La fine limite entre le travail gratuit et l'exploitation : l'essai de Maud Simonet
22 nov. 2018
4min
AG
Maud Simonet est chargée de recherches en sociologie au CNRS et elle publie un essai intitulé Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? Sans apporter de réponses toutes faites, l’auteur tente de circonscrire le travail, l’emploi et de délimiter la frontière avec le bénévolat, le volontariat ou toute autre forme de travail gratuit. Quels sont les enjeux derrière ces heures de travail offertes par le bénévole d’une association, par le blogueur qui écrit gratuitement pour un site, par monsieur tout-le-monde qui poste son avis en ligne sur le dernier restaurant dans lequel il a mangé ? L’étude de Maud Simonet se base sur l’analyse féministe du travail domestique, et on se rend compte qu’elle fait écho dans toutes les strates du monde du travail, dans la sphère publique et dans le monde digital.
Le travail gratuit dans la sphère privée
Maud Simonet explique que ce sont les féministes qui ont en premier étudié le phénomène de la gratuisation du travail, lorsqu’elles ont voulu remettre en cause l’ordre établi qui les incitait à rester au foyer pour s’y occuper des corvées ménagères. Pendant plusieurs décennies, on s’interroge alors sur la valeur monétaire de ce temps passé aux tâches ménagères et au soin des enfants au nom de l’amour : « Le travail domestique, on l’a vu, est bien plus qu’un travail sans rémunération, c’est un déni de travail, une non reconnaissance comme travailleuse au nom d’une reconnaissance comme “femme”, “mère”, “épouse”. Le travail gratuit dont il est question ici, celui qui a préoccupé les féministes, est tout à la fois gratuit et invisible comme travail…parce que visible comme amour. »
L’enjeu pour que les femmes s’émancipent de ce travail domestique a été de le lire par le prisme des valeurs économiques. Doit-on valoriser ce travail par le coût du marché, c’est-à-dire parce que cela coûterait de le faire faire par le marché, ou doit-on suivre la méthode du coût d’opportunité, c’est-à-dire considérer combien la femme aurait pu être rémunérée si elle avait travaillé plutôt que de réaliser ces tâches ménagères ? Maud Simonet souligne dans son essai que les mécanismes du patriarcat se révèlent finalement similaires aux mécanismes du capitalisme.
Le travail gratuit dans la sphère publique
Il est évident que dans certains cas, la volonté de se sentir utile, de bien faire, pousse certains citoyens à s’engager bénévolement pour des causes. Dans son essai, Maud Simonet souligne néanmoins le fait que ce sont les gouvernements qui tirent le plus gros bénéfices de ces missions de volontariat ou bénévolat. C’est pour cela que de nombreuses politiques sont mises en place pour inciter les populations à être de “bons citoyens” et donc à valoriser le travail gratuit. Combien l’Etat économise t-il lorsqu’une association nettoie le parc d’une ville ou sert des repas aux sans-abris d’un quartier ? Qui profite de cette valeur créée ?
La sociologue a réalisé une étude de terrain aux Etats-Unis autour du principe du workfare : principe qui veut que pour continuer à toucher ses allocations, un individu doive réaliser et donc donner un certain nombres d’heures de travail. Dans ce cas, le travail est une contrepartie à l’aide sociale : quelques heures dans un parc, une école, une rue, ou un hôpital. Maud Simonet constate que ces travailleurs gardent le stigmate de l’assisté et que statistiquement, ce sont des personnes fragiles, issues des minorités et en grande partie des femmes. On retrouve donc le mécanisme de reproduction sociale qui s’exerçait pour le travail domestique. Ainsi, dans ce cas, ce ne sont plus les hommes qui accaparent le travail des femmes mais l’Etat lui-même qui s’accaparent le travail de ses citoyens les plus fragiles.
Le travail gratuit dans la sphère digitale
Les recherches sociologiques et économiques sur le “digital labor”, le travail numérique, ont d’emblée mobilisé la question du travail gratuit et surtout, du travail invisible. Mark Zuckerberg n’a t-il pas fait fortune grâce à nos photos de vacances postées sur Facebook ? Maud Simonet constate qu’il est difficile et pernicieux de définir la frontière entre le loisir et le travail : des réseaux sociaux à Wikipédia, en passant par les plateformes qui collectent les avis des internautes sur leur expérience de tel restaurant ou de telle auberge de jeunesse, l’exploitation est partout. La chercheuse italienne Tiziana Terranova parle de travail « offert volontairement et non payé, apprécié et exploité. »
L’affaire du Huffington Post est l’un des meilleurs exemples de cette ambiguïté et de la façon dont certains s’accaparent et profitent du travail des autres. En 2011, le célèbre journal en ligne est racheté 315 millions de dollars. Or, son succès repose sur les milliers de blogueurs qui ont nourri le site gratuitement. Un recours collectif est lancé contre le journal par ces blogueurs mais ils perdront le procès : en effet, la justice considère qu’ils contribuaient de leur propre gré et qu’il était annoncé de prime abord qu’ils ne seraient jamais rémunéré autrement que par leur “visibilité” sur le site. Néanmoins, ils ne pensaient pas non plus que la valeur marchande créée par leur travail gratuit serait si élevée et profiterait à un si petit groupe de personnes à la tête du journal.
Un article est bien peu pour embrasser les problématiques historiques et actuelles de la question du travail. L’essai de Maud Simonet est riche car elle remet en perspective les analyses marxistes, féministes et contemporaines du travail. La sociologue s’interroge : comment juger de l’exploitation d’un bénévole dans une association ou d’un internaute qui poste des photos sur les réseaux sociaux, malgré le fait que ce soient les capitalistes qui en tirent profit en s’accaparant la valeur de ces actions ? À mettre entre toutes les mains pour comprendre la néolibéralisation du travail dans les mondes publics et privés !
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