalisation et la communication de critères précis et les acteurs à impliquer », ajoute notre experte.
Le tabou de la rémunération
Qui dit salaire, dit… tabou de l’argent ! Car sur un point, tous nos interviewés sont unanimes : l’option de dévoiler tous les salaires de l’entreprise peut être un terrain très glissant ! « On a tendance à associer notre valeur intrinsèque au salaire. Nous sommes dans une ère où le travail est de plus en plus subjectif, où l’on est poussé à la compétition au travail et sur les réseaux sociaux. Tout cela participe à un effondrement des frontières entre notre valeur et le travail. Mal préparée, la révélation des revenus au sein de l’entreprise peut donc être très mal vécue », alerte Pauline Rochart. Pour avoir déjà enquêté sur la question, Luc Bretones a effectivement observé des entreprises dans lesquelles la transparence des salaires a fait l’effet d’une bombe, avec des discussions interminables et l’apparition d’une insécurité dans les relations interpersonnelles. « Une fois de plus, ces entreprises avaient mal préparé les règles », analyse-t-il. Car il existe des réussites sur la question, à l’image de la société Fasterize qui permet non seulement aux employés de fixer leur salaire, mais les exposent aussi à tous les collaborateurs, et tout se passe pour l’heure sans heurts.
Quid des nouveaux entrants ?
Autre question : comment une équipe accueillerait-elle un nouvel entrant s’il avait réussi à négocier un salaire supérieur pour un même job ? « À moins de pouvoir financer une augmentation pour tout le monde, l’entreprise doit être capable de le défendre, ou alors elle doit s’en tenir à des grilles fixes, y compris pour les nouveaux entrants », constate Matthieu Pouget-Abadie.
Pour que la transparence des salaires fonctionne, il faut donc être capable de défendre chaque niveau de rémunération, du plus bas au plus haut salaire, sans provoquer d’incompréhension. « Il est essentiel de pouvoir justifier les revenus et augmentations à l’aune de faits précis qui reflètent la culture d’entreprise », résume Matthieu Pouget-Abadie qui se dit prêt à développer une grille transparente… sans griller les étapes !
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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