Parentalité : pourquoi la semaine belge de 4 jours n'est pas le bon modèle
17 nov. 2022
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
En 2022, après des semaines de débats, le gouvernement belge a tiré des leçons de la pandémie en matière de travail en passant une loi innovante sur le “travail à la carte”. Résultat, les salariés belges peuvent dorénavant choisir de moduler leurs horaires de travail en fonction de leurs contraintes familiales et faire leurs heures hebdomadaires sur quatre jours au lieu de cinq.
Pour les politiques qui ont défendu cette loi, il s’agit explicitement de prendre en compte les contraintes liées à la parentalité pour mieux organiser le travail. « La pandémie de Covid-19 a eu un impact négatif sur les salariés, mais elle nous aura au moins tous appris à travailler de manière plus flexible pour combiner nos contraintes professionnelles et familiales. Cela appelle de nouvelles manières de travailler », a expliqué le Premier ministre Alexander De Croo à l’occasion de la discussion de la loi.
Ce nouveau modèle qui permet de moduler ses semaines de travail vise notamment à aider les parents divorcés en situation de garde alternée qui auraient besoin de plus de temps une semaine sur deux pour s’occuper de leurs enfants. Comme la loi portugaise de 2021 qui impose aux employeurs d’offrir plus de télétravail aux salariés-parents, l’initiative belge banalise l’idée que les parents ont besoin de plus de flexibilité au travail. Elle rend la semaine de quatre jours encore plus mainstream en Europe.
On ne peut que se réjouir pour les parents salariés belges qui se voient accorder de nouveaux dispositifs pour faciliter leur vie familiale. Mais cette loi est-elle vraiment aussi progressiste qu’il y paraît ? Je voudrais partager avec vous trois réflexions / interrogations que m’inspire le nouveau “travail à la carte” belge.
Il y a semaine de quatre jours et semaine de quatre jours
Il en va des débats sur la “semaine de quatre jours” comme de ceux concernant le “revenu universel de base” : on peut en débattre avec les autres pendant des heures pour finalement se rendre compte qu’on ne parle pas du tout de la même chose. Temps partiel, travail flexible, télétravail, charge de travail, niveau de paye, déconnexion… Les éléments concrets de sa mise en place varient considérablement selon les personnes ou organisations qui en parlent. Le concept semble effectivement avoir le vent en poupe, mais on n’en a pas tous/toutes la même définition !
Certains parlent de travailler aux quatre cinquièmes, c’est-à-dire à temps partiel (quatre jours au lieu de cinq), pour une paye s’élevant à 80% d’un temps plein. Rien de neuf dans cette semaine de quatre jours à 80% que beaucoup de mères (et quelques pères) choisissent déjà depuis longtemps, en subissant les pertes de revenus qui vont avec (et la pension de retraite amputée après quelques années à ce rythme-là). Il n’est pas rare que ce temps partiel “classique” soit désormais parfois renommé “semaine de quatre jours” pour bénéficier du buzz positif autour de ce nouveau concept. Or généraliser ce modèle-là reviendrait à paupériser davantage des salariés dont le pouvoir d’achat est déjà fortement mis à mal par l’inflation. Cela a souvent été fait dans l’industrie allemande quand il s’est agi de “partager le travail” en temps de crise pour éviter de licencier des ouvriers.
Dans le cas belge, on parle de “semaine de quatre jours” à propos d’un volume horaire inchangé, à répartir différemment selon les semaines. Le nombre moyen d’heures hebdomadaires ne change pas : 38 heures par semaine en Belgique. Celles/ceux qui feront leurs heures en quatre jours devront faire des journées bien longues : jusqu’à 10h par jour pour libérer leur 5ème jour. Si le volume horaire ne change pas et que l’on suppose que la productivité est inchangée, il s’agit d’une vision bien conservatrice de la semaine de quatre jours. Ce n’est nullement un cadeau s’il faut “compenser” par des journées à rallonge ! D’ailleurs, les salariés le font déjà de manière informelle depuis longtemps.
Dernière option, la semaine de quatre jours peut être mise en place après avoir repensé toute l’organisation du travail et la productivité. Il peut s’agir de quatre jours payés cinq… sans journées à rallonge ! Évidemment, c’est plus complexe car cela implique de repenser l’organisation du travail de façon à devenir collectivement plus productifs (par exemple, en repensant le rôle et les modalités des réunions). Cela peut être délicat dans certains secteurs ou métiers qui requièrent une présence sur site. Il n’est pas certain que ce modèle soit généralisable mais il est indéniablement plus innovant. Selon qu’il y ait télétravail ou pas, cela se traduira par des réalités différentes. En bref, la semaine de quatre jours n’est pas un concept univoque !
Quand les pères s’en mêlent, on parle davantage de parentalité au travail
Ce qui m’a semblé remarquable dans le débat belge, c’est la mention répétée du cas des gardes alternées chez les parents divorcés. De Croo comme les autres personnalités politiques ont évoqué ces parents qui ont leurs enfants une semaine sur deux et voudraient moduler leur semaine de travail en fonction de ça, par exemple travailler 42 heures la semaine où ils n’ont pas leurs enfants et 34 heures, la semaine où ils doivent s’en occuper. Ces considérations montrent que les couples divorcés dans cette situation sont plus nombreux qu’avant. D’après l’Insee, en France en 2020, 480 000 enfants - soit plus d’un enfant sur dix - vivaient en résidence alternée, c’est-à-dire la moitié du temps chez chaque parent. La garde alternée est donc indéniablement devenue un vrai sujet de société, en Belgique comme en France.
Mais on ne peut s’empêcher de penser à tous ceux (et surtout toutes CELLES) qui assurent seul·es la garde de leurs enfants TOUT LE TEMPS. En France, les “mamans solos” seraient entre 1,5 et 2 millions, d’après une enquête IPSOS. En Belgique, 20% des enfants sont élevés par des mères seules. Elles forment donc l’écrasante majorité des familles monoparentales. Parmi les pères qui assurent (une semaine sur deux) pleinement la garde d’enfants mineurs, les pères divorcés qui ont choisi la garde alternée sont nombreux. Pour certains, c’est seulement dans cette situation qu’ils réalisent l’ampleur du travail invisible (courses, repas, devoirs, maladies…) qu’implique le fait de s’occuper d’enfants mineurs. Les semaines où ils ont la garde de leurs enfants, ces parents sont moins productifs et vivent la vie des “mamans solos”. Ils voudraient plus de flexibilité.
En somme, quand le sujet de la parentalité touche les pères, le travail invisible devient soudain plus visible. Des hommes politiques comme De Croo ont sans doute été plus sensibles au sort de personnes auxquelles ils peuvent mieux s’identifier et comprendre qu’elles ne souhaitent pas passer à temps partiel et voir leurs revenus amputés. Moralité ? Prenez toujours l’exemple d’un père pour parler de sujets liés à la parentalité et cela fera mieux avancer la cause !
Malheureusement pour les mères solos qui ont leurs enfants tout le temps, le fait d’avoir la possibilité de travailler davantage une semaine sur deux n’améliore en rien leur situation. Et quid de celles/ceux qui n’ont pas d’enfants mais voudraient néanmoins avoir une meilleure maîtrise de leur emploi du temps ? Non seulement, la loi belge ne parle pas de celles/ceux-là mais elle laisse encore aux employeurs la possibilité de leur refuser cet aménagement du temps de travail si elle leur semble incompatible avec les tâches à accomplir.
Il faudrait parler aussi de charge de travail et de productivité
La “flexibilité” au travail est parfois décriée comme un concept fourre-tout destiné à masquer l’augmentation de la précarité (notamment par les syndicats). Mais au-delà des sujets des statuts, du temps partiel et des formes contractuelles de travail qui peuvent précariser le travail, il y a deux choses que l’on évoque que trop rarement quand on parle de flexibilité : la charge de travail et la productivité. L’écrasante majorité des salarié·es aspirent à plus de liberté et d’autonomie dans l’organisation de leur travail pour pouvoir mieux intégrer leur vie privée et leur vie professionnelle. Mais beaucoup souffrent de devoir travailler beaucoup plus pour “compenser” la liberté qu’on leur accorde.
À l’âge du travail hybride, la liberté d’organiser ses journées de manière à assurer une charge de travail inchangée ne devrait pas être perçue comme un “cadeau” qu’il faudrait payer par un travail supplémentaire. Or c’est encore ce qui se passe souvent. Pour beaucoup de salarié·es, plus de réunions en visio et plus de mails s’ajoutent à des objectifs de travail plus ambitieux. En d’autres termes, la charge de travail augmente. Or quand on a plus de travail, toute la flexibilité du monde n’y fera rien : il faudra travailler plus longtemps, tôt le matin, tard le soir et le week-end, pour rattraper le retard qu’on aura pris en allant chercher ses enfants à l’école.
Les législateurs belges en ont eu l’intuition puisqu’ils ont ajouté dans leur texte sur la semaine de quatre jours un “droit à la déconnexion” — les salarié·es ne seront pas tenu·es de répondre aux courriels de leur supérieur après les heures de travail. Mais les détails concernant ce droit doivent encore être négociés avec les syndicats. Et surtout, le droit à la déconnexion ne dit rien de la charge de travail et de sa mesure. La modification de la semaine de travail n’est pas neutre sur la productivité des salariés : ils/elles peuvent être plus efficaces parce que plus reposé·es, peuvent avoir éliminé tout le gaspillage lié aux réunions inutiles, ou au contraire être moins performants parce que plus stressé·es ou fatigué·es, ou bloqué·es dans l’avancement de leur travail par l’absence d’un·e collègue.
Comment mettre en place la semaine de quatre jours sans une réflexion sur la productivité, la charge de travail et les conditions d’organisation du travail (présence sur site, télétravail, travail hybride, modalités des réunions) ? À cet égard, le travail à la carte belge reste vague et probablement insuffisant au regard des nouveaux défis que présente le travail hybride. Comment ne pas tomber dans le « paradoxe de la productivité » ? Pourquoi mesurer le temps dès lors que le travail est fait ? Beaucoup de salarié·es préféreraient garder pour eux leurs gains de productivité : pour être incité à travailler plus vite, il faut pouvoir “gagner” du temps, sinon, quel intérêt ? Inversement, si on continue de mesurer le temps, ne pas poser sur la table la question de la charge de travail revient à exiger une productivité supérieure ou imposer des heures supplémentaires non rémunérées.
En bref, la loi belge, comme beaucoup de dispositifs contemporains, révèle autant les difficultés de la mise en place du travail hybride que la nécessité de repenser le travail et sa mesure dans sa globalité.
Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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