« Je n’ai pas vu grandir mes enfants à cause de mon travail »
05 févr. 2024
7min
La vie professionnelle est une part importante de notre existence et définit notre identité sociale. Pour certains, c’est aussi « une drogue » qui les déconnecte de leur famille et les empêche de voir leurs enfants… jusqu’à ne pas les voir grandir. C’est le cas d’Annaick, Jerry et Cédric.
« Nos enfants nous l’ont reproché : “C’est ça notre vie maintenant ? Le week-end vous êtes sur vos ordinateurs et nous on ne fait plus rien ?” »
Annaick, 47 ans, coach en reconversion professionnelle
À 26 ans, j’étais consultante dans le marketing et on avait de gros pics d’activité qu’on appelait des « annuels ». On analysait les résultats de vente de grosses marques, la charge de travail était intense. Et même si avoir des enfants nous paraissait, à mes collègues et à moi, déraisonnable, j’ai quand même eu une fille. Je suis retournée travailler trois mois après mon accouchement, ce qui a été très dur. Ils n’ont embauché personne pour me remplacer pendant mon congé maternité, donc mes collègues étaient heureux de me refiler mes dossiers lorsque j’ai repris. Mes chefs m’ont calé tout de suite 4 présentations clients en un mois, dont une deux semaines après mon retour. Je me sentais attendue au tournant. J’étais débordée. Je devais travailler tout le temps, à tel point que je devais bosser dans la voiture pendant les trajets, que mon mari devait m’aider… Je terminais parfois à 3h du matin. Puis je suis retombée enceinte et la grossesse a été compliquée… Nous avons perdu un enfant. Lorsqu’enfin je suis tombée de nouveau enceinte, mon mari s’est alarmé de ne pas me voir lever le pied et m’a dit « tu es folle, tu veux perdre celui-là aussi ? » Puis nous nous sommes expatriés aux Pays Bas, où je pensais ralentir et prendre du temps pour moi. Mais j’ai détesté ne pas travailler. Au-delà de ne pas aimer passer tout mon temps avec mes enfants, je ne savais pas quoi faire de mes journées avec eux.
Donc j’ai repris le travail lorsque mon deuxième a eu six mois. Je passais les lundis et mardis à Paris, ne travaillais pas les mercredis (enfin, j’essayais) et je télétravaillais les jeudis et vendredis à la Haye, près d’Amsterdam. C’était n’importe quoi, je voyais à peine mes enfants. Après six mois, on a réalisé que ce train de vie ne fonctionnait pas. Quand je les voyais tout le temps je n’étais pas heureuse, mais quand je ne les voyais pas du tout, je ne l’étais pas non plus. Et les choses ne sont pas allées en s’arrangeant. De retour en France, j’ai bossé dans le marketing commercial. La pression était démente. Je travaillais tous les soirs et les week-end. Mon mari et moi avons été promus en même temps, donc on travaillait comme des fêlés. On avait trois moyens de garde différents : la nounou, ma mère et le centre aéré. Ça roulait… Mais sans nous. Durant cette période, je n’ai plus vu mes enfants pendant deux ans. Je les déposais à l’école le matin à 7h45 et je les récupérais vers 19 - 20h.
Jusqu’au jour où mon mari et moi étions assis sur notre lit, nos ordinateurs respectifs sur les genoux et que nos enfants nous l’ont reproché : « C’est ça notre vie maintenant ? Le week-end vous êtes sur vos ordinateurs et nous on ne fait plus rien ? » A ce moment-là, on essayait de s’organiser pour les emmener à leurs activités la semaine suivante. Mais en essayant chacun de gratter du temps à l’autre pour pouvoir travailler ! Le mercredi après-midi j’étais censée être off pour rester avec eux, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’allumer mon ordinateur. Ma fille m’a alors dit que si c’était pour travailler, elle préférait autant rester au centre aéré.
On est content d’être promu, d’évoluer, mais à quel prix ? Malgré mon ambition, j’étais frustrée de savoir que ce n’était pas moi qui élevait mes enfants. Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression d’être passée à côté de leur enfance, mais à côté de petits bouts, c’est sûr. Contrairement à mon deuxième, je n’ai pas vu ma fille pendant cinq années, dont les trois premières de son existence. Même lorsque j’étais là physiquement, mentalement j’étais ailleurs, dans la pleine construction de ma carrière. Je voulais réussir. Puis j’étais en pleine crise existentielle, je m’interrogeais sur le sens de ce que je faisais professionnellement.
Aujourd’hui, je suis coach en reconversion professionnelle. J’ai du temps et m’organise comme je le souhaite. Avec le recul, je ferais les choses autrement concernant mon retour de congés maternité. C’était un raté. Ma fille n’avait que trois mois et ne faisait pas ses nuits, j’étais épuisée. Je n’osais rien dire, j’ai serré les dents, mais c’était très dur.
« J’ai un sentiment d’injustice d’avoir autant sacrifié pour réussir. Mais j’ai toujours su que je travaillais dur pour leur assurer un avenir stable »
Jerry, 72 ans, rédacteur en chef
Après mes études, à 25 ans, je savais très clairement ce que je voulais dans la vie : avoir une belle carrière, des enfants, une maison, des animaux domestiques et en assurer conjointement l’intendance, même s’il fallait que je fasse des sacrifices. J’étais dans la ComTech et j’ai considéré très tôt ma carrière comme étant l’essentiel. J’en ai fait une priorité parce que je voulais assurer la stabilité financière de ma famille en pensant que cela créerait un environnement sûr pour mes enfants. J’ai toujours été passionné par mon travail, j’étais motivé à y investir du temps et de l’énergie quitte à faire des sacrifices. J’ai toujours rêvé d’avoir mon nom écrit en lettres de feux sur une façade de building… Un rêve de gosse que je n’ai jamais abandonné. Finalement, je n’ai jamais eu mon nom sur une façade, mais j’ai réussi dans la/ma vie et j’en profite actuellement.
Je n’étais pas toujours absent à la maison, mais disons que je n’intervenais pas souvent dans l’éducation de mes enfants, laissant cette partie à mon épouse. J’ai parfois des regrets ou des moments de tristesse dus au fait que j’ai manqué des événements importants dans leur vie. J’ai aussi un sentiment d’injustice d’avoir autant sacrifié pour réussir. Mais j’ai toujours su que je travaillais dur pour leur assurer un avenir stable. Et quand je vois ce qu’ils sont devenus, je suis satisfait. Aucun d’eux ne m’a reproché de ne pas m’être assez occupé d’eux.
Une fois la partie terminée, il est normal de se remettre en question. Avec le recul, je pense que ma décision de privilégier ma carrière a eu un impact sur ma présence à la maison pendant la croissance de mes enfants. J’ai loupé des étapes de leur vie. Mais ce choix était basé sur des circonstances propres à l’époque : je viens d’une famille où les notions de travail et de respect sont très fortes. J’ai passé plus de 12 ans en pensionnat et ne rentrais que deux fois par mois. Je me suis forgé un peu comme un Spartiate, loin du cocon familial. Cela a eu des avantages et des inconvénients.
Si je devais refaire mon parcours, j’envisagerais de trouver un meilleur équilibre vie pro – vie perso. Cela aurait peut-être impliqué de définir des limites plus claires, déléguer certaines tâches, ou même prendre des pauses pour être plus présent. Comme on dit : « si vieillesse pouvait et si jeunesse savait ». Quand j’y repense, j’ai toujours emmené mes enfants en vacances et n’ai jamais dit non à l’un de leurs souhaits. C’était peut-être une façon de compenser mon absence…
« Je dirais que j’ai appris à connaître mes enfants lorsqu’ils se sont rapprochés de l’adolescence »
Cédric, 48 ans, chef d’entreprise dans le BTP
En 1999, à 24 ans, j’étais jeune maçon et jeune marié. J’ai grandi dans une famille très modeste et j’étais animé par une ambition dévorante. Je voulais une belle vie et j’étais prêt à travailler dur pour ça. Je voulais acquérir de l’expérience et me mettre ensuite à mon compte. Ce que j’ai fait à l’âge de 26 ans, deux mois tout juste après la naissance de mon premier fils. J’ai monté ma boîte de BTP avec un ami et j’y ai mis ma sueur, mon énergie et tout mon temps. Je partais à 6h le matin et rentrais à 20h, quasiment 7 jours sur 7. Et le pire, c’est que j’adorais ça. Je l’avais tellement voulu, que j’étais à fond dans mon truc. Je ne réfléchissais pas, je fonçais, j’étais dans l’action, la réalisation ! Au début, je n’ai pas vu mon fils éveillé pendant des semaines. J’étais focus sur mon entreprise, je ne pensais qu’à ça. Et ça marchait plutôt bien. À tel point qu’on a très vite dû recruté.
Mais j’avais du mal à faire confiance à mes employés. Je surveillais tout ce qu’ils faisaient, repassais sur tous les chantiers. J’étais minutieux et perfectionniste. Parce que je voulais que ça marche. Tout fonctionnait avec le bouche-à-oreille à cette époque. Donc ça m’occupait et me préoccupait beaucoup. Je ne comptais pas mes heures et même quand je restais en famille le dimanche, je pensais au travail. J’ai tellement manqué quand j’étais enfant, que je suis devenu un vrai bourreau de travail. C’était une drogue. Ça a duré comme ça pendant une dizaine d’années. Période durant laquelle nous avons eu deux autres fils.
Je dirais que j’ai appris à connaître mes enfants lorsqu’ils se sont rapprochés de l’adolescence. Je ne les voyais quasiment pas avant ça et ne m’en rendais même pas vraiment compte. Dès l’âge de 10-11 ans, ils ont commencé à venir avec moi sur les chantiers le week-end. Puis vers 15 ans, mon aîné m’a dit qu’il venait uniquement pour passer du temps avec moi, qu’en réalité il n’aimait pas ça. Ça m’a fait quelque chose… Je me suis dit : « Ok, il faudrait peut-être que je ralentisse ». Un jour, le plus jeune m’a aussi balancé « de toute façon t’en sais rien, tu n’es jamais là ». Ces petites phrases te mettent un coup et te ramènent à la réalité.
Aujourd’hui, je suis fier de ce que j’ai construit. J’ai réalisé mon rêve, mais aux dépends de ma vie de famille c’est vrai. Même si ma réussite leur profite au quotidien, on ne rattrape pas le temps perdu et les moments de vie. Honnêtement, je ne sais pas comment j’aurais pu faire les choses autrement, si j’aurais pu être plus raisonnable. J’ai l’impression que c’était un peu tout ou rien. Mais j’aurais aimé pouvoir faire autrement, ça c’est sûr. J’aurais aimé passer plus de temps avec eux, être plus présent… Maintenant je travaille 5 jours sur 7, je suis à la maison à 18h max et je profite d’eux, même si le premier a quitté le cocon familial. Comme on dit « j’arrive à la fumée des cierges ».
Article édité par Gabrielle Predko ; Photo par Thomas Decamps.
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