Franck Bonnot : « Il est temps de désubériser ! »
08 juil. 2020
6min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste - Welcome to the Jungle
Pendant la crise sanitaire, ils ont été nombreux à travailler plus que d’ordinaire. Qui ? Les livreurs qui ont transporté des milliers de repas à ceux qui ont pu rester chez eux pendant le confinement. Comme ceux qui ont été mobilisés sur le front, ces travailleurs de l’ombre que l’on croise en bas d’un immeuble casque de vélo sur la tête, ou au détour d’un ascenseur tard la nuit, n’ont pas eu d’autres choix que de prendre des risques et de s’exposer au Covid-19. Mais quand on sait que ces derniers ne sont pas protégés par un statut de salarié et ne disposent pas de protection sociale, le système interroge. Face à ce problème de société, quatre auteurs ont publié « Désubériser, reprendre le contrôle », un essai qui propose de réfléchir à la relation qu’entretiennent les plateformes numériques avec leurs prestataires. Et selon Franck Bonnot, consultant en relations sociales et co-auteur de l’ouvrage, il est urgent d’ouvrir le débat afin de rééquilibrer les rapports de force qui bouleversent le monde du travail. Entretien
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Franck Bonnot : On est quatre co-auteurs : Florian Forestier et Mathias Dufour qui font partie du think tank Le plus important et Odile Chagny et moi-même qui faisons partie d’un réseau qui s’appelle Sharers and Workers créé en 2015. On travaille avec les acteurs et l’ensemble des partenaires de ce qu’on appelle la “nouvelle économie”. Ce réseau regroupe personnes impliquées dans l’économie collaborative, dans le numérique, de l’ESS, d’autres qui défendent le modèle coopératif, mais aussi des syndicats, des chercheurs, des experts… Notre idée, c’est de les amener à discuter, les mettre autour d’une table pour faire avancer les choses.
Vous titrez votre livre “désubériser”. Qu’entendez-vous par cette notion ?
Ça a été un gros sujet entre nous pour ne pas associer uniquement Uber à notre réflexion. Le fait est qu’ubériser, terme désormais plutôt péjoratif, est entré dans le dictionnaire. Il s’agit d’un système de création de plateformes d’intermédiation comme Uber qui met en relation des travailleurs et où ceux ci sont de faux indépendants. Ici, on a fait le choix d’en prendre le contre-pied et de ne pas remettre en cause l’existence même de ce système : les plateformes d’intermédiation sont là, l’outil numérique est en place. Mais est-ce qu’on ne peut pas entrevoir la relation autrement que cette situation où les travailleurs ne sont pas libres de leurs conditions de travail ?
Ubériser est un terme péjoratif et pourtant dans le livre on a fait le choix d’en prendre le contre-pied et de ne pas remettre en cause l’existence même de ce système.
L’Ubérisation est-elle uniquement liée au développement des outils numériques ?
Les outils numériques, qui mettent en relation des centaines de milliers de personnes avec des milliers de prestataires, sont de forts accélérateurs de ce qu’on a appelé l’ubérisation de notre économie, mais ce n’est pas ce qui a fait naître ce système. Ils offrent simplement des capacités en termes de grandeur et de rapidité. Les VTC existaient bien avant la création d’Uber, sauf qu’ils étaient difficiles à trouver. L’idée avec Uber, c’était d’avoir la mainmise totale sur ce secteur en rassemblant, sur une même interface, le plus de prestataires et d’utilisateurs possibles.
Les VTC existaient bien avant la création d’Uber, sauf qu’ils étaient difficiles à trouver.
Après ce que nous venons de vivre, l’épidémie, le confinement, votre ouvrage tombe à pic…
Les crises ont tendance à exacerber les problèmes sociaux et la période que nous venons de traverser a mis en exergue le problème de la sécurité des travailleurs des plateformes. Ces derniers mois, on a pu voir comment les outils numériques se sont positionnés uniquement comme des acteurs d’intermédiation, en se désengageant de toute obligation de sécurité, de protection des partenaires avec lesquels ils travaillent au quotidien. D’une part, les coursiers se sont retrouvés fortement exposés, de l’autre, les VTC n’ont pas travaillé, et se sont retrouvés à la rue.
Les coursiers se sont retrouvés fortement exposés et les VTC n’ont pas travaillé, et se sont retrouvés à la rue.
Ça crée une dépendance économique très forte chez ces travailleurs…
Oui. Le problème, c’est surtout l’incapacité ou la faible capacité actuelle de ces travailleurs indépendants à se mettre en collectif pour créer un levier de négociation et obtenir de la part des plateformes une protection sociale et de meilleures conditions tarifaires. La logique du nombre prime alors qu’un indépendant devrait être en mesure d’avoir le contrôle sur ses prix, de ses disponibilités… Je suis moi-même indépendant et il y a des tarifs auxquels je ne veux pas travailler.
La logique du nombre prime alors qu’un indépendant devrait être en mesure d’avoir le contrôle sur ses prix, de ses disponibilités…
Reprendre le contrôle, c’est justement le titre de l’ouvrage…
On ne donne pas de solution, mais avec notre livre on peut dire que « là, on ouvre le débat ». Il est nécessaire que l’ensemble des acteurs des plateformes d’intermédiation et ceux qui réalisent les livraisons, puissent être en capacité de s’accorder sur les conditions d’exécution des courses. Et, encore une fois, il est évident que la capacité de créer des collectifs permet d’avoir plus de poids dans les négociations.
Une des pistes du livre, c’est la création d’un syndicat. Qu’en est-il ?
Ça peut être le syndicat, comme celui des VTC, créé en 2015. En 2014, Uber n’était en France que depuis trois ans et il y avait une relation très compliquée entre les chauffeurs et les taxis. La genèse du problème, c’est l’attaque du marché par la plateforme, alors que les taxis étaient déjà très organisés. Des collectifs de chauffeurs VTC ont commencé à se former parce qu’ils n’étaient pas entendus par les institutions administratives et politiques. Et l’un d’entre eux a initié un syndicat.
La genèse du problème, c’est l’attaque du marché par la plateforme, alors que les taxis étaient déjà très organisés.
Les livreurs et chauffeurs sont toujours plus nombreux à manifester et à dénoncer leurs conditions de travail… Comment réagissent les plateformes ?
Je ne veux pas généraliser parce que certaines plateformes appréhendent le sujet, réfléchissent. D’autres disent mener des consultations internes en choisissant des représentants en leur sein, sauf qu’elles n’incluent pas les travailleurs dans cette remise à plat du système.
Que peuvent attendre ces travailleurs des pouvoirs publics ?
Lancée en janvier 2020, la mission Frouin doit bientôt légiférer sur les modalités de représentation des travailleurs des plateformes numériques afin de leur garantir un dialogue social équilibré et leur permettre de contribuer à la détermination de leurs conditions de travail. Elle réunit différents chercheurs, juristes, DRH, économistes dont Odile Chagny, co-auteure du livre.
La justice envisage aussi d’aider certains travailleurs en requalifiant leur statut en salarié…
Oui, mais ça reste au cas par cas et à l’appréciation du juge. Ce sont des pistes qui amènent l’ensemble des acteurs à réfléchir au modèle, même s’il ne faut pas oublier que certains travailleurs ne veulent pas devenir salariés parce qu’ils préfèrent être indépendants pour mieux contrôler leur activité. C’est justement l’idée de cet ouvrage : sortir de la polarisation “salariat ou non”.
C’est justement l’idée de cet ouvrage : sortir de la polarisation “salariat ou non”.
Pour la Cour de cassation, le statut d’indépendant des livreurs est fictif en raison du « lien de subordination » qui les unit, non ?
On va rentrer dans les chiffres : 400 dossiers de VTC Uber ont été déposés aux prud’hommes pour une requalification salariale. La justice va a minima forcer les acteurs à discuter. Et peut-être que les acteurs vont, petit à petit, s’adapter, et faire évoluer leur modèle économique. En tout cas, ils ont la capacité financière de le faire.
On va rentrer dans les chiffres : 400 dossiers de VTC Uber ont été déposés aux prud’hommes pour une requalification salariale.
Il y a aussi des petits « labos » qui cherchent des solutions pérennes
En France, il y a par exemple le Clap, un collectif de livreurs autonomes parisiens proche de certains acteurs de la food, et qui boycottent les plateformes numériques pour travailler uniquement avec des restaurateurs engagés. Aussi, je pense que le consommateur a aussi un grand rôle à jouer, mais il est souvent absent des débats et des négociations…
Concrètement, comment le consommateur pourrait s’engager ?
Il pourrait déjà consommer moins, consommer mieux ou encore consommer plus responsable… Aussi, il suffit qu’il fasse un peu attention aux entreprises auxquelles il fait appel en fonction du cadre et des conditions qu’elles offrent aux travailleurs. Il faut savoir que certaines personnes ont recours à un coursier pour se faire livrer un simple café. Dans cette optique, Starbucks a même profité du coronavirus pour fermer des enseignes et s’associer à Uber… De manière plus globale, s’inscrire dans un mouvement décroissant pourrait responsabiliser les citoyens. L’hyper-croissance est, à mon sens, un très gros problème de société.
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