Votre carrière ne ressemble toujours pas à celle d’un “adulte” ?... C’est normal !

27 sept. 2022

8min

Votre carrière ne ressemble toujours pas à celle d’un “adulte” ?... C’est normal !
auteur.e
Naiara Reig

Editorial Coordinator Europe @ Welcome to the Jungle

Journaliste et auteure, Kayleen Schaefer était persuadée qu’une fois sa vie professionnelle sur les rails, tout le reste suivrait. Sauf que… son début de carrière ne s’est pas vraiment déroulé comme prévu ! Et quand elle a compris qu’elle était loin d’être la seule dans cette situation, la jeune femme a décidé de consigner son expérience dans un livre. En 2021 est donc sorti But You’re Still So Young: How Thirtysomethings are Redefining Adulthood [non traduit, NDLR], où pourquoi et comment nos vies d’adultes et notre rapport au travail n’ont plus rien à voir avec ceux de nos parents…

Dans les témoignages des personnes que vous avez rencontrées, on lit que le travail occupe une place plus que centrale pour elles. Comment définiriez-vous le rôle que le travail joue dans la vie de ces jeunes adultes ?

La première chose qui me vient à l’esprit c’est ce que m’a confié Marcus, qui se dit désenchanté par son travail. Constamment, il revit le même débat avec son père. Ce dernier insiste : « Pourquoi tu ne peux pas te dire que tu bosses, tu touches ta paie et le soir tu rentres chez toi et profites de ta famille ? Tu fais ça pendant une quarantaine d’années et après tu pars à la retraite. » Ce à quoi Marcus répond : « Je pense que le travail c’est bien plus que ça dans la vie. » Et pour moi, c’est une vision des choses partagée par beaucoup de jeunes.

Bien entendu, il faut que l’argent rentre. Mais, parce qu’il ne s’accompagne plus de la relative sécurité qu’il garantissait avant, le travail n’est plus uniquement associé au salaire à la fin du mois : on en attend plus de lui. C’est là-dedans qu’on se trouve depuis un moment, ce qui n’est pas si facile que ça. Je pense que les gens gèrent finalement la question en s’investissant dans des activités à côté, à l’image de Marcus, qui a créé son podcast pour alerter les jeunes au sujet du surendettement – une situation qu’il a connue. Ce projet lui apporte beaucoup, mais ne lui rapporte pas grand-chose. Et il faut trouver comment pouvoir continuer à faire les deux. C’est une question à laquelle les générations précédentes n’ont pas nécessairement été confrontées.

Est-ce que le fait que nous cherchions à donner du sens à notre carrière est directement lié à ce nouveau rapport au travail et à une possible instabilité financière ?

Oui, cela en fait partie. L’idée qu’on ne travaille pas (que) pour la sécurité financière fait que nous sommes un peu plus ouverts, capables de penser : « Si je ne peux pas avoir ça, alors je veux au minimum pouvoir m’épanouir sur le plan artistique ou créatif ou affectif. » Il y a moins de freins à quitter un job qui de toute façon ne nous apporte pas de vraie sécurité financière pour aller tenter de vivre – autant que faire se peut – nos passions. Alors que nos parents trouvaient dans le boulot une vraie stabilité financière. Peut-être que ça n’était pas une passion, mais ils en tiraient certainement des bénéfices suffisants pour rester au même poste et faire ce qui était attendu. Nous n’avons plus tout ça, donc autant trouver un job qui nous rende heureux.

Dans votre livre, vous expliquez comment vous attendiez que votre carrière soit sur les rails avant de vous « occuper du reste de [votre] vie ». Vous croyez que c’est assez présent, ce type, de pensée chez les jeunes trentenaires, et peut-être même les générations qui arrivent après ?

Ce n’est pas vraiment facile d’écrire sur un groupe d’âge en particulier, je tiens toujours à rester vigilante, en précisant que ça ne s’applique pas systématiquement à tout le monde. Nous ne sommes pas des photocopies les un∙es des autres. C’est ça qui est beau, d’ailleurs. Mais plaçons-nous du point de vue d’une femme : avant, son passage dans la vie adulte était matérialisé par le mariage. Ça voulait souvent dire s’occuper de la maison, des enfants et du mari – aucune autre option ne s’offrait à elle. Aujourd’hui, les femmes ont le choix, et je suis assez convaincue qu’elles sont nombreuses, comme ça a été le cas pour moi, à vouloir accomplir une certaine ambition professionnelle et à se poser dans leur carrière avant de se demander : « Est-ce que j’ai envie de me marier, d’avoir des enfants ? Est-ce que je me sens prête ? » Je ne sais pas si les femmes auraient fait le même choix dans les années 50, mais si la possibilité avait été là, il est fort probable qu’elles auraient choisi le travail en premier. Aujourd’hui, il est simplement plus acceptable pour une femme de privilégier sa carrière.

Dans votre livre, vous mentionnez un guide de Kelly Williams Brown [Adulting: How to Become a Grown-Up, non traduit, NDLR] sur l’art de devenir adulte. Elle y raconte que toutes les personnes qu’elle a interviewées ont l’impression, comme elle, d’avoir « raté leur vie ». Ce fossé entre ce que nous accomplissons et pensons que nous devrions accomplir semble assez marqué parmi les jeunes générations. Cela vient d’où, selon vous ?

Quand vous étiez au collège, pour vous c’était comment les gens de 30 ans ? Je suis certaine que vous pensiez mariage, deux enfants, une maison et une carrière stable, toute tracée, à un poste de management ou de direction.
Dans le livre, on lit le témoignage d’une femme qui, comme son mari, a fini ses études à l’âge de 30 ans. Aucun des deux n’a trouvé de travail et ils ont dû aller vivre chez ses parents à elle, retraités et propriétaires d’une maison, où elle s’est retrouvée à souffler ses 30 bougies. Elle raconte : « Si on m’avait demandé où je me voyais le jour de mes 30 ans, j’aurais clairement répondu chez moi, propriétaire, avec mes amis adultes eux aussi, des fringues d’adulte, des occupations d’adulte. » Au lieu de ça, la jeune femme a trinqué avec ses parents. Chez eux. Ce stéréotype de l’adulte est aux antipodes des marqueurs matériels, superficiels, qui sont les nôtres aujourd’hui.

« Notre vie ne coule pas soudainement dans un moule estampillé “adulte” et duquel on ne pourrait plus sortir »

Comment gérer toutes ces ambitions quand on a grandi dans l’idée que « tout est possible » si on cravache suffisamment ?

Eh bien c’est chaud. Quand on est tout jeune, on pense qu’il y a une espèce de borne à atteindre et qu’après ça, c’est bon, ça roule tout seul. Et ensuite on grandit, on comprend que la vie est longue et qu’il faut en réalité continuer à cravacher, d’une certaine manière. Un tas de choix et d’opportunités s’offrent à nous, de gros changements, aussi. Il faut savoir déceler la beauté de tout ça : nous ne sommes pas limités. Notre vie ne coule pas soudainement dans un moule estampillé “adulte” et duquel on ne pourrait plus sortir, même quand on y est mal. Cela reste toutefois difficile. Il faut s’encourager soi-même à avancer, à accepter le changement, à mûrir et découvrir petit à petit qui on est. Si on a de la chance, c’est une aventure qu’on vit pendant longtemps. D’un autre côté, il y a un certain confort à avoir une vie plus installée. C’est ce vers quoi vont plein de gens, et je les comprends totalement.

Établissez-vous un lien entre ces ambitions et la course à la productivité, voire à un rapport au travail finalement assez nocif ?

Oui, mais je placerais davantage le problème du côté de l’entreprise. Nous n’y sommes pour rien si l’époque de la sécurité par le travail est révolue. Nous subissons la situation économique, dans laquelle les salaires sont gelés : nous n’en sommes pas à l’origine. Il s’agit d’inégalités structurelles. Et s’en vouloir à soi-même est tout bonnement injuste. « Pourquoi je ne suis pas encore propriétaire ? Pourquoi je n’ai toujours pas de plan épargne retraite ? Pourquoi je n’ai pas fini de rembourser mon emprunt étudiant ? » Je me refuse à faire le lien entre ces questions et des choix individuels que nous ferions, le cheminement par lequel nous passons pour découvrir qui nous sommes, ce qui nous plaît. Ce sont deux choses différentes. Ça relève plutôt d’inégalités économiques et structurelles à la base.

Vous avez rédigé votre livre en pleine pandémie. Pensez-vous que la crise sanitaire a rebattu les cartes dans notre rapport au travail ? Voyez-vous ces changements comme permanents ou pensez-vous que le business as usual va reprendre ses droits ?

Je pense que le télétravail a été pour beaucoup l’occasion de voir qu’ils et elles pouvaient quitter leur lieu de travail, jouir d’une vie personnelle davantage nourrie et quand même abattre la même dose de boulot. Avec la crise du Covid-19, plein de personnes ont perdu leur travail, d’autres ont dû accepter une perte de salaire ou du chômage technique. Ça leur a montré le peu de protection qu’elles pouvaient espérer de la part de l’entreprise et peut-être donné l’occasion de faire un pas de côté, d’observer leur vie et tout ce qu’elles sacrifient à leur travail.

Regardez ce qu’il se passe à l’heure actuelle : on rappelle tout le monde au bureau. Sinon, grosso modo, c’est la porte. Mais on assiste aussi à une riposte du côté des salarié∙es, qui affirment « Vous savez, je n’ai plus très envie de travailler pour vous, pour cette boîte qui ne m’a toujours bien traité∙e, protégé∙e ou valorisé∙e par le passé. » Et je crois que cet élan n’est pas retombé, en fait. La question est de savoir jusqu’où ils et elles sont prêt∙es à aller et jusqu’où l’entreprise s’en trouvera réellement transformée.

Voyez-vous une différence avec les jeunes générations, dans leur rapport au travail et dans le fait d’oser s’exprimer ?

À l’époque où j’ai commencé à travailler, on n’allait pas voir les RH pour se plaindre. Tu souffrais en silence parce que tu ne voulais pas risquer ton poste ou ta carrière. Alors tu ne moufetais pas, tu faisais bien ton taf. En bref, on faisait avec, comme on pouvait. Avec les grands mouvements collectifs tels que #MeToo ou #BlackLivesMatter, les jeunes professionnel∙les prennent la parole et osent affirmer « Non, ça ne va pas, et on le dénonce. On veut que ça change. » Je trouve ça vraiment admirable, je le vois comme une évolution très positive. Je pense en revanche qu’il est bien difficile de prédire quelˑles professionnel∙les seront ces jeunes, qui ont 22 ans aujourd’hui, dans 10 ans.

Beaucoup de personnes, à l’instar de Marcus, que vous citiez plus haut, se sentent coincées entre passion et ambition. Y a-t-il une place pour la passion dans nos carrières à l’heure actuelle ?

La réponse dépend vraiment de chacun∙e, mais j’estime aussi que la notion de privilège n’y est pas du tout étrangère. Si vous jouissez d’une certaine sécurité financière, que vous n’avez pas d’emprunt étudiant à rembourser et qu’on peut vous ouvrir des portes dans un secteur qui vous passionne, forcément vous foncez. Et c’est alors une chance de pouvoir le faire. Mais avoir un travail passion, au risque de rien gagner ou pas beaucoup, n’est pas possible pour tout le monde. Marcus le dit très bien : il n’est pas de ceux et celles qui peuvent renoncer à une certaine stabilité financière et se lancer à fond dans leur passion, tant pis si on traverse des périodes de vache maigre. D’autres personnes seraient prêtes à tenter leur chance, sur une durée fixe ou un certain nombre de fois, et voir ce qui se passe. Et pour moi, les deux postures sont recevables.

« On te prévient qu’il te faut un diplôme pour gagner ta vie et pouvoir t’offrir un bon avenir. »

Justement, sur la question de l’argent : à quel point l’argument financier continue-t-il à peser sur le fait de “réussir” ou non une carrière ?…

Si vous regardez en arrière, avoir un diplôme en poche n’était pas un prérequis autant que ça l’est aujourd’hui. Le passage par la case études n’était pas obligatoire pour accéder à la vie de classe moyenne. C’est différent maintenant : aller à la fac ou faire une école s’ajoute à la liste des cases à cocher. On te prévient qu’il te faut un diplôme pour gagner ta vie et pouvoir t’offrir un bon avenir. Donc les gens se retrouvent à payer pour décrocher ce fameux diplôme, en pensant que ce sera le sésame d’une bonne carrière plus tard et d’une sécurité financière. Ce n’est peut-être pas si vrai que ça, quand on voit comment les gens sont endettés jusqu’au cou à la fin de leurs études (particulièrement aux Etats-unis, où vit Kayleen Schaefer, ndlr.). Ça plombe leur début de vie professionnelle, au lieu de les mettre sur les rails d’une carrière à salaire confortable.

Il faudrait revoir un peu tout ça et poser une vraie question : « Tout le monde a-t-il besoin de passer par la fac ou une école et de s’endetter de la sorte ? » Je trouve aussi qu’il serait pas mal qu’il y ait une plus grande sensibilisation et davantage de réflexion autour de la question « Est-ce que ces sommes empruntées en valent vraiment la peine ? » – du coût réel de ces emprunts sur le long terme.

Dans votre livre, vous insistez également sur le fait qu’il faille être honnête sur ce que cela réclame vraiment d’atteindre une certaine position financière ou professionnelle…

Nous venons tous de milieux sociaux différents. On l’oublie parfois quand on regarde la personne à côté de soi en mode « Comment est-ce qu’elle peut mener ce train de vie ? On a le même job, le même salaire et je n’ai clairement pas le même quotidien qu’elle ! » Je suis partisane de l’honnêteté en matière d’argent, que les gens soient transparents sur leur situation financière, même si on n’est pas toujours à l’aise avec la démarche. Chez nous c’est difficile parce que le rêve américain repose sur l’idée d’une méritocratie : si on se retrousse suffisamment les manches, on peut tous et toutes y arriver. Après les gens s’en veulent de ne pas gagner autant que le voisin ou la voisine, de ne pas avoir la même vie. Mais c’est un tort. C’est le fruit d’une inégalité structurelle qui nous précède largement et n’a pas attendu qu’on arrive dans telle boîte à tel poste pour se manifester.

Article traduit par Sophie Lecoq et édité par Clémence Lesacq ; photo : Joel Barhamand

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