Après #metoo, le travail peut-il encore être un terrain de drague ?
14 févr. 2022
8min
Avocate en droit du travail, spécialiste en défense des salarié·es et négociation de départ des cadres dirigeants
Journalist & Content Manager
Saviez-vous qu’avant la pandémie, 14% des couples en France se formaient au bureau ? C’est ce que nous révélait un sondage IFOP/Online Seduction en 2018, s’attaquant à l’adage “No zob in job”. Une flopée de love stories à laquelle s’ajoutaient les batifolages sexuels auxquels 35% de sondé.e.s disaient s’être abandonnés dans le cadre professionnel. Mais avec la crise sanitaire, cette ronde amoureuse a été coupée nette. Du moins, le virus lui a asséné un sacré coup de frein. Car draguer à distance ou avec le port du masque, on ne va pas se mentir, il y a plus sexy. Sans oublier la vague #metoo qui pourrait avoir découragé certaines tentatives, et les réseaux sociaux qui ont, en quelque sorte, désappris à certain.e.s l’art de la séduction. Alors, que reste-t-il de nos amours au bureau ? Peut-on encore espérer trouver l’âme sœur entre deux visios ? Et si oui, comment pratiquer la drague au boulot sans passer pour le lourdaud de service ? Petit précis à l’usage de vos petits cœurs assignés à résidence.
La drague au bureau post-Covid et #MeToo
Cécile a 35 ans. Elle est mariée, et a trois enfants. Cette avocate pénaliste est une habituée des tentatives de drague sexiste de ses confrères. Un style qui frôle souvent le harcèlement comme lorsqu’un concurrent lui a demandé juste avant l’ouverture d’un procès si elle portait une culotte sous sa robe. Qu’à cela ne tienne, Cécile en est sortie reboostée : « Cela me donne encore plus envie de gagner. Dans le cas précis de ce monsieur, je l’ai littéralement défoncé pendant ma plaidoirie. » À l’heure de #Metoo, ce genre de comportement devrait être définitivement rangé au placard. Pour autant, si certaines des collègues de Cécile estiment que toute forme de drague devrait carrément être abolie au boulot, l’avocate ne partage pas leur point de vue : « Par exemple, notre patron a un côté séducteur. Mais je parlerais plus de galanterie, et personnellement cela ne me dérange pas. Je ne vais pas le cacher : je joue aussi de ma féminité devant les tribunaux. Je ne rêve pas d’un monde où les relations seraient totalement aseptisées. Certains compliments me font me sentir belle, et non pas dégradée », nous confie-t-elle.
Du côté des séducteurs, quelle est la température actuelle ? Selon un sondage réalisé par Le Parisien/Opinion Way, près de 4 hommes sur 10 affirment avoir changé de comportement au travail après l’affaire Weinstein. Gabin, 36 ans, est de ceux-là. Senior manager dans une boîte agroalimentaire, il a eu plusieurs relations avec des collègues féminines par le passé. Mais depuis quelque temps, il nous confie être particulièrement frileux vis-à-vis des flirts sur son lieu de travail. « Maintenant que j’ai un poste avec un peu plus de responsabilités, si j’ai une attirance pour une fille (surtout si elle est dans mon équipe), je vais faire attention à ma posture. À la base, je ne suis pas un grand séducteur. Mais je dois avouer qu’avec toutes les affaires de harcèlement sexuel, j’ai peur que mes paroles ou gestes soient mal interprétés », affirme-t-il. Du coup, le célibataire préfère s’en remettre aux applis de rencontres, avec la possibilité d’avoir un match avec l’une de ses collègues. « C’est vrai que comme je suis timide, c’est plus facile. D’autant plus que l’on n’est pas aidés avec la crise sanitaire : les apéros après le travail n’existent presque plus, ou épisodiquement, et surtout, toutes les soirées d’entreprise ont été annulées. »
La crise sanitaire, un désert affectif pour les célibataires ?
Comme Gabin, nombreux.ses sont les célibataires-travailleurs à se sentir davantage isolé.e.s depuis le début de la pandémie, privé.e.s de leur vivier de rencontres professionnelles. « Sans parler de drague, il y a forcément des liens affectifs qui s’installent dans la durée au bureau, explique la psychologue Inge Cantegreil-Kallem. D’une certaine manière, nous sommes toujours dans une posture de séduction au travail : nous faisons attention à notre communication, notre manière d’être apprêté.e. Nous avons la volonté de plaire, de paraître dynamique, sympathique, fiable. Nous montrons la meilleure facette de notre personnalité. »
Si certain.es s’en tiennent à cette forme primaire de séduction, qui n’a aucun caractère romantique ou sexuel, pour d’autres, les choses vont un peu plus loin avec la volonté de créer davantage de complicité avec un.e collègue. Cela se joue avant tout dans leur attitude : « Un regard, un sourire, une main sur l’épaule. Ou encore le fait de s’asseoir toujours à côté de la personne en réunion, de se libérer pour prendre un café, arriver plus tôt au bureau / partir plus tard, ou proposer de faire un bout de chemin ensemble jusqu’au métro », analyse la spécialiste. Elle ajoute que les mots ont également leur importance : « Les compliments, les blagues subtiles, mais surtout l’écoute de l’autre et la validation de ses émotions jouent un rôle de premier plan. »
Le problème, c’est qu’en temps de Covid, il devient bien plus compliqué de manier les armes traditionnelles de la séduction. La cause s’enracine avant tout dans notre difficulté à interpréter les réactions de l’autre parce que son visage est caché par un masque, ou encore parce qu’il est loin de nous. « Les neurones miroirs, qui nous permettent de détecter inconsciemment les réactions de l’autre, ne peuvent pas bien jouer leur rôle à distance. Il y a aussi ces moments de blanc qui sont normalement comblés par les regards et les gestes en présentiel, et qui laissent place à de la gêne. Du coup, certains se découragent, alors que la personne qui leur plaît est peut-être attirée elle aussi », poursuit la psychologue.
Guide de survie amoureuse au bureau (par temps de crise sanitaire)
Et si la drague masquée complique sérieusement la tâche aux prétendant.es à l’amour, il existe toutefois différents leviers pour optimiser vos chances de séduire, même à distance. Pour cela, vous devrez manipuler la parole et l’écrit avec tact, mais aussi penser à quelques petits détails qui pourraient bien faire la différence.
Brisez la glace: Un peu à la manière des icebreakers en réunion, vous pouvez trouver différentes voies d’accès pour entamer une discussion avec la personne qui vous plaît, même si vous êtes loin de l’autre. Il est certain que cela sera plus difficile que si vous vous trouviez tous les deux dans la même pièce, mais il peut s’agir d’un tchat après une réunion. « Vous pouvez introduire la discussion par quelque chose que vous avez vu tous les deux sur vos écrans pendant la réunion, ou un point commun que vous avez découvert, peut-être en observant la décoration de la personne », recommande Inge Cantegreil-Kallem.
Posez des questions : Pour la psychologue, quitte à draguer, autant jouer le jeu à fond. Et, comme le dit la chanson « parlez-moi d’moi », commencez par poser des questions à votre target pour qu’il vous raconte des faits que vous ignorez encore. L’attirance envers une personne passe souvent dans le fait de se sentir apprécié par l’autre.
Demandez de l’aide : « Vous pouvez solliciter la personne pour des petites choses bien sûr. Il ne s’agit pas de vous plaindre ou de parler de votre dernière dépression. Mais se confier permet d’instaurer un lien de proximité », poursuit-elle.
Complimentez, mais de manière subtile : « Vous pouvez tout simplement dire que vous avez beaucoup apprécié l’intervention de la personne en réunion. Par exemple : « Ce que tu as dit sur Catherine m’a touché, je ressens la même chose. » Commencez par des petits compliments pour voir comment l’autre réagit », conseille la spécialiste. Si vous avez de l’humour, surtout s’il est raffiné, n’hésitez pas non plus ! Par contre, si vous êtes aussi lourd.e que Jean-Michel après trois Ricard, abstenez-vous.
Souriez ! : Si vous travaillez chez vous, et que vous n’êtes pas obligé.e de porter un masque, n’hésitez pas à en user et à en abuser. Une fois de plus, il s’agit d’activer les neurones miroirs de votre target. Si vous pliez vos fossettes… il/elle aura d’autant plus de chances de vous sortir son meilleur sourire Hollywood.
Placez des indices dans votre intérieur : « L’avantage avec les visioconférences, c’est que vous pouvez dévoiler un peu de votre intimité et montrer des choses plus personnelles. Alors n’hésitez pas à partager vos passions, avec le poster d’une exposition, une bibliothèque remplie de livres, des photos d’un voyage… », recommande la spécialiste. Cela pourra donner une porte d’accès à une personne qui est intéressée par vous et sortir plus facilement du cadre professionnel.
Prenez la parole en visio : Enfin, pour attirer l’attention de l’autre, pensez qu’il est important de prendre la parole en réunion pour apparaître en mode grand écran. « Cela compense un peu le fait que vous n’êtes pas présent.e en physique et vous permettra de sortir de la petite case en bas à droite », note la psychologue.
De la drague au harcèlement : comment sortir de la zone grise ?
Alors que les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc ont permis de libérer la parole sur des problèmes de harcèlement dans le cadre professionnel, beaucoup s’interrogent aujourd’hui sur la frontière entre drague anodine et début de harcèlement. En réalité, elle est plutôt simple à trouver pour quiconque sait faire preuve de discernement.
D’un point de vue psycho
Pour ne pas sombrer dans le harcèlement, Inge Cantegreil-Kallem insiste sur l’importance de démonter certains mythes autour de la sexualité féminine. À commencer par de l’éducation sur le consentement.
Une femme silencieuse, qui ne réagit pas, n’est pas nécessairement consentante.
Une femme qui dit non, que cela soit prononcé verbalement ou que cela transparaisse dans ses gestes, ne veut pas dire oui. Il ne s’agit pas d’un jeu de séduction pour se laisser conquérir par la suite.
Il ne suffit pas d’insister pour obtenir le consentement d’une femme, en se disant qu’elle va finir par craquer.
D’un point de vue juridique
Pour Élise Fabing, avocate spécialiste de ces questions, il est vrai que certains prédateurs surfent souvent sur cette zone grise en affirmant avoir seulement dragué la plaignante. Selon la nouvelle définition du harcèlement sexuel établie par la loi n° 2021-1018 du 2 août 2021, celui-ci consiste en « des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».
De manière plus pragmatique, il convient de retenir qu’« une relation de drague saine repose sur le consentement mutuel des deux individus qui sont dans cette dynamique de séduction. La drague n’étant pas censée être subie. Si le dragueur insiste malgré le refus apparent de la personne, il y a là harcèlement », précise Élise Fabing. Aussi, la drague relève de l’ordre du sentimental, et ne doit pas nécessairement relever du registre sexuel.
Autre point important : la drague suppose que les protagonistes se trouvent sur un pied d’égalité, pas sur un rapport de domination. « Le lien de subordination hiérarchique n’est pas obligatoire, mais constitue un facteur aggravant », poursuit l’avocate. Bien entendu, une jeune femme qui sortirait avec son patron de manière libre et consentie ne subirait pas de harcèlement. Le problème, relève Élise Fabing, c’est qu’il peut parfois être difficile pour une personne subalterne de repousser les avances d’un patron insistant, car celle-ci peut craindre des répercussions sur son emploi. « C’est aussi pour cette raison que certains dossiers sont plus délicats et que l’on se retrouve dans cette fameuse zone grise, où l’accusé va jouer la carte des blagues grivoises. Il arrive aussi que certaines plaignantes cèdent par peur de perdre leur emploi, lorsqu’il s’agit par exemple de mères célibataires. Mais céder n’est pas consentir », martèle la spécialiste.
Autre point : « La drague ne porte pas atteinte à la dignité de la personne, pas plus qu’elle ne crée de situation hostile où la personne se sent contrainte », explique l’avocate. Par exemple, ce n’est pas la même chose de dire « Viens, on va discuter de ton augmentation dans ma chambre d’hôtel », et « Vous êtes très en beauté aujourd’hui ». Pour être considéré comme tel, le harcèlement sexuel nécessite une répétition des faits ou un acte isolé grave avec le but apparent d’obtenir une relation sexuelle.
Alors, que reste-t-il de la drague au bureau en 2022 ? Eh bien espérons qu’avec le retour du présentiel dans de nombreuses entreprises, il n’en restera que le meilleur ! À l’unanimité, nos deux expertes appellent de leurs vœux cette nouvelle ère où l’éducation des femmes et des hommes reposera davantage sur le consentement et le respect mutuel que sur le rapport de domination. Si chacun.e prend conscience de ces limites, la drague au bureau aura alors encore de beaux jours devant elle.
Article édité par Romane Ganneval
Photo par Thomas Decamps
Inspirez-vous davantage sur : Elise Fabing
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